« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Geneviève Azam : «Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde»

Geneviève Azam : «Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde»

[Retour à la Une*] Dans sa visée civilisatrice et libératrice, la pensée humaniste occidentale a occulté, durant de longs siècles, la dimension naturelle des sociétés et des humains. Si, aujourd’hui, la nature revient en force, elle tend paradoxalement − et dangereusement − à disparaître, à travers les avancées technoscientifiques, au nom de l’émancipation et de l’égalité entre les êtres humains. Face à l’avènement d’un « monde cyborg », il devient urgent de renouer avec la fragilité constitutive de l’homme comme de la biosphère. Trois questions à Geneviève Azam, économiste à l’Université Toulouse-Jean-Jaurès et membre du Conseil scientifique d’Attac, auteur notamment de Osons rester humain. Les impasses de la toute-puissance (Les Liens qui libèrent, 2015).

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Sciences Critiques − Quelles sont les impasses du « dualisme occidental », qui oppose radicalement nature d’un côté et société et culture humaines de l’autre ?

Geneviève Azam − L’histoire de cette séparation est longue et tourmentée. Elle donne sa pleine mesure au moment des révolutions scientifiques des XVIème et XVIIème siècle. La nature[1]NDLR : Lire la tribune libre de Dominique Bourg, Les sciences naturelles sont-elles révolutionnaires ?, 2 janvier 2016. / devient un objet qu’il faut contraindre, dont il faut percer les secrets, qu’il faut disséquer. Elle est extérieure à l’expérience des sujets humains, qui seuls constituent le monde. Elle est mise en servitude, selon l’expression de Francis Bacon, pour être mieux modelée.

La liberté des humains n’a de sens qu’à la condition de prendre en compte les limites matérielles de la Terre.

Ce dualisme anthropocentrique a fait de la nature un « environnement » à l’usage des humains, dans lequel on peut à l’infini puiser des ressources et déverser des déchets. Ceci a été amplifié avec les prémisses du capitalisme industriel, qui supposaient la possibilité d’extraction infinie des matières nécessaires à l’accumulation. La rupture des liens qui unissaient les humains et la terre, l’abandon de l’idée de Terre nourricière, le passage de principes de coopération à ceux de la concurrence, ont autorisé cette extraction sans bornes. Dans ce cadre, l’arrachement à la nature, la rupture des liens, sont civilisateurs et émancipateurs. Par conséquent, la question sociale a été amputée de toute la dimension naturelle des sociétés et des humains. Une part majeure de l’humanisme s’est construit comme « anti-nature ».

Parler de dimension naturelle ne signifie pas que sociétés et humains soient guidés par des lois dites « naturelles ». Cela signifie que la liberté des humains, leur capacité à créer des institutions, leurs choix, n’ont de sens et de durabilité qu’à la condition de prendre en compte les limites matérielles de la Terre[2]NDLR : Lire la tribune libre de François Jarrige et Jean-Louis Tornatore, Un ministère pour la transition, 15 juillet 2017. / , la complexité et la diversité des écosystèmes qui abritent les sociétés et les rendent possibles, la fragilité constitutive des humains.

Une part majeure de l’humanisme s’est construit comme anti-nature.

Ce dualisme est aussi l’outil de relégation d’êtres humains assignés à un état de nature et privés de culture : femmes[3]NDLR : Lire notre « Trois questions à… » avec Rachida Lemmaghti : « L’université n’échappe pas aux violences sexistes et sexuelles », 15 octobre 2017. / , peuples traditionnels, personnes de couleur. La déliaison a autorisé à la fois la domination de la nature et une hiérarchie sociale fondée sur le degré d’émancipation vis-à-vis des éléments naturels.

A contrario, quels sont les risques liés à la volonté de fusionner nature et société humaine que portent, par exemple, certains courants de la sociologie des sciences, du féminisme et du post-environnementalisme ainsi que les scientifiques transhumanistes ?

L’abandon du dualisme ne saurait suffire. Même si cette vision demeure dans les pensées et dans les faits, elle est en effet déjà largement déconstruite, avec la suppression d’un des deux termes de la dualité, en l’occurence la nature. La nature serait finalement une construction sociale et culturelle. Elle n’aurait pas d’existence extérieure à l’expérience humaine. Voire elle serait morte, tant la frontière entre nature et artifice n’aurait plus de sens.

Le problème aujourd’hui n’est pas seulement le dualisme entre nature et culture mais l’indistinction entre les deux pôles.

