« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Mohammed Taleb : «Oser les indisciplines de l’intuition»

Mohammed Taleb : «Oser les indisciplines de l’intuition»

Écrivain algérien, Mohammed Taleb travaille dans les domaines de l’éducation relative à l’environnement, de l’écologie dans les pays du Sud, et de l’histoire de la littérature. L’un de ses ouvrages, Theodore Roszak, vers une écopsychologie libératrice, critique la démesure quantitative contemporaine et présente un nouveau champ alliant raison et imaginaire : l’écopsychologie.

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Sciences Critiques – Qu’est-ce que l’écopsychologie ?

Mohammed Taleb – Définir l’écopsychologie ne va pas de soi, car si l’usage de ce terme tend à se développer, sa signification profonde n’est pas encore stabilisée. Cela signifie que plusieurs définitions de l’écopsychologie existent simultanément. A gros traits, on peut dire que l’écopsychologie repose sur une double intuition. La première est qu’il existe une relation intime, profonde entre, d’une part, un certain nombre de pathologies humaines, de blessures anthropologiques, et, d’autre part, l’état de santé de la planète. Il est vrai que l’on peut aisément constater les liens entre les blessures que des hommes et des femmes portent, à la fois individuellement et collectivement, et les blessures infligées à la terre. Deux exemples évidents : l’impact sanitaire psychophysiologique de la dégradation de l’environnement, du problème de l’amiante à celui de la « vache folle », et, l’impact, également psychophysiologique du changement climatique qui génère, chaque année, son cortège de « réfugiés » ou de « déplacés » climatiques.

La deuxième intuition de l’écopsychologie réside dans la proposition inverse : il y a une relation intime, profonde, entre le processus de guérison des blessures anthropologiques et le processus de guérison des blessures écologiques. Cela signifie que l’on ne peut pas envisager un bien-être individuel ou collectif à l’ombre d’une planète malmenée. Et la relation est dialectique : il ne peut pas y avoir de résolution de la crise écologique s’il n’y a pas une métamorphose de la psyché, de l’âme, de la conscience, de la façon dont nous envisageons notre existence, psychique et matérielle.

On ne peut pas envisager un bien-être individuel ou collectif à l’ombre d’une planète malmenée.

Ce double mouvement se déploie à l’interface entre la nature vivante qui nous environne et notre nature intérieure, ce qui nous constitue comme humain. L’écopsychologie est née de cette tension créatrice entre écologie et psychologie. En ce sens, l’écopsychologie n’est pas une sous-discipline de la psychologie, ni non plus une sous-discipline de l’écologie. Elle représente un troisième champ. Un troisième champ en émergence, champ de connaissances et de pratiques. Quand nous explorons ce champ écopsychologique, nous nous apercevons assez vite que sa nature est transdisciplinaire. Non seulement l’écopsychologie ne se limite pas au dialogue entre écologie et psychologie, mais, bien plus que cela, elle mobilise la philosophie, l’histoire − l’histoire sociale, l’histoire culturelle −, et d’autres sciences sociales, comme l’anthropologie, la théologie, les savoirs, les savoir-faire ainsi que les savoir-être.

Le terme de « transdisciplinarité » paraît central ici. Pourriez-vous nous décrire les interactions et points de jonction entre l’écopsychologie et les différentes disciplines que vous venez de citer ?

