« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Régis Aubry : «Le système de soins actuel favorise une forme de maltraitance par défaut d’humanité»

Régis Aubry : «Le système de soins actuel favorise une forme de maltraitance par défaut d’humanité»

Dans un avis rendu public fin 2022 et remis au ministre de la Santé, François Braun, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) tire les « leçons de la crise sanitaire et hospitalière ». Selon le CCNE, l’épidémie de Covid-19 a révélé une « crise morale » au sein de l’hôpital public et la souffrance des professionnels de santé. Parmi les maux qui touchent le système de santé français : la « technicisation » accrue de la pratique soignante, qui privilégie les actes techniques au détriment de la relation de soin. Trois questions à Régis Aubry, chef du service de soins palliatifs du centre hospitalier universitaire (CHU) de Besançon et rapporteur de l’avis du CCNE.

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Sciences Critiques − Comment, dans votre pratique quotidienne, la technique déshumanise-t-elle votre métier et vous éloigne-t-elle de plus en plus des valeurs éthiques du soin ? Plus globalement, comment la dimension relationnelle du soin évolue-t-elle au sein de l’hôpital public ?

Régis Aubry − Le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) fait le constat qu’à mesure que se développe la médecine dans ses aspects scientifiques et techniques, se réduit la part purement clinique et relationnelle du soin et de la médecine. On ne peut pas, bien entendu, contester les progrès générés par ces avancées scientifiques et techniques. Sauf à être révisionniste, nul ne peut ignorer les formidables développements de la médecine ces cinquante dernières années.

 

Le temps de l’écoute des malades est un temps qui s’estompe au profit de la technique. Ce temps est pourtant essentiel.

 

Néanmoins, force est de constater qu’une pratique essentielle de la médecine s’étiole à mesure que la technique prend une part importante dans le quotidien des acteurs de santé : celle de la relation, de la communication et de la réflexion. Le temps de l’écoute de la souffrance des malades est en effet un temps qui a tendance à s’estomper au profit de la technique. Ce temps est pourtant essentiel. La personne malade est une personne experte. Elle est experte d’elle-même. Elle est la seule qui se connaisse aussi bien. Elle est la seule personne qui peut exprimer ce qu’elle ressent. C’est grâce à elle que la sémiologie médicale s’est développée. C’est sa parole qui devrait guider nos pas.

Qui plus est, la parole de la personne qui rencontre l’écoute d’un professionnel de santé est un véritable outil de soin. On peut même dire que l’écoute est un soin quand il s’agit d’être attentif à la souffrance d’autrui[1]NDLR : Lire la tribune libre de Roland Gori et Marie-José Del Volgo, Stop au gâchis humain !, 25 janvier 2020. C’est également la parole et l’écoute qui facilitent le cheminement des personnes malades dans un véritable processus d’accompagnement, qui peut conduire à l’acceptation d’une maladie très grave, voire mortelle.

 

 

Sur un autre plan, et parce que les avancées scientifiques et techniques contribuent à générer des situations complexes en médecine – corrélativement aux véritables progrès qui aboutissent à la guérison de nombreuses maladies –, la communication entre professionnels de santé est extrêmement importante. A l’instar des travaux d’Edgar Morin[2]NDLR : Lire notre article : Edgar Morin pense les mots de l’humanité, 20 janvier 2018. sur la complexité dans le champ de la santé, on peut faire le constat aujourd’hui que, face aux situations très complexes, engendrées par les avancées techniques et scientifiques de la médecine, l’action médicale juste doit être le fruit très fréquemment de discussions préalables avec le patient et entre professionnels concernés, de métiers et de formation différents.

 

La parole de la personne qui rencontre l’écoute d’un professionnel de santé est un véritable outil de soin. L’écoute est un soin quand il s’agit d’être attentif à la souffrance d’autrui.

 

Faut-il faire au seul motif que l’on sait faire, si faire peut engendrer plus de souffrance que de bien-être ?[3]NDLR : Lire notre « Trois questions à » Patrick Chastenet : « Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout », 15 septembre 2020. C’est à cette question fondamentale que des professionnels doivent répondre. Et pour aborder la question de la complexité, il est nécessaire que ces professionnels travaillent en interdisciplinarité. Croiser les regards sur un sujet complexe, associer la personne malade, mais associer également des professionnels de santé dont, dans la hiérarchie actuelle du fonctionnement de la médecine, la parole est souvent escamotée – je pense particulièrement aux aides-soignants et aides-soignantes, aux infirmiers et infirmières – est une nécessité pour apporter la réponse la plus adaptée, la plus ajustée, à la fois à la maladie mais, surtout, à la personne dans son environnement.