Avec cette mort, l’œuvre libératrice d’artificialisation du monde et des humains pourrait se poursuivre, s’amplifier et se radicaliser. Au lieu de cultiver la fragilité, il s’agirait de la vaincre en corrigeant les erreurs et les manques de la nature, en radicalisant la modernité technicienne[4]NDLR : Lire la tribune libre de Joël Decarsin, Impasse de la technoscience, 29 septembre 2015. / par un sursaut de rationalité instrumentale. Rien alors ne pourrait s’opposer à la commande et au contrôle du système terrestre par la géo-ingénierie, à la fusion entre machines et organismes vivants pour « sauver le vivant et la biodiversité », à la fusion du corps et de l’esprit dans un cerveau ordinateur-processeur.[5]NDLR : Consulter notre « dossier spécial » sur le transhumanisme, Le transhumanisme à l’épreuve du réel, 18 juillet 2018. /

Ce monde-là est un monde cyborg, dans lequel le monde naturel est un réseau connecté d’informations à collecter, s’approprier, organiser, contrôler et recomposer. Il s’accorde avec le néolibéralisme[6]− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Paul Jorion : « Se débarrasser du capitalisme est une question de survie », 7 octobre 2016, et la tribune libre de Christian Laval, La sociologie … Continue reading qui, après avoir décrété la fin de la société et de l’histoire, décrète la fin de la nature, absorbée dans le cycle du capital − économie verte, production et évaluation des services écosystémiques, économie de la vie, économie de la reproduction −, jusqu’aux pollutions et destructions, « internalisées » et marchandisées.

Certains courants de pensée voient dans l’hybridation entre nature et artifice, dans ce monde cyborg, des possibilités nouvelles de liberté et d’émancipation. C’est pourquoi le problème aujourd’hui n’est pas seulement le dualisme entre nature et culture mais l’indistinction entre les deux pôles. Vous évoquez les post-féministes. Elles s’opposent aux éco-féministes, en ce que ces dernières entendent bien retourner les dominations subies au titre de la nature, non pas en s’arrachant ou en s’hybridant avec des objets techniques pour se libérer des malédictions « naturelles » et des rôles qui en découlaient, mais en affirmant les valeurs associées à leur domination comme libératrices pour tous : la fragilité, le « prendre soin », l’attention, le rapport concret au monde, le souci de la vie.

Face à ce « monde cyborg », comment rester humain ? Et comment préserver et cultiver, voire valoriser − socialement parlant −, cette fragilité, salvatrice selon vous, inhérente à l’être humain comme aux écosystèmes naturels ?

L’expérience sensible de situations de non-retour − populations déplacées, zones inhabitables, réchauffement climatique[7]NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Laure Noualhat : « Les climatosceptiques se moquent de la vérité scientifique », 4 octobre 2015. / −, l’incapacité à imaginer et maîtriser les conséquences de ce que nous avons déclenché, expriment une crise de la toute-puissance.[8]NDLR : Lire le texte de Hannah Arendt, Penser ce que nous faisons, 25 mars 2017. / La philosophie, la littérature, le cinéma, la poésie en témoignent. De même, naissent ou renaissent des mouvements sociaux se situant au croisement du souci pour la Terre et de la protection de la société. En cultivant la fragilité, la lenteur, ils abandonnent le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde.

L’incapacité à imaginer et maîtriser les conséquences de ce que nous avons déclenché exprime une crise de la toute-puissance.

Les expériences de reconnexion au monde vivant, la reconnaissance de ses interdépendances et de sa complexité[9]NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Mohammed Taleb : « Oser les indisciplines de l’intuition », 16 mai 2016. / , des formes variées de coopération se multiplient en même temps que les publications de biologistes, d’écologues[10]− NDLR : Lire la tribune libre de Vincent Devictor, Qu’est-ce que l’écologie scientifique ?, 26 novembre 2016, et le texte de l’appel lancé, en novembre 2017, par plus de … Continue reading, d’observateurs amateurs. Alors que dominaient les valeurs de la compétition et de la prédation pour expliquer l’évolution du monde vivant et les relations entre les espèces, les observations illustrant la coopération, l’association, l’attention et l’entraide, déjà connues depuis plus d’un siècle, conduisent à l’abandon d’une vision compétitive de la nature, ou seulement compétitive, abandon qui donne les chances de ne plus avoir à s’en extraire pour faire société.