Pour répondre à cette importante question, j’aimerais citer l’un des articles de la « Charte de la Transdisciplinarité », qui a été rendue publique à l’issue du Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité[1]− Le Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité s’est tenu, du 2 au 7 novembre 1994, à Arribida, au Portugal. / , organisé sous le parrainage de l’Unesco.  Le peintre Lima de Freitas, le philosophe Edgar Morin et le physicien-théoricien Basarab Nicolescu rédigèrent cette charte. Cet article stipule : « La vision transdisciplinaire est résolument ouverte, dans la mesure où elle dépasse le domaine des sciences exactes par leur dialogue et leur réconciliation, non seulement avec les sciences humaines, mais aussi avec l’art, la littérature, la poésie et l’expérience intérieure. » Cet aspect est important à souligner car le préfixe « trans » ne signifie pas uniquement à « travers », mais aussi « au-delà ». La transdisciplinarité est une démarche philosophique et méthodologique par laquelle nous allons à « travers » les disciplines, mais aussi « au-delà » d’elles. C’est pourquoi, la transdisciplinarité affirmée par l’écopsychologie nous appelle, par-delà les cloisons disciplinaires − mais sans dissoudre les disciplines dans un magma informe −, à oser les indisciplines de l’intuition, de l’imagination active, de la vision, de l’expérience sensorielle, des histoires de vie, des rêves et des espérances.

La transdisciplinarité nous appelle à aller « au-delà » des disciplines.

Cette dimension transdisciplinaire permet d’entrer dans le champ de l’écopsychologie en traversant de très nombreuses portes, qui sont en fait des ponts. Je prendrais trois illustrations. La rencontre entre l’écopsychologie et le féminisme est au cœur du projet de l’écoféminisme, tel qu’il est envisagé par des figures aussi éminentes que l’Indienne Vandana Shiva, l’Etatsunienne Starhawk ou la Brésilienne Ivone Gebara. Les rencontres entre l’écopsychologie et les sciences de l’éducation ont largement enfanté l’écoformation, élaborée par Gaston Pineau ou René Barbier. Ici, c’est la notion d’une « conscience écologique » qui est importante. On peut également entrer dans le domaine de l’écopsychologie en empruntant le chemin de la spiritualité. Le Canadien David Suzuki, le Brésilien Leonardo Boff sont des artisans de ces synergies. Là, l’enjeu est de valoriser la dimension écologique des cultures spirituelles. Ne serait-ce que pour mieux comprendre et préserver les populations du monde pour lesquelles la spiritualité est une donnée essentielle de l’existence.

PhotoM.Taleb
> Mohammed Taleb, philosophe algérien, enseignant en écopsychologie, spécialiste des interactions entre écologie, critique sociale, spiritualité et science. / Crédit DR.

Dans quel contexte politique, économique et culturel la préoccupation écopsychologique est-elle née ?

C’est l’historien, écrivain, militant et critique culturel étatsunien Theodore Roszak (1933-2011) qui a forgé la notion dans son œuvre majeure − restée non traduite en français jusqu’à ce jour − The Voice of the Earth : An Exploration of Ecopsychology, publiée en 1992. Mais en fait, comme je l’ai montré dans le livre que je lui ai consacré[2]− Mohammed Taleb, Theodore Roszak vers une écopsychologie libératrice, Editions Le Passager Clandestin, mars 2015. / , l’essentiel de sa pensée était déjà présent dans ses travaux des années 1960-1970. Dès les années 1960, il fait partie de la gauche radicale aux Etats-Unis et accompagne tout le mouvement de la jeunesse urbaine qui est en train de remettre en cause les fondements de l’Amérique traditionnelle et conservatrice, dans un effort de déconstruction du « rêve américain » et de la technocratie. Theodore Roszak a utilisé et popularisé la formule de « Contre-culture » pour présenter cette effervescence : opposition à la guerre au Vietnam, nécessité de trouver de nouveaux modes de consommation, une nouvelle organisation de la Cité, une nouvelle esthétique, une nouvelle musique, une nouvelle poésie − tout le mouvement de la Beat Generation −, mais également une dynamique de solidarité avec les Noirs et les Indiens.

