La privatisation de la recherche spatiale est-elle inéluctable ? Alors que les compagnies privées – comme SpaceX d’Elon Musk ou Blue Origin de Jeff Bezos – se rendent de plus en plus incontournables auprès des institutions scientifiques des Etats dans la course à l’exploration spatiale, les chercheurs s’inquiètent. Certains d’entre eux ont décidé de tirer la sonnette d’alarme sur l’importance désormais prise, aux Etats-Unis comme en Europe, par les industriels du secteur privé dans ce qu’il est convenu d’appeler le renouveau de la conquête spatiale.
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A DATE DU 30 MAI 2020 est à la fois anecdotique et lourde de signification. Ce jour-là, Robert Benhken et Douglas Hurley, deux astronautes américains, s’envolent pour la Station spatiale internationale (ISS). En soi, rien de particulier tant les vols similaires sont nombreux, mais celui-ci s’est déroulé dans une capsule Crew Dragon construite par SpaceX.
Pour la première fois, c’est une entreprise privée qui permet à des humains d’aller dans l’espace. Une opération réalisée à nouveau depuis, soit vers l’ISS, soit pour du tourisme spatial, comme l’a fait Blue Origin de Jeff Bezos.
des scientifiques s’interrogent sur cette prise de pouvoir des compagnies commerciales.
Pourquoi une telle évolution bouleverse tant la communauté ? Dans un papier publié dans la prestigieuse revue Science le 28 septembre dernier, des scientifiques s’interrogent sur cette prise de pouvoir des compagnies commerciales et sur les conséquences éthiques que cela pose pour la recherche scientifique.
« Lorsque des gouvernements organisent des recherches sur les humains dans l’espace, il y a des régulations, précise l’une des autrices, Amy McGuire, chercheuse spécialisée en éthique médicale au Baylor College of Medecine de Houston (Texas). La Nasa a un comité de protection des personnes et il existe des guides éthiques. Pour le privé, c’est différent : ils ne sont pas soumis à ces règles et les participants sont des consommateurs qui ont payé leur place. »
VERS UNE PRIVATISATION DE L’ESPACE ?
Que se passera-t-il le jour où Elon Musk décidera de faire des recherches sur des participants à bord d’un vol touristique ? Sera-t-il encadré, entravé ? Aura-t-il des résultats à fournir ? Comment s’assurer de la bonne marche de l’étude ? Autant de questions qui, pour l’instant, restent sans réponses.
« Les acteurs dominants du spatial restent les Etats, et de loin, nuance Maxime Puteaux, expert du domaine au sein du cabinet Euroconsult. Même les entreprises comme SpaceX sont très dépendantes des commandes publiques. A mon avis, il n’y a pas encore de réelle privatisation, mais plutôt une externalisation au profit des compagnies privées, mais sous le contrôle gouvernemental. »
Malgré tout, l’importance prise par le secteur privé est bien réelle, et l’évolution connue depuis une quinzaine d’années aux Etats-Unis est en train de s’exporter vers l’Europe. Le sommet de Séville (Espagne), les 6 et 7 novembre derniers, a entériné le nouveau fonctionnement du spatial européen, avec un plus large appel à la concurrence au profit des entreprises du « Newspace », qui seront soutenues dans leurs projets pour construire des lanceurs.
« Il y a ce mythe du secteur privé plus efficace que le public, décrypte Georges-Emmanuel Gleize, docteur en histoire contemporaine et spécialiste de l’espace. Tout cela est présenté comme une opportunité ; ce qui se justifie car d’autres puissances montantes du spatial, comme la Chine ou l’Inde, ne se posent pas ce genre de questions et progressent très vite. »
DES VOLS COMMERCIAUX ÉTHIQUES ?
Dans ce contexte, s’interroger sur l’éthique des vols commerciaux pour la recherche scientifique est donc crucial selon Jacques Arnould, expert éthique au Centre National d’Etudes Spatiales (CNES) : « On peut imaginer que si des scientifiques ont l’opportunité de réaliser leurs projets avec des entreprises privées, ils y réfléchiront. Dans tous les cas, il y a des nouveaux acteurs qui arrivent sur le secteur, et il faut en tenir compte et questionner leurs pratiques, ainsi que les nôtres par la même occasion. »
si des scientifiques ont l’opportunité de réaliser leurs projets avec des entreprises privées, ils y réfléchiront.
