« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Raspail, ou l’apologie de la démocratie médicale

Raspail, ou l’apologie de la démocratie médicale

Parfaitement connecté aux débats de son temps, François-Vincent Raspail n’est pas la butte-témoin d’un monde archaïque. Il est la proue d’une nouvelle critique sociale de la médecine moderne forgée dans le contexte d’aspiration démocratique et sociale des années 1840. Les questions innombrables qu’il pose ne sont pas marginales. Elles sont, au contraire, au cœur des débats sociaux générés par la constitution, après la Révolution, d’une médecine libérale et monopolistique.

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> Hervé Guillemain, historien, maître de conférences à l’Université du Mans, membre du Centre de Recherches Historiques de l’Ouest (CERHIO). / Crédit DR.

Q

UI se souvient encore de François-Vincent Raspail (1794 – 1878) ? Un des plus beaux boulevards de Paris porte son nom, certes. Mais le socle de sa statue, sis dans le quartier de Denfert-Rochereau, reste désespérément vide.

Comme nombre d’autres – pas n’importe lesquelles –, elle a été victime d’une transaction coupable du régime de Vichy avec l’occupant allemand. Descellée puis fondue, elle a disparu du paysage parisien en 1942.[1]− Sniter Christel, « La fonte des Grands hommes. Destruction et recyclage des statues parisiennes sous l’Occupation (archives) », Terrains & Travaux, 2007/2 (n° 13), p. 99-118. On … Continue reading

Deux bas-reliefs en bronze préservés rappellent cependant que le grand promoteur de la République fut également un médecin du peuple, si ce n’est un docteur.

Le socle d’une statue ne saurait suffire à porter toute entière l’œuvre d’un des derniers savants encyclopédistes du XIXème siècle dont l’intérêt s’est porté avec une même force vers la science naturelle des parasites, la chimie organique, la médication bon marché des pauvres, le combat électoral, la vulgarisation des sciences, la réforme du système médical ou celle du système pénitentiaire.

Raspail, le grand promoteur de la République, fut également un médecin du peuple.

Au mitan de ce siècle, le voici tour à tour auteur d’un traité d’histoire naturelle des maladies, qui va devenir une référence et être plusieurs fois réédité (1843), défenseur de l’usage massif du camphre à des fins hygiéniques et curatives, rassembleur des velléités électorales de quelques socialistes et démocrates (1848), promoteur d’un système de santé espérant contrecarrer les effets secondaires de la mise en place d‘une médecine et d’une pharmacie professionnalisées.

Ce projet médical et politique, social et démocratique, a été triplement sanctionné à la fin des années 1840 par la justice, par les urnes, par l’exil.

Même si la Troisième République a érigé un temps l’homme à la hauteur de ses plus grands savants et de ses plus importants défenseurs, comme l’illustre la mise en place de la statue réalisée en 1889, par souscription nationale, qui peut encore aujourd’hui dire la force de son oeuvre ?

Impossible de maitriser à hauteur d’homme une œuvre si prolixe. Explorons particulièrement la réflexion médicale de Raspail qui prend place dans un temps particulier.

Raspail milite pour Donner une place au malade dans sa cure alors que celui-ci se voit marginalisé dans la nouvelle relation de soin qui s’instaure.

La Révolution française, puis le Consulat, ont inspiré une réorganisation globale de la formation, du recrutement et de la pratique médicale qui va inscrire dans la durée le monopole, au moins théorique, d’une profession.

Cette redéfinition du rôle des acteurs de la santé s’opère en parallèle d’une reconfiguration scientifique esquissée dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle qui confère aux méthodes anatomo-cliniques un statut de savoir officiel dispensé dans les nouvelles écoles académiques.

Dans ce contexte, le projet de réforme médical de Raspail se déploie sur tous les fronts : penser une distribution des acteurs du soin sur le territoire alors que le système libéral favorise les villes, dénoncer les conflits d’intérêts entre pharmaciens et médecins, donner une place au malade dans sa cure alors que celui-ci se voit marginalisé dans la nouvelle relation de soin qui s’instaure.

Il s’agit surtout pour Raspail de proposer des thérapies actives tout en se tenant à équidistance de deux positions également refusées par lui − laisser la nature agir et utiliser des méthodes invasives et intoxicantes.

A cette époque, peu de médecins montrent de l’intérêt pour la « matière » médicale, c’est-à-dire pour les aspects concrets du soin des malades. Les pratiques dominantes ressortent toujours d’une médecine expectante – c’est la nature qui est la principale médicatrice.