Mais, pour Theodore Roszak, si on souhaite que la critique de la technocratie soit conséquente, sérieuse, authentique, on ne peut se contenter de la résistance, de la contestation. Il faut aussi envisager une alternative. Or, il ne peut y avoir d’alternative sans mémoire. Aux grands récits de la modernité marchande − idéologie du Progrès, libéralisme, bourgeoisisme et consumérisme, etc. −, le défi est de proposer une narration alternative. Dans son livre Vers une contre-culture. Réflexions sur la société technocratique et l’opposition de la jeunesse (1970), Theodore Roszak propose plusieurs pistes artistiques, éthiques, philosophiques, esthétiques, scientifiques. Parmi elles, il cite et présente l’Anglais William Blake (1757-1827) ou l’Allemand Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832).

L’enjeu est d’élaborer une conception alternative au réductionnisme, qui prenne appui sur une nouvelle alliance entre la matière et l’esprit.

Si je mets l’accent sur cet aspect de l’écopsychologie, c’est simplement pour dire que, s’il s’agit d’un paradigme relativement nouveau, il plonge ses racines dans des courants de pensées très anciens. Mais, c’est au début des années 1990 que l’écopsychologie prend son envol. Là, des dizaines de psychologues, d’écologistes, d’artistes, de militants s’engagent dans une réflexion commune. L’enjeu pour eux est d’élaborer une conception alternative au réductionnisme, une alternative qui prenne appui sur une nouvelle alliance entre la matière et l’esprit − récusant aussi bien le matérialisme grossier qu’un spiritualisme aliénant −, entre l’âme et les concrétudes du monde physique, entre le tangible et le symbolique. Dit autrement, le projet de l’écopsychologie est de donner une âme, une conscience à l’écologie, à notre quête de sortie de la crise environnementale. Sans cette conscience, l’écologie restera ce qu’elle est à l’heure actuelle avec le développement durable : un simple formatage du capitalisme, la réponse technique à un problème civilisationnel.

De quel type de « conscience » s’agit-il ?

Theodore Roszak n’est pas hostile à la science en tant que telle, mais il fait la critique d’une science étroitement quantitative, et bien sûr de la technoscience − qui n’a plus grand chose à voir avec la quête de sens de la science fondamentale. Quand il prend appui sur Goethe, c’est justement pour promouvoir une science qualitative, une science de l’attention aux détails. Goethe est un précurseur de la démarche transdisciplinaire, car, pour lui, la méthodologie scientifique doit être à la fois objective et intuitive, rationnelle et sensible. En même temps, le processus de connaissance s’accompagne aussi d’une sorte de métamorphose intérieure. Pour une raison simple : la connaissance du monde est tributaire de celui qui comprend le monde. Elle n’existe pas en dehors d’une conscience. On ne peut éjecter celui qui fait la science de l’image scientifique du monde, sauf à retomber dans les limites caricaturales du modèle scientiste et positiviste de la connaissance, qui prétendait tout mettre en équation.

Theodore Roszak nous dit, pour sa part, qu’il faut remettre en cause ce qu’il appelle la « conscience objective », qui est une conscience qui nous sépare du monde et qui, en fait, n’est pas autre chose que le cogito cartésien. Pour René Descartes, au XVIIème siècle, l’humain, au fond, se réduit à une rencontre entre une conscience personnelle rationnelle − le fameux « je pense donc je suis » − et un corps qui n’est que machine. Theodore Roszak, à la suite de Goethe, mais également d’autres auteurs, en appelle à une conscience en dialogue, une conscience élargie, une conscience capable d’accueillir la vérité des mythes, des rêves, de l’art, des projets et des espérances sociales. Autrement dit, il appelle à une réconciliation entre ce que je nomme ici le logos et le mythos.

Les notions de logos et de mythos renvoient à la philosophie grecque. Quel lien peut-on établir entre cette philosophie et l’écopsychologie ?

Lorsqu’on essaie de visualiser les intentions et les intuitions les plus profondes de l’écopsychologie, on s’aperçoit que ce nouveau paradigme est, en même temps, très ancien : il a des racines qui plongent dans l’histoire culturelle et philosophique de l’humanité. Parmi les intuitions très anciennes de l’écopsychologie, l’une d’elles renvoie directement à la philosophie grecque avec l’idée qu’il y a une unité du monde, que le monde est kòsmos et non pas chaos. Cette unité du monde, son ordonnancement reposent sur la perception de sympathies entre les choses, des correspondances, des relations qui sont symboliques et physiques. Les Stoïciens et les Néoplatoniciens donneront à cette vision du monde ses lettres de noblesse.