C’est l’objet du papier de Science dans lequel Amy McGuire énonce quelques principes pour réguler cette évolution à venir : « Nous proposons un cadre éthique guidé par les principes de responsabilité sociale, d’excellence scientifique, de proportionnalité et de gestion mondiale. Les régulateurs, mais aussi les entreprises elles-mêmes, peuvent contribuer à construire ce modèle pour des usages plus vertueux. »
En d’autres termes, si une entreprise comme SpaceX veut mener des expériences scientifiques sur des humains, elle devra montrer patte blanche et s’assurer de la nécessité de son projet, de la sécurité de ses passagers, et devra s’engager à respecter la méthode scientifique.
Ces considérations peuvent paraître encore abstraites étant donné que les seules fois où les entreprises privées s’affranchissent de la commande publique, c’est pour se lancer dans le tourisme spatial. SpaceX ou Blue Origin n’ont pas vocation à mener ce type de recherches coûteuses et incertaines.
« Si un jour SpaceX amène des humains sur Mars, imagine Maxime Puteaux, ils auront certainement un écusson siglé de la Nasa. L’entreprise se voit avant tout comme un transporteur, elle peut mettre la pression pour obtenir une législation favorable par exemple, mais ne vise pas la primauté sur les Etats. »
LES DÉBRIS SPATIAUX SOUS SURVEILLANCE
Ces questions se posent tout autant dans un autre domaine : les débris spatiaux. « Pour l’instant, nous sommes dans une situation où nous pouvons surveiller tout le monde, résume Jacques Arnould. Il y a relativement peu d’acteurs, tout le monde se sait scruté de près et évite les gros dérapages. Les Etats veillent aux bonnes pratiques car ils sont conscients que le moindre accident peut être catastrophique. »
Si l’espace est un Far-West, cela veut dire qu’il y a potentiellement des hors-la-loi.
Résultats : il y a une auto-régulation qui se crée via la surveillance des agences spatiales, ou d’entreprises dédiées à cette mission, avec un processus juridique encore balbutiant. Récemment, l’opérateur Dish Network a été condamné à 150 000 dollars d’amende par la Commission fédérale des communications (Federal Communications Commission, FCC), aux Etats-Unis, pour n’avoir pas désorbité correctement l’un de ses satellites.
« Nous verrons comment cela évolue, considère Jacques Arnould. Si l’espace est un Far-West, comme c’est souvent présenté, cela veut dire qu’il y a potentiellement des hors-la-loi, mais aussi des lois, et un shérif pour gérer tout ça ! »
Actuellement, le sujet des débris spatiaux permet d’ouvrir le débat sur le cadre éthique nécessaire à toute activité spatiale. Un cadre flou, imparfait, mais qui est au cœur des préoccupations de la plupart des acteurs du secteur. Il faut espérer qu’il en sera de même pour les autres activités spatiales dans le giron des entreprises privées.
prendre le temps de réfléchir sereinement.
« Il y a des tentatives de régulation pour des problèmes encore inexistants aujourd’hui, assure Georges-Emmanuel Gleize. Par exemple, sur l’exploitation des minerais d’astéroïdes, ou pour la contamination planétaire en cas de voyage sur Mars, par exemple. » Jacques Arnould ajoute : « Nous avons la chance de ne pas être dans l’urgence, et de pouvoir prendre le temps de réfléchir sereinement à ces problématiques. Dès les débuts de la conquête spatiale, les Etats qui y participaient se sont posés la question de la gouvernance. Aujourd’hui, les acteurs ont changé et il est temps de repenser à cette question. »
A l’époque, les gouvernements n’avaient peut-être pas prévu que les entreprises privées auraient une telle place dans la recherche spatiale. Mais, si leur présence est aujourd’hui considérée comme inévitable par certains, elle peut être régulée, comme l’assure Amy McGuire dans la conclusion de son article : « Pour démontrer leur fiabilité, les entreprises doivent développer de bonnes pratiques pour assurer que leurs recherches sont menées de manière éthique. […] Nous pensons qu’une collaboration est possible dans un cadre défini et vertueux. »
Hugo Ruher, journaliste / Sciences Critiques.
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16 janvier 2024 à 18 h 54 min
Merci beaucoup pour cet article.