Les relations retrouvées avec les « non-humains », ou les « autres qu’humains », ne sauraient cependant lisser la violence des catastrophes que nous affrontons déjà. La force de certains de ces évènements est de l’ordre de l’inhumain, d’un domaine hors de portée des humains, d’une extériorité radicale, effacée de notre imaginaire rationnel et progressiste comme traces de terreurs bibliques, obscurantistes et d’arrière-garde et remplacée par le tout-puissant discours techno-économique[11]NDLR : Lire le texte de Geneviève Azam, Dominique Bourg et Jacques Testart, Subordonner les technosciences à l’éthique, 15 février 2017. / réduisant l’inhumain à des défaillances de l’humain ou à des erreurs de management de « l’entreprise Terre », qu’il faudrait corriger.

Oser rester humain, c’est faire l’expérience concrète des limites.

Oser rester humain, c’est faire l’expérience concrète des limites, signifiées par une Terre exténuée et des sociétés en déshérence. Alors que la Terre est capturée par la course capitaliste, d’autant plus rapide que l’espace se rétrécit, l’expérience directe, longtemps dévaluée, la lenteur et les expériences multiples de décroissance, de désobéissance, d’occupation patiente d’un territoire ou d’un lieu, de reconquête des techniques[12]NDLR : Lire la tribune libre d’Alain Gras, Qu’est-ce que le progrès technique ?, 26 août 2015. / avec les low tech, le refus de la laideur, donnent une chance d’éprouver à nouveau une présence au monde, une attention, sans lesquelles aucun espace politique n’est vraiment possible.

Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

*Parce que les écrits, même sur Internet, ne restent pas toujours, nous avons entrepris en 2024 de republier 30 des textes (tribunes libres, « Grands Entretiens », reportages, enquêtes…) que nous avons mis en ligne depuis février 2015. Cet entretien a été publié pour la première fois le 15 septembre 2018.

> Photo à la Une : « Fragility, purity, simplicity, softness… The soul of imagoism » (Jack / Licence CC)

> Photo « Cyborg » : Dan Sakamoto / Licence CC

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References

References
1 NDLR : Lire la tribune libre de Dominique Bourg, Les sciences naturelles sont-elles révolutionnaires ?, 2 janvier 2016. /
2 NDLR : Lire la tribune libre de François Jarrige et Jean-Louis Tornatore, Un ministère pour la transition, 15 juillet 2017. /
3 NDLR : Lire notre « Trois questions à… » avec Rachida Lemmaghti : « L’université n’échappe pas aux violences sexistes et sexuelles », 15 octobre 2017. /
4 NDLR : Lire la tribune libre de Joël Decarsin, Impasse de la technoscience, 29 septembre 2015. /
5 NDLR : Consulter notre « dossier spécial » sur le transhumanisme, Le transhumanisme à l’épreuve du réel, 18 juillet 2018. /
6 NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Paul Jorion : « Se débarrasser du capitalisme est une question de survie », 7 octobre 2016, et la tribune libre de Christian Laval, La sociologie contre le néolibéralisme, 28 février 2017. /
7 NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Laure Noualhat : « Les climatosceptiques se moquent de la vérité scientifique », 4 octobre 2015. /
8 NDLR : Lire le texte de Hannah Arendt, Penser ce que nous faisons, 25 mars 2017. /
9 NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Mohammed Taleb : « Oser les indisciplines de l’intuition », 16 mai 2016. /
10 NDLR : Lire la tribune libre de Vincent Devictor, Qu’est-ce que l’écologie scientifique ?, 26 novembre 2016, et le texte de l’appel lancé, en novembre 2017, par plus de 15 000 scientifiques de 184 pays : Second avertissement à l’humanité, 30 octobre 2017. /
11 NDLR : Lire le texte de Geneviève Azam, Dominique Bourg et Jacques Testart, Subordonner les technosciences à l’éthique, 15 février 2017. /
12 NDLR : Lire la tribune libre d’Alain Gras, Qu’est-ce que le progrès technique ?, 26 août 2015. /

Un commentaire

  1. concernant le passage de Geneviève: Si, aujourd’hui, la nature revient en force, elle tend paradoxalement − et dangereusement − à disparaître, à travers les avancées technoscientifiques,
    je mentionnerai sans effet signifiant (comprenne qui pourra) que cette dernière (la nature) est en mutation permanente du à anthropocène, aussi elle revient en force (laissée en désuétude faute de projets autonomes non conventionnels), mais sans arrêt modifiée par les attentes démonstratives rebelles des humains et leurs supposé impact, réchauffement, et surtout nanotech et idéologie de développement néo-libérale (qui se confond au niveau des moyens avec les impacts de projets prétendus de développement des hubs tels qu’ils soient: énergétiques, transports, rappel au temps et a sa valeur contemplative).
    ce commentaire juste pour rappeler que le nom ne fait pas le contenu………
    A l’anarchie, la vraie

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