Si, comme l’explique Raspail, ce néo-hippocratisme est un « engouement rétrograde », sur lequel se fonde « l’impuissance virile de deux mille ans historiques »[2]− François-Vincent Raspail, Histoire naturelle de la santé et de la maladie chez les végétaux et chez les animaux en général, 1846, t. 1, introduction. / , les pratiques qui en découlent − le séton, la diète et la saignée −, doivent être condamnées. Elles suscitent d’ailleurs de fortes critiques sociales, perceptibles notamment dans les caricatures d’Honoré Daumier.

En pointant l’empoisonnement des populations, direct ou indirect, Raspail refuse une forme de médicalisation à tout prix.

Les effets délétères des remèdes désorganisateurs, comme l’arsenic ou le mercure, massivement employés à l’hôpital, sont alors l’objet d’une vindicte qui relie Raspail à Gustave Flaubert, un auteur nourrit par une famille de médecins, mais aussi à Samuel Hahnemann, fondateur de l’homéopathie.

En pointant l’empoisonnement des populations, direct − dans le cas des maladies de peau ou des maladies vénériennes − ou indirect − du fait de la dissémination des résidus dans les literies des hôpitaux −, Raspail refuse une forme de médicalisation à tout prix.

Dans cet esprit, d’autres pratiques, jugées alors révolutionnaires, sont questionnées par Raspail, qui, sur ce terrain, est loin, là aussi, d’être seul.

Celui-ci, par exemple, ne considère pas comme une évidence les bienfaits de l’anesthésie à l’éther ou au chloroforme. La technique, inspirée des expérimentations des dentistes et des artistes de foire américains, s’est diffusée en Europe à la fin des années 1840.

Là où les chirurgiens craignent pour leur réputation, là où les catholiques s’inquiètent de la perte de conscience du sujet, Raspail pointe les défauts d’une technique sans doute efficace mais qui induira inévitablement, selon lui, une croissance des actes chirurgicaux.

L’homme se fait plutôt promoteur d’une méthode douce d’anesthésie, empruntée à d’autres cultures soignantes. Lorsque l’anesthésie s’avère nécessaire, c’est vers le somnambulisme provoqué des magnétiseurs que se tourne Raspail.

Ouvrir les portes des amphithéâtres et des laboratoires au citoyen, c’est permettre le contrôle civique des expériences et la validation populaire des découvertes scientifiques.

La pratique, après avoir été plébiscitée par certains médecins, n’est alors plus guère en odeur de sainteté, surtout auprès de l’Académie. Vingt ans plus tard, l’hypnose, dont les fondements sont proches, sera pourtant introduite à l’hôpital par les plus grands maîtres de la médecine expérimentale et thérapeutique.

Sur le plan des controverses portant sur l’étiologie des maladies, la rupture avec l’hippocratisme est nettement moins franche puisque cette tradition fait, elle aussi, une large part aux effets de l’environnement sur la santé − les airs, les eaux, les lieux sont considérés comme des facteurs déterminants de la santé des populations.

Dans La médecine des familles, le savant déplace le regard de ses contemporains vers les agents extérieurs : « Les causes de nos maladies viennent toutes du dehors »[3]− François-Vincent Raspail, Médecine des familles ou méthode hygiénique et curative par les cigarettes de camphre, Paris, 1845, p.12-13. / , pêle-mêle les miasmes, l’effet des températures chaudes ou froides, la mauvaise alimentation, les poussières, les échardes, les empoisonnements, le parasitisme, et même les impressions morales violentes, dont l’observation l’incite à construire une forme d’hygiène mentale rudimentaire.

OUVRIR LA MÉDECINE
ET LA SCIENCE AU PEUPLE

Mais, Raspail ne vise pas seulement à détruire le système théorique et institutionnel de la médecine moderne, ni à contester les bienfaits de certaines pratiques.

Alors que les tenants de la médecine libérale et monopolistique, fondée à l’époque napoléonienne, cherchent autant à fonder leur légitimité − c’est le temps des premiers codes déontologiques médicaux − qu’à réduire l’emprise des autres acteurs du système, officiers de santé ou praticiens alternatifs, Raspail développe un projet original de réforme du système de santé qui fonctionne sur deux piliers : une réorganisation égalitaire de la médecine publique et la démocratisation de ses fondements scientifiques.

