« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

L’oubli médicalement assisté

L’oubli médicalement assisté

De nombreuses expériences ayant pour but d’altérer les souvenirs ont été menées à bien ces dernières années, laissant imaginer de nouveaux traitements pour les grands traumatisés. De telles thérapies, si elles étaient développées, pourraient toutefois aussi avoir des conséquences problématiques, tant au niveau individuel que collectif.

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’ANCIEN parachutiste Michaël Delhaye a peur de la foule et de certaines ombres quand vient le soir. Ses nuits sont hantées de cauchemars. Son corps est couvert des cicatrices de scarifications qu’il s’est infligé, parallèlement à quatre tentatives de suicides.

Comme celles des autres témoins du poignant documentaire de Jean-Paul Mari, Sans blessures apparentes, cette souffrance est liée à des souvenirs cauchemardesques. Pour Michaël Delhaye, ceux des corps des Tutsis massacrés pendant la guerre civile au Rwanda. Pour les autres, ceux des morts des guerres de Bosnie ou du Liban.

lorsque qu’un souvenir est « réactivé », il traverse une brève phase de fragilité et peut alors être modifié.

Il suffit de les écouter témoigner face caméra pour comprendre pourquoi certains chercheurs ont eu, un jour, l’idée de tenter de modifier la mémoire d’un être vivant.

Ces dernières années, les chercheurs spécialisés n’ont pas ménagé leurs efforts dans ce domaine. Au sein de l’Université Radboud de Nimègue, aux Pays-Bas, le neuroscientifique Marijn Kroes a réussi, avec ses collègues, à effacer des souvenirs chez l’homme grâce à l’électroconvulsivothérapie (ECT), plus connue sous le nom de traitement par électrochocs.

 

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> Durant la Première Guerre mondiale, l’armée britannique faisait appel à l’électroconvulsivothérapie (ECT) pour soigner les soldats atteints de traumatismes psychologiques. A la fin de la “Grande Guerre”, 80 000 militaires avaient fait l’objet d’un traitement par électrochocs, comme ici sur la “Bergonic Chair“. / Crédit CC.

 

« Nous savons que lorsqu’un souvenir est réactivé, il traverse une brève phase de fragilité et peut alors être modifié », explique le scientifique. Après avoir montré deux diaporamas perturbants − l’un décrivant un accident de voiture, l’autre une agression physique − à 42 patients à qui l’ECT avait été prescrite pour soigner de sévères dépressions, les chercheurs ont invité ces derniers à se souvenir de l’un des deux, en en reprojetant un extrait. Tout de suite après − soit lorsque le souvenir « réactivé » est censé être fragile − les patients ont reçu l’ECT. Résultat ? Un jour plus tard, ils avaient beaucoup plus de difficultés à se remémorer les détails de cette présentation, quand ils se rappelaient très bien de l’autre.

« Lorsque nous formons un souvenir, des connexions entre les cellules du cerveau concernées se renforcent et se stabilisent, explique Marijn Kroes. Quand le souvenir est réactivé, ces connexions deviennent instables pendant un bref moment. Appliquer l’ECT à ce moment-là va les empêcher de se restabiliser comme elles le feraient normalement. Elles vont se casser, et une fois les connexions perdues, le souvenir a disparu. »

 

EFFACER L’ÉMOTION LIÉE A UN SOUVENIR

 

Il n’est pas le seul à avoir obtenu de tels résultats. En collaborant avec le laboratoire de Joseph LeDoux, Valérie Doyère, directrice de recherche à l’Institut des Neurosciences Paris-Saclay est, elle, parvenue à effacer chez des rats la composante émotionnelle de souvenirs effrayants.

aider des personnes ayant vécu un évènement extrêmement douloureux.

« Nous les avons d’abord entrainés à avoir peur de deux sons différents en les leur faisant écouter juste avant de leur envoyer un léger choc électrique sur les pattes », détaille-t-elle. Le lendemain, les chercheurs ont administré à la moitié des rats une drogue connue pour entrainer une amnésie des souvenirs rappelés en mémoire puis leur ont rejoué l’un des deux sons. Résultat ? Les rats qui n’avaient pas été drogués avaient toujours peur des deux sons le jour suivant, tandis que les autres ne redoutaient plus celui réentendu sous l’emprise de la drogue.

« Et comme nous avons injecté la drogue au niveau de l’amygdale, là où est stocké le composant émotionnel du souvenir, seul ce dernier a été affecté, et pas le souvenir dans son entier. Les autres composants du souvenir – le composant auditif, par exemple − n’ont pas été affectés », précise Valérie Doyère.

 

 

Des zones d’ombre restent toutefois à éclaircir. « D’abord, il nous faut découvrir dans quelles circonstances exactes un souvenir précis atteint cet état de fragilité où il peut être modifié. Amener le sujet à repenser à l’évènement en question ne suffit pas toujours », explique Valérie Doyère. Par ailleurs, plus un souvenir est complexe et ancien, plus il est difficile à modifier. Enfin, n’ayant pas encore pu étudier les effets de ces expériences récentes sur le long terme, les chercheurs ne savent pas, pour l’instant, s’ils sont pérennes.

Les résultats obtenus laissent cependant déjà imaginer des applications médicales possibles. Par exemple ? Aider des drogués souhaitant se sevrer à casser les associations mentales formées autour de la substance consommée − comme le plaisir avec le crack − qui les conduisent souvent à rechuter. Modifier ou effacer des souvenirs pourrait peut-être aussi aider des personnes ayant vécu un évènement extrêmement douloureux − comme Michaël Delhaye − en leur évitant d’être régulièrement submergées par des visions d’horreur.

Les mauvais souvenirs nous incitent à éviter des situations potentiellement dangereuses.

Si elles s’avéraient techniquement réalisables, de telles thérapies poseraient toutefois de nombreuses questions. Il ne s’agit pas tant, en effet, de savoir si tel souvenir est agréable ou non pour décider intelligemment de son sort. « La question importante, c’est celle de son utilité, affirme le psychiatre-psychanalyste Simon-Daniel Kipman. Nous avons tendance à l’oublier mais les mauvais souvenirs peuvent nous être utiles. Ils nous incitent notamment à craindre et donc à éviter des situations potentiellement dangereuses. »

 

DES MAUVAIS SOUVENIRS UTILES

 

Le problème, c’est qu’il parait difficile − pour ne pas