Le processus de connaissance s’accompagne d’une métamorphose intérieure. la connaissance du monde est tributaire de celui qui comprend le monde.

Un autre élément important, et sur lequel j’insiste beaucoup, est l’existence de deux formes langagières pour se dire, dire le monde, dire ses aspirations, ses révoltes : le logos et le mythos. L’écopsychologie fait dialoguer ces deux formes, qui ont la même dignité, qui sont complémentaires et qui disent toutes les deux la vérité, selon leurs modes propres. La première forme langagière est bien évidemment le logos, c’est-à-dire la compréhension rationnelle du monde. Il n’y a pas de connaissance sans rationalité. Il n’y a pas d’aventure humaine sans rationalité, sans esprit critique, sans le feu du doute. Le logos utilise comme matière première le concept, avec une validation par la preuve. Le mythos, lui, permet la créativité de l’imaginaire. Sans imaginaire, sans vision, il n’y a pas d’aventure humaine. Le mythos mobilise l’image et le symbole, avec comme validation l’épreuve.

Les écopsychologues pensent que, d’une certaine manière, une pensée, une culture, un individu, une société sont en état de « bonne santé », s’il y a une harmonie entre logos et mythos, entre raison et imaginaire. Nous avons absolument besoin d’une ouverture de la raison, de la rationalité, notamment scientifique, vers l’espace de l’imaginaire. C’est dans le dialogue avec l’imaginaire que la science devient une authentique quête de connaissance. Mais, lorsque la science ne dialogue plus avec le mythos, avec l’imaginaire, elle n’est plus travaillée par les questions fondamentales et devient une technoscience.

Pourriez-vous définir ce que vous entendez par « technoscience » ?

La technoscience est une caricature de science, une science purement quantitative. La technoscience est à la science ce que l’économétrie est à l’économie. Et comme, pour diverses raisons, la technoscience a besoin de gigantesques financements, et dans la mesure également où elle les trouve dans la sphère privée, et non dans l’espace public, la science tend à se réduire à une technoscience, un outil de travail du capitalisme qui produit des objets. Je prends appui ici sur les travaux de la Fondation Sciences Citoyennes qui œuvre à la « réappropriation citoyenne et démocratique de la science et de la technique afin de les mettre au service du bien commun ».

Nous avons absolument besoin d’une ouverture de la rationalité scientifique vers l’espace de l’imaginaire.

Mais, inversement, le domaine de l’imaginaire a besoin aussi de dialoguer avec la science − je parle ici bien évidemment des sciences humaines ! Ne serait-ce que pour trouver, grâce à elle, de la cohérence, pour mettre en forme sa créativité et pour organiser le dialogue entre les humains, entre les peuples, entre les civilisations. Le dialogue suppose un lieu commun, un espace commun, une grammaire commune. Sinon, c’est le repli de chacun sur soi ou la domination du Même.

9782369350279Je reprends l’analyse que fait Edgar Morin lorsqu’il soutient que le vrai clivage n’est pas entre la raison et l’irrationnel − car il s’agit là d’un bon moyen pour discréditer tout ce qui relève de l’imaginaire : c’est irrationnel, donc « ça n’existe pas » en fin de compte. Le vrai clivage se situe à l’intérieur de la raison, entre ce qu’il appelle la « raison close » et la « raison ouverte ». La « raison close » est, dans mon esprit, la raison triomphante à l’époque du capitalisme, raison utilitaire, économique, mécaniste, etc. et en même temps prétentieuse. Au XIXème siècle, avec le scientisme et le positivisme, on a eu non seulement la prétention, mais aussi la croyance, que la science était capable de dire, de révéler la totalité des significations du monde. Si bien qu’on a exclu les paroles non-scientifiques et non-rationnelles. C’était le temps colonial où les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud et du Centre avaient une pensée « pré-logique » ! Ce qu’Edgar Morin appelle la « raison ouverte » est, au contraire, une raison qui affirme sa propre nécessité, et en même temps l’ouverture, tout aussi nécessaire, à la vérité des poètes, des artistes, des visionnaires, etc. et des savoirs non formalisés, ce qu’on appelle les « savoir-faire ».