La Révolution n’a pas réussie à instaurer une réelle démocratie médicale, qu’à cela ne tienne, Raspail propose de libérer l’enseignement de la science.

Le médecin, détaché de ses contraintes commerciales − considérations qui forment de fait l’essentiel des débats déontologiques de l’époque −, pourrait devenir un magistrat public salarié par le budget de la nation.

La Révolution n’a pas réussie à instaurer une réelle démocratie médicale, qu’à cela ne tienne, Raspail propose de libérer l’enseignement de la science. Le médecin du peuple critique la formation des jeunes internes lancés au lit du malade sans formation pratique.

Ouvrir les portes des amphithéâtres et des laboratoires au citoyen, c’est permettre l’essor d’une science ouverte aux amateurs mais aussi le contrôle civique des expériences et la validation populaire des découvertes scientifiques.

Cette démocratisation de l’exercice de la médecine et de la science suppose une nouvelle organisation locale de la science, déployée selon moult comités de quartiers et d’arrondissements.

Le corollaire de cette démocratisation, c’est l’élévation de chacun des citoyens au rang de soignant. « On est maître de se guérir à son gré comme on est maître de se nourrir à sa fantaisie », rappelle le manifeste qui introduit le premier numéro de la Revue élémentaire de médecine et pharmacie domestique.[4]Revue élémentaire de médecine et pharmacie domestique, 15 juin 1847, p. 9. /

Ceci est certes une longue histoire. La tradition du « médecin de soi-même » existe depuis l’Antiquité et assimile l’acte de soigner à une forme d’hygiène quotidienne. Mais, désormais, il s’agit de construire une science populaire fondée sur les observations des profanes que sont les patients eux-mêmes afin de résister à la professionnalisation et à la marchandisation de la médecine.

Les airs, les eaux, les lieux sont considérés comme des facteurs déterminants de la santé des populations.

Raspail, parfaitement connecté aux débats de son temps, n’est pas la butte-témoin d’un monde archaïque. Il est la proue d’une nouvelle critique sociale de la médecine moderne forgée dans le contexte d’aspiration démocratique et sociale des années 1840.

Son projet pourrait être rapproché de celui porté au même moment par les médecines alternatives, que sont l’homéopathie, le naturisme ou le magnétisme, qui se nourrissent souvent d’un discours scientifique né dans le milieu médical mais se développant en contrepoint des effets secondaires de la société industrielle.[5]NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Joël Spiroux de Vendômois, « Le XXIème siècle doit devenir le siècle de l’hygiène chimique », 10 juin 2016. /

Les questions innombrables posées par Raspail ne sont pas marginales. Elles sont, au contraire, au cœur des débats sociaux générés par la constitution d’une médecine libérale et monopolistique dans les trente années qui suivent l’œuvre législative révolutionnaire et consulaire.

Elles auraient méritée de figurer au cœur de l’esquisse historique que proposait Ivan Illich en 1975 dans Némésis médicale et, sans aucun doute, d’être replacées sur leur socle de mémoire parisien.

Hervé Guillemain

> Photo de Une « Bas-relief – Raspail proclamant la République devant l’Hôtel de Ville de Paris en 1848, par Léopold Morice » : Mbzt / Licence CC.
> Photo « socle de la statue de Raspail, square Jacques-Antoine, à Paris » : Hervé Guillemain.
> Dessin : Némésis médicale illustrée : recueil de satires, 1840 (Internet Archive Book Images / Licence CC).
> Photo « Raspail proclame la République à l’Hôtel de Ville » : Mbzt / Licence CC.

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References

References
1 − Sniter Christel, « La fonte des Grands hommes. Destruction et recyclage des statues parisiennes sous l’Occupation (archives) », Terrains & Travaux, 2007/2 (n° 13), p. 99-118. On peut aussi voir le documentaire « Trou(s) de mémoire » (2011) sur le web. /
2 − François-Vincent Raspail, Histoire naturelle de la santé et de la maladie chez les végétaux et chez les animaux en général, 1846, t. 1, introduction. /
3 − François-Vincent Raspail, Médecine des familles ou méthode hygiénique et curative par les cigarettes de camphre, Paris, 1845, p.12-13. /
4 Revue élémentaire de médecine et pharmacie domestique, 15 juin 1847, p. 9. /
5 NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Joël Spiroux de Vendômois, « Le XXIème siècle doit devenir le siècle de l’hygiène chimique », 10 juin 2016. /

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