Il faut noter que cette part importante du soin que sont l’écoute et la communication ne sont malheureusement pas valorisée dans les systèmes de tarification et de valorisation actuels des soins. C’est le cas pour les acteurs libéraux : la médecine à l’acte ne favorise pas les temps d’écoute, qui peuvent être longs. En milieu hospitalier, la tarification à l’activité, qui est un outil de performance dont nul ne conteste la pertinence, a entraîné une perversion de son usage, avec un désinvestissement de ce qui n’est pas valorisé et tarifé, en l’occurrence, ces points dont nous discutons. Le résultat s’avère paradoxal, dans la mesure où ce système favorise une forme de maltraitance par défaut d’humanité.

 

« Le temps des soignants croise de moins en moins celui des malades », est-il écrit dans l’avis du CCNE. Pourquoi ? Quelle est la place des actes techniques dans cet état de fait ? Et comment y remédier ? Comment redonner du sens aux métiers de soignant ?

Comme le mentionne le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) dans ses derniers avis, le temps des professionnels de santé ne croise plus, ou de moins en moins, le temps des malades. L’avis du CCNE estime d’ailleurs que ce « diastasis » participe probablement des causes de la crise de notre système de soins actuel.

 

Pour les professionnels de santé, l’altération de la communication, avec les malades comme au sein des équipes, génère une véritable “souffrance éthique” et interroge la question du sens de leur métier.

 

Du côté des personnes malades, ne plus pouvoir être entendu ou plus suffisamment entendu contribue à une rupture de la confiance, qui est pourtant le nœud gordien de l’exercice du soin. Cette rupture ou cette insuffisance de communication peut générer une altération de la confiance dans les professionnels de santé, voire dans la médecine. Il me semble que nous en voyons l’expression, en particulier depuis la crise sanitaire[4]NDLR : Voir notre dossier spécial sur la crise politico-sanitaire du Covid 19., au sujet des vaccins comme à travers la remise en question de la valeur de la science[5]NDLR : Lire notre « Trois questions à » Jacques Testart : « La gestion de l’urgence s’accorde mal avec la science », 29 avril 2020..

Du côté des professionnels de santé, cette réalité génère ce que la chercheuse canadienne Lyse Langlois a appelé une véritable « souffrance éthique ». Cela signifie que, pour les professionnels de santé, cette altération de la communication, aussi bien avec les malades qu’au sein des équipes de soins, interroge la question du sens de leur métier, de ce que soigner veut dire. Qu’est-ce que soigner veut dire lorsque certains professionnels ne comprennent pas, voire ne partagent pas, les orientations de certains traitements ? Qu’est-ce que soigner veut dire lorsque l’on n’a plus le temps d’écouter ce qu’ont à dire les principaux intéressés que sont les personnes malades ?

 

Le système de santé français est considéré par certains observateurs comme trop hiérarchisé et construit autour de la seule figure du médecin. Comment reconsidérer et valoriser les autres savoirs, notamment ceux des infirmières, des infirmiers et des sages-femmes ?

Il faudrait reconnaître ces temps comme des temps essentiels, comme de véritables fondements du système de santé. Le temps de l’écoute des malades, le temps de l’accompagnement des personnes en souffrance, le temps de l’accompagnement des proches, qui sont souvent très impliqués lorsque les personnes malades sont en situation de vulnérabilité, mais aussi le temps pour aborder la réalité complexe des questions, la dimension éthique du soin, etc. Ces temps doivent être reconnus. Ils doivent être valorisés. Ils doivent être enseignés.

 

Manifestation de l’ensemble des personnels soignants en grève, à Paris, devant le ministère de la Santé, le 16 juin 2020, lors de la journée de mobilisation nationale intersyndicale. (Force Ouvrière/Flickr)

 

Malheureusement, et ceci est particulièrement vrai pour les médecins, la formation médicale, à mesure que la dimension scientifique et technique se développait, a petit à petit fait disparaître ce que l’on nommait auparavant les « humanités médicales », à savoir : apprendre à réfléchir, apprendre à douter, apprendre à se questionner, apprendre à débattre autour de questions complexes, apprendre à écouter, etc. On voit que la formation, qu’elle soit initiale ou continue, est un levier essentiel pour la réforme du système de soins[6]NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Joël Spiroux de Vendômois : « Le XXIème siècle doit devenir le siècle de l’hygiène chimique », 10 juin 2016..

De la même manière, à mesure que le système engendre des situations de grandes complexités, du fait de ces mêmes avancées scientifiques et techniques, il est nécessaire de reconsidérer la place des acteurs du système de soins. Lorsqu’un questionnement éthique se pose, par exemple, la hiérarchie doit s’estomper pour permettre précisément à ce questionnement de se déployer pleinement. Chacun, de là où il se situe professionnellement, à un regard différent sur la question éthique posée et il n’y a pas de hiérarchie de valeur en éthique.

 

Lorsqu’un questionnement éthique se pose, la hiérarchie doit s’estomper pour permettre précisément à ce questionnement de se déployer pleinement.

 

Apprendre à débattre, apprendre à écouter, apprendre à prendre en compte l’avis d’autrui, apprendre à changer sa position face aux propos argumentés d’autrui, voici ce qui devrait être développé pour aborder la réalité des situations complexes actuelles et, plus encore, à venir. La hiérarchie dans notre système de soins, avec, du côté des professionnels de santé, le médecin au sommet et, du côté des organisations, les directeurs d’établissements en haut, doit être repensée.