Theodore Roszak a milité toute sa vie pour que soient valorisés les savoir-faire, par exemple paysans, les savoirs des « gens de peu », comme disent les sociologues. Ce sont des savoirs qui ont été méprisés, car ils ne sont pas abstraits, académiques, masculins, urbains. Theodore Roszak dit qu’il nous faut réhabiliter ces savoir-faire pour en finir avec la domination de la technocratie. Ce qui est intéressant, philosophiquement parlant, c’est que ces savoir-faire sont souvent aussi des savoir-être : ils impliquent des rapports particuliers, notamment des rapports de respect vis-à-vis de la nature vivante. Alors que les savoirs académiques et abstraits, en général, évacuent la question éthique. Parce qu’il y a une « distance objective », le chercheur n’a pas à investir son âme, sa conscience dans la chose recherchée. Il suffit de constater la ridicule place accordée à l’éthique, à la philosophie, à l’épistémologie, à l’histoire de la discipline, dans le cursus de formation des scientifiques, notamment dans les sciences exactes et… souvent inhumaines ! On connaît le mot de Rabelais sur la question.[3]− « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » /

Vous opposez les « savoirs abstraits, académiques » aux « savoir-faire ». Vous dites notamment des premiers qu’ils sont « urbains ». Pourriez-vous nous en dire plus et resituer ces « savoirs abstraits » et ces « savoir-faire » dans leurs contextes respectifs ?

En réalité, je n’oppose pas ces savoirs les uns aux autres. C’est la société capitaliste qui organise cette opposition, en particulier par le biais d’une hiérarchie assez monstrueuse. Tout en bas, vous avez les savoir-faire, les connaissances populaires, les sciences empiriques, les techniques vernaculaires. A ce niveau, il y a une alliance assez forte entre logos, mythos et ethos. Puis, au-dessus, viennent les sciences humaines, les sciences sociales. Certes, elles sont des sciences, mais elles sont méthodologiquement impures, inexactes, insuffisamment rationnelles, car elles travaillent avec de l’anthropos. Et, enfin, arrive le sommet de la pyramide avec les sciences dures, exactes. En fait, même dans ce dernier groupe, on peut constater une hiérarchisation au profit du couple mathématiques-physique.

Parce qu’il y a une « distance objective », le chercheur n’a pas à investir son âme, sa conscience dans la chose recherchée.

Pour répondre à votre question, je prendrais le thème de l’écologie, qui est l’un des grands défis de l’heure. Ce que j’appelle « l’écologie au Nord », celle qui domine actuellement dans le monde occidental, et dans une large partie du monde, prétend être la réponse à la crise écologique, alors qu’elle projette sur l’environnement la même conception que le système qui a produit la crise. Lorsqu’on lit la littérature écologique, notamment avec le fameux développement durable, la représentation de l’environnement est tout simplement celle d’un tas de ressources. L’environnement est l’ensemble des stocks de matière qu’il faut bien gérer. Le discours de l’écologie occidentale considère que, jusqu’à présent, nous avons mal géré ces ressources, mais qu’avec les prises de conscience, nous allons pouvoir promouvoir une saine gestion environnementale. Mais, dans les deux cas, nous nous trouvons en présence de la même conception « ressourciste » où le réel a été réduit à de la matière. Ce que soutiennent les écopsychologues, c’est qu’il ne peut pas y avoir de parenté sensible, d’amitié environnementale, avec un tas de ressources.

Même s’il ne fut pas un écopsychologue, le sociologue allemand du début de XXème siècle, Max Weber, a forgé une expression qui dévoile bien la nature du problème en parlant du capitalisme comme étant un système historique générateur de « désenchantement du monde ». Un monde amputé de sa dimension culturelle, symbolique, voire spirituelle. Le monde est réduit à de la matière. Le monde est réduit à une machine. Le temps du capitalisme est le temps de la pensée mécaniste par excellence.

Le monde est réduit à de la matière, à une machine.

Dans les pays du Sud, que ce soit en Inde, dans le monde arabe, en Afrique noire, en Amazonie ou bien chez les peuples autochtones, même chez les Amérindiens en Amérique du Nord, il est intéressant de voir que l’écologie possède un autre visage et un autre contenu : la nature vivante a une âme, une profondeur symbolique, spirituelle, que les Anciens appelaient l’« Âme du monde », l’anima mundi, nafs al-Kulliya, l’Âme universelle, etc. Le réel est envisagé par ces philosophies de l’Âme du monde comme une alchimie entre matière et symbole. Personne ne va nier la dimension matérielle, « ressource », objectivable de la nature vivante, mais elle porte aussi des significations imaginaires, esthétiques, religieuses, sociales. Pour reprendre une problématique marxienne, c’est peut-être dans le passage de la « valeur d’usage » à la « valeur d’échange » que réside la clé pour comprendre le désenchantement capitaliste du monde. Réduites à leur « valeur d’échange », les réalités, les concrétudes du monde, les paysages, les éléments sont littéralement réifiés, chosifiés.

Vous avez souligné l’influence de la philosophie grecque sur l’écopsychologie. D’autres courants de pensée ont-ils joué un rôle dans le développement de la réflexion écopsychologique ?

L’écopsychologie, en tant qu’elle affirme l’existence d’un continuum entre la vie de l’âme et l’Âme du monde, entre la vie intérieure et la Nature vivante, n’est pas propre à la sphère occidentale. Toutes les cultures du monde, en Orient et en Occident, au Sud et au Nord de la planète, possèdent virtuellement leur écopsychologie. Et là, les sources d’inspirations foisonnent, et parfois se fécondent mutuellement. Nous allons, par exemple, retrouver le meilleur de la sagesse grecque ancienne, singulièrement les traditions néoplatonicienne et aristotélicienne, dans la philosophie arabo-islamique. De même, la tradition alchimique, dans ses sources grecques, égyptiennes et arabes, va fertiliser une part de ce que j’appelle « l’écohumanisme » propre au premier humanisme de la Renaissance des XIVème et XVIème siècle − Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, Paracelse, Robert Fludd, etc. D’ailleurs, cet humanisme-là, qui a ma préférence, sera détrôné par un second humanisme, de facture plutôt galiléenne et cartésienne, et qui prendra son envol à la fin du XVIème siècle et tout au long du XVIIème siècle.

Avec l’humanisme cartésien, qui continue à dominer aujourd’hui, la nature doit être soumise.

La différence entre ces deux humanismes est que l’humain n’est pas envisagé de la même façon. Avec l’humanisme cartésien, qui continue à dominer aujourd’hui, l’humain est en dernière instance une conscience personnelle rationnelle − le fameux cogito. Tout le reste n’est que machine. Le corps humain, le monde animal, la terre : tout est machine − et la nature doit être soumise. L’humain ne porte de spécifiquement humain qu’une intelligence rationnelle. Alors que dans le premier humanisme, qui est celui des écopsychologues de maintenant, il y a l’intuition que l’humain est humain et assume son humanitas à partir du moment où il prend conscience qu’à l’intérieur de lui, dans son âme, dans sa psyché si on veut, il y a la nature vivante, tout le cosmos, tout l’univers. L’humain est humain en tant qu’il est homo universalis : un humain universel, un humain qui porte l’univers. Dans le vocabulaire du courant écohumaniste, il est aussi microcosmos : un univers, un cosmos en miniature. Pour reprendre une formule qui m’est personnelle, je dirais que cet humanisme-là est un humanisme écologique ou cosmique. Et l’écopsychologie reprend à son compte cette vision cosmique de l’anthropologie. L’anthropologie ne peut pas être séparée de la nature vivante, et au-delà, du cosmos.

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> Les nouveaux quartiers de Suzhou, dans les environs de Shanghai, en Chine, en mai 2015. / Crédit Edouard V. Piely.

Vous semblez dire que l’écopsychologie permet de prendre conscience de notre humanité et de ce qui la constitue. Plus concrètement, quel rôle l’écopsychologie peut-elle jouer aujourd’hui dans nos sociétés et nos vies. Autrement dit, quelles sont ses pratiques possibles ?

Pour moi, et c’est actuellement le plus important, le défi est justement de faire comprendre que l’écopsychologie ne relève pas d’abord d’une pratique. Il faut sortir de la conception utilitaire − l’écopsychologie est intéressante parce qu’elle permet de « faire ceci ou cela » dans nos pratiques quotidiennes ou professionnelles −, même si elle peut avoir des incidences. Je trouve dommage que l’écopsychologie soit réduite comme souvent à une « écopsychologie pratique » qui, au fond, relève davantage d’un « développement personnel » écologisé, ce qui n’est pas ma tasse de thé.

L’écopsychologie doit être l’occasion pour des mouvements alternatifs au Nord de retrouver une mémoire perdue.

L’écopsychologie devrait être une occasion pour des mouvements alternatifs, sociaux, artistiques, militants, au Nord, de retrouver une mémoire perdue. Il ne peut pas y avoir d’alternative − l’alternative en tant que projection sur le futur −, de projet de transformation du monde, de projet de vraie transition, de métamorphose du présent et de l’avenir vers une société plus égalitaire, plus juste et plus écologique, sur fond d’amnésie. Nous avons absolument besoin de donner une mémoire aux alternatives : c’est ce qui leur donnera une profondeur culturelle et une légitimité historique. L’écopsychologie permet ce travail de remémoration. Elle nous permet, par exemple, d’explorer et de retrouver les qualités, les vertus, les actualités d’une grande partie du romantisme révolutionnaire, qu’il soit allemand, anglais, irlandais, arabe, étasunien. Le romantisme a été l’une des principales matrices de l’écopsychologie, et la première protestation culturelle contre le désenchantement capitaliste du monde, pour reprendre une idée de Michael Löwy, à laquelle je souscris tout à fait.

Nous avons besoin d’explorer la mémoire culturelle des peuples de l’humanité pour donner à nos gestes alternatifs une culture, une densité, une intensité. Si on ne se donne pas une mémoire, si nous sommes amnésiques, et si nous envisageons pourtant de transformer le monde, ces transformations seront, comme souvent, récupérées, dévoyées, captées par le système marchand. L’écopsychologie est une belle occasion pour sortir de l’amnésie. Theodore Roszak a fait ce travail de remémoration vers les traditions alchimiques, vers les savoir-faire féminins des campagnes, vers la tradition des « sorcières », de Johann von Goethe, William Blake. Un autre écopsychologue a également fait ce travail important − il est mort la même année que Theodore Roszak, en 2011 : James Hillman, psychologue jungien, qui a préfacé le gros ouvrage collectif de Thedore Roszak − écrit avec la complicité de la psychologue Mary E. Gomes et du psychiatre Allen D. Kanner −, Ecopsychology : Restoring the Earth, Healing the Mind (1995). James Hillman développe l’idée qu’il est nécessaire de donner à nos perspectives d’avenir la mémoire la plus grande.

Nous avons besoin d’explorer la mémoire culturelle des peuples de l’humanité pour donner à nos gestes alternatifs une culture, une densité, une intensité.

