Le mouvement de contestation de Mai-68 n’a pas épargné la communauté scientifique. A l’instar des étudiants et des travailleurs engagés contre l’« ordre établi », des scientifiques critiques se sont mobilisés à l’époque pour faire entendre leur voix. Hiérarchies institutionnelles, « science pure », orientations de la recherche, participation citoyenne, etc. Les pratiques des chercheurs, comme la place et le rôle de l’institution et des savoirs scientifiques, furent radicalement remis en cause. Trois questions à Jean-Christophe Coffin, enseignant-chercheur en Histoire des Sciences et des Techniques à l’Université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis et au Centre A. Koyré à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).
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Sciences Critiques − Qu’est-ce que le mouvement de Mai-68 a changé dans la recherche et dans l’institution scientifique ?
Jean-Christophe Coffin − Celles et ceux qui ont participé à Mai-68, en tant qu’étudiants ou en tant que travailleurs, entendaient d’abord changé leur vie quotidienne. Dans la recherche scientifique, le mouvement a cherché à remettre en cause les hiérarchies institutionnelles − comme la figure et la place du mandarin, par exemple −, en questionnant notamment ce sur quoi reposait l’autorité de certains chercheurs et professeurs.
Les scientifiques critiques qui ont pris une part active à Mai-68 se demandaient également s’il existait une « science pure » ou si la science était nécessairement déterminée par le contexte social et politique.[1]− NDLR : Lire le texte d’Alexandre Grothendieck, Allons-nous continuer la recherche scientifique ?, 20 juin 2017. / La question de l’influence des financements dans les orientations et les développements de la recherche fut de fait aussi posée.[2]− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Stéphane Foucart : « Les débats scientifiques peuvent être instrumentalisés », 1er septembre 2015. / Ces interrogations se sont imposées dans différentes disciplines, dont certaines − comme la psychologie ou la psychiatrie − parce qu’elles avaient une légitimité assez fragile. Ces disciplines connaîtront d’ailleurs, dans les années 1970, une période de remise en cause profonde.
Le mouvement de Mai-68 a permis d’ouvrir et de diversifier les approches de ce que peut être le savoir scientifique.
Dans d’autres champs scientifiques, c’est avant tout la question de la responsabilité du chercheur qui est posée. Notamment parmi les physiciens, le nucléaire s’imposant progressivement à cette époque. Ou encore chez les biologistes, qui débattaient, entre autres, au sujet des expérimentations sur l’homme ; des expérimentations qui étaient condamnées, moralement et juridiquement, depuis le nazisme. Après Mai-68, seront aussi pleinement débattues les questions autour de l’éthique du scientifique et de la morale du médecin, qui peut prendre des décisions extrêmement délicates vis-à-vis de ses patients, ou de celle du psychiatre, qui a le pouvoir de priver de liberté un individu pour le soigner.
Bien sûr, Mai-68 ne peut pas être résumé à ces seuls aspects. Cela dit, par les débats qu’il a suscités, au sein de l’institution, sur la responsabilité et la liberté des chercheurs, le mouvement a permis d’ouvrir et de diversifier les approches de ce que peut être le savoir scientifique.[3]− NDLR : Lire la tribune libre de Renaud Debailly, Aux racines de la critique des sciences, 30 juin 2015. /
Selon vous, les événements de Mai-68 ont-ils initié ce que l’on appelle « la critique des sciences » ?
Pour moi, elle avait commencé avant Mai-68. Par exemple, le biologiste Jean Rostand a écrit des livres sur l’éthique et la responsabilité du scientifique bien avant la fin des années 1960. Il a notamment abordé la question de l’eugénisme, qui était particulièrement à l’œuvre, dès les années 1930, dans plusieurs pays, comme en Allemagne.[4]− NDLR : Lire nos articles : Interdit d’enfants, 1er février 2017, et Le gêne de la violence : un instrument politique, 20 novembre 2016. / L’eugénisme a ainsi posé la question, de manière très brutale, des responsabilités du médecin et du biologiste.
Je dirais plutôt que depuis 1968 nous n’avons plus cessé de nous interroger sur la science, ce qui a eu pour conséquence de faire de cette critique une activité légitime.[5]− NDLR : Lire la tribune libre de Jacques Testart, Pourquoi et comment être « critique de sciences » ?, 16 février 2015. / Même si elle est restée confinée pendant de très nombreuses années, force est de constater qu’il y a aujourd’hui des laboratoires d’histoire des sciences, de sociologie des sciences, d’anthropologie des sciences, et ce en plus grand nombre qu’auparavant.
L’un des mérites de la critique est de désidéaliser le fonctionnement des sciences.