L’avis du CCNE insiste beaucoup sur la nécessité de considérer qu’un acteur n’est acteur que s’il participe au système. Sans quoi, il le subit. Ceci doit se traduire par une autre organisation du système de soins, avec une réflexion sur la notion de « dé-hiérarchisation ». Au minimum, la hiérarchie ne doit plus être pensée dans une vision autoritariste. C’est pourquoi, le CCNE encourage à une réforme profonde des organisations en santé, avec une participation active des malades et des acteurs du soin au niveau de la gouvernance du système.

Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

> Photo de Une et photo pano : Manifestation de l’ensemble des personnels soignants en grève, à Paris, devant le ministère de la Santé, le 16 juin 2020, lors de la journée de mobilisation nationale intersyndicale. (Force Ouvrière/Flickr)

 

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References

References
1 NDLR : Lire la tribune libre de Roland Gori et Marie-José Del Volgo, Stop au gâchis humain !, 25 janvier 2020.
2 NDLR : Lire notre article : Edgar Morin pense les mots de l’humanité, 20 janvier 2018.
3 NDLR : Lire notre « Trois questions à » Patrick Chastenet : « Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout », 15 septembre 2020.
4 NDLR : Voir notre dossier spécial sur la crise politico-sanitaire du Covid 19.
5 NDLR : Lire notre « Trois questions à » Jacques Testart : « La gestion de l’urgence s’accorde mal avec la science », 29 avril 2020.
6 NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Joël Spiroux de Vendômois : « Le XXIème siècle doit devenir le siècle de l’hygiène chimique », 10 juin 2016.

3 Commentaires

  1. Hé bien (navré pour ce multi postage), un peu plus actuel : https://mbamci.com/intelligence-artificielle-benefices-sante/
    Les toubibs seront bien les futurs opérateurs (entendre esclave) de ces machines et algorithmes, que ça plaise ou non.

    «Du côté des professionnels de santé, l’IA est pour eux une aide précieuse, une opportunité de maximiser l’organisation des ressources humaines et matérielles, de surpasser leurs performances, d’affiner leurs analyses, de gagner du temps et donc de mieux soigner. »

  2. (retrouvé!) Et je n’invente rien, les dés sont d’ores et déjà jetés :
    «En l’état actuel de la législation et du cadre de contrôle par la CNIL, le risque majeur serait de ne pas s’ouvrir suffisamment à l’intelligence artificielle, au numérique et au pilotage des données. Le représentant de l’initiative Ethik IA nous a bien dit, comme le représentant des associations de patients, que la collecte et l’utilisation des données de santé seront essentielles à l’évolution de notre système de santé ; en cas d’excès de protection, rien ne se fera et nous irons à l’encontre de l’intérêt du patient.»

    https://www.senat.fr/rap/r18-401/r18-401.html

  3. Bonjour,

    Le coup d’accélérateur de la pandémie est bien vu, mais c’est à mon avis bien plus dommagable que ça. Ce coup a réussi à franchir une étape importante qui ne sera plus qu’un tremplin par la suite : celle consistant à rendre banal une téléconsultation, le moment ou le «contact» n’est absolument plus nécessaire et même devenu quelque chose de non souhaitable (entre éviter de sortir en milieu hostile, voire la culpabilité écologique à 2 sous, ses contraintes sanitaires ou pas jusqu’au risque du #metoo au cabinet). Et, pourquoi pas, puisque le patient accepte pour les pires raisons sa mise sous monitoring permanente (et en temps réel, implants, smartphone, toute la clique IoT) depuis de nombreuses années, de coupler une IA (https://larevueia.fr/lintelligence-artificielle-pour-le-diagnostic-medical/ – pour voir les résultats actuels sur quelques années avec ChatGPT aujourd’hui, tout le monde devrait se faire du soucis, le problème n’est pas de savoir si ça va arriver mais quand) sur ces données (après tout, pourquoi ne pas télétransmettre ça directement à ce merveilleux outil qu’est le DMP/ENS) et les techos dites DeepFake afin que le télépatient n’y voit que du feu avec un vrai médecin et son avatar (la multiconsultation en parallèle, en voilà un truc qui pourrait en faire baver quelques uns), vous avez le nouveau métavers de la santé en place (et quand amazon pharmacy pourra livrer/vendre tous les médocs en ligne en France, il le fait depuis 2020 dans d’autres pays, vous gagnerez le jackpot !).

    Tout y est pour que cette profession, et pas qu’elle, soit balayée du jour au lendemain quand l’opinion publique sera prête – entendre quand l’efficacité de la machine sera accepté comme recevable face à la nostalgie des rapports véritablement humains mais inutiles et risqués.

    Franchement, désertez ou cassez votre matos high-tech.
    No way.

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