Sur un terrain plus pratico-pratique, et pour revenir à votre question, il y a un champ extrêmement intéressant où l’écopsychologie est sollicitée, c’est le champ de la santé mentale. On parlera alors d’écothérapie. Dans des instituts spécialisés, par exemple, certaines pathologies comme l’autisme ou l’hyperactivité sont abordées avec des résultats intéressants par un accompagnement thérapeutique « naturel » − introduction d’animaux, création de potagers, etc. C’est relativement nouveau, et il y a de plus en plus de travaux. C’est une bonne piste. Sous un autre angle, plus socio-politique, l’écopsychologie peut contribuer à un dialogue assez profond, un dialogue fraternel avec l’Éducation relative à l’Environnement. A l’échelle internationale, dans la communauté des chercheurs et des praticiens, il y a, au sein de cette discipline, plusieurs courants de pensée qui refusent de se soumettre au paradigme du développement durable. Ils mettent en évidence l’existence d’autres alternatives comme la simplicité volontaire, la décroissance, l’écosocialisme, l’écodéveloppement, le buen vivir des Amérindiens, le municipalisme libertaire de Murray Bookchin. Pour eux, le développement durable fait partie du problème plus que de la solution.

Or, le développement durable, soutenu par la rhétorique techniciste du progrès et de la « croissance verte » qui l’accompagne, bénéficie d’une tribune politique et médiatique quasi omniprésente…

L’écopsychologie appelle les militants, les citoyens et les sociétés à faire un travail fondamental, celui de la clarification des valeurs. Il faut partir de l’idée que, premièrement, les mots sont importants. Deuxièmement, pourquoi utiliser les mots du système marchand pour dire nos espérances ? N’aurait-on pas aussi besoin, sur le terrain même du langage, de « décoloniser l’imaginaire », comme le dit Serge Latouche ? Et pour décoloniser nos langages, on a besoin de faire un saut.

Le langage des sciences humaines doit sortir de la dépendance à l’égard des sciences DURes.

Un sociologue et philosophe écosocialiste que j’apprécie beaucoup, et que je citais précédemment, Michael Löwy, rappelle que le langage de la sociologie et des sciences humaines doit sortir de la dépendance à l’égard des sciences exactes, des sciences dures, notamment de la physique et des mathématiques. Pour Löwy, le langage des sciences sociales devrait visiter le champ lexical de l’art, de la poésie, de la culture, des religions, de la théologie, et même de l’ésotérisme. Nous y trouverons des formes langagières parfois plus proches de la réalité humaine que le langage de la chimie, de la biologie, de la physique et des mathématiques. Et l’écopsychologie appelle précisément à ces renouvellements langagiers. Non pour abandonner le logos, mais pour penser les alliances nouvelles entre logos et mythos.

Propos recueillis par Edouard V. Piely, journaliste / Sciences Critiques.

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References

References
1 − Le Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité s’est tenu, du 2 au 7 novembre 1994, à Arribida, au Portugal. /
2 − Mohammed Taleb, Theodore Roszak vers une écopsychologie libératrice, Editions Le Passager Clandestin, mars 2015. /
3 − « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » /

3 Commentaires

  1. Le matérialisme exacerbé a, hélas, tué la nature spirituelle de l’humain.

    L’être humain est comme un oiseau qui a deux ailes, celle de la science et celle de la spiritualité.

    S’il développe celle de la science au détriment de celle de la spiritualité, il tombera inévitablement dans le positivisme, le scientisme et le matérialisme à outrance.

    Inversement, s’il développe “seulement” l’aile de la spiritualité, l’homme sombrera dans le fétichisme et dans la naïveté.
    En conséquence les deux ailes doivent être développées à l’excellence.

  2. Je n’ai pas encore lu l’article entièrement, mais il me semble en accord avec mes idées si ce n’est qu’il faudrait sortir de cette dialectique abrupte car il n’est pas de recto sans verso, etc. Très intéressant : sera lu ! Merci.

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