Qu’est-ce que cela veut-dire ? L’existence de ces laboratoires montre qu’il est désormais admis que des personnes extérieures aux sciences dites « dures » puissent porter une réflexion que l’on qualifiera d’« épistémologique ». C’est-à-dire qui s’intéresse à la fois au raisonnement scientifique lui-même comme aux conditions de production des connaissances. Ces réflexions épistémologiques ont alors eu pour corollaire une institutionnalisation de ce que l’on a appelé « la critique des sciences ». Des laboratoires qui portaient ces réflexions sont apparus, par exemple, à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Dès lors, les scientifiques n’ont plus été les seules personnes légitimes pour interroger les évolutions de leur science. A cet égard, l’un des mérites de la critique a été de désidéaliser le fonctionnement des sciences.
Au final, Mai-68 a-t-il permis une forme de démocratisation des savoirs scientifiques, voire l’émergence de « sciences citoyennes » ?
Les années 1970 tentent, par bien des aspects, de traduire en actes tout un ensemble de revendications et d’attentes formulées pendant Mai-68. Certaines revendications n’ont pas fait long feu. D’autres, en revanche, après s’être quelque peu transformées au cours du temps, agissent, aujourd’hui encore, sur le fonctionnement de la science. C’est ainsi que la recherche est désormais, si ce n’est pratiquée, tout au moins questionnée, avec conscience, par des personnes extérieures à la communauté scientifique.
Après Mai-68, les scientifiques ont pris conscience qu’ils pouvaient être interpellés par les citoyens, et que cette situation est parfaitement légitime.
C’est le cas, par exemple, du nucléaire, au sujet duquel nombre de citoyens ont développé une vraie culture scientifique. Des compétences que les ingénieurs d’EDF ont d’ailleurs essayé de contester − bien que cela me semble, en réalité, peu contestable. Un phénomène d’« appropriation citoyenne » que nous observons également dans beaucoup d’autres domaines. En médecine, il y a ce que l’on appelle le « mouvement des patients ». C’est-à-dire des personnes qui se saisissent des enjeux scientifiques parce qu’elles sont elles-mêmes malades ou parce qu’elles ont un proche qui l’est. Ces personnes ne remettent pas en cause l’existence même du médecin. Elles souhaitent, en revanche, une co-construction, non pas du savoir médical, mais de la décision. C’est ce que l’on appelle dans les sciences sociales les « savoirs patientiques ». Il ne s’agit pas de placer ces derniers à égalité avec les savoirs médicaux, mais de faire comprendre aux médecins[6]− NDLR : Lire la tribune libre de Hervé Guillemain, Raspail ou l’apologie de la démocratie médicale, 27 juin 2017. / − et aux scientifiques plus généralement − que leurs interlocuteurs peuvent être des partenaires compétents.[7]− NDLR : Lire le texte de François Veillerette et Christian Vélot, Promouvoir la recherche participative, 8 février 2017. /
En ce qui concerne les sciences, il y avait un fort paternalisme en 1968. S’il n’a pas complètement disparu dans les années 1970, il ne fait que reculer depuis cette époque. C’est particulièrement visible en médecine, où les notions de consentement et d’autonomie sont devenues absolument fondamentales. Elles sont désormais inscrites dans la loi et dans la charte du Conseil National de l’Ordre des Médecins, qui n’est pas la structure la plus révolutionnaire qui existe… Finalement, après Mai-68, les scientifiques ont pris conscience qu’ils pouvaient être interpellés par les citoyens, et que cette situation est parfaitement légitime.
Propos recueillis par Gary Libot, journaliste / Sciences Critiques.
> Dessin de Une : Une du numéro 10 de la revue Survivre et Vivre (octobre-novembre 1971).
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References
↑1 | − NDLR : Lire le texte d’Alexandre Grothendieck, Allons-nous continuer la recherche scientifique ?, 20 juin 2017. / |
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↑2 | − NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Stéphane Foucart : « Les débats scientifiques peuvent être instrumentalisés », 1er septembre 2015. / |
↑3 | − NDLR : Lire la tribune libre de Renaud Debailly, Aux racines de la critique des sciences, 30 juin 2015. / |
↑4 | − NDLR : Lire nos articles : Interdit d’enfants, 1er février 2017, et Le gêne de la violence : un instrument politique, 20 novembre 2016. / |
↑5 | − NDLR : Lire la tribune libre de Jacques Testart, Pourquoi et comment être « critique de sciences » ?, 16 février 2015. / |
↑6 | − NDLR : Lire la tribune libre de Hervé Guillemain, Raspail ou l’apologie de la démocratie médicale, 27 juin 2017. / |
↑7 | − NDLR : Lire le texte de François Veillerette et Christian Vélot, Promouvoir la recherche participative, 8 février 2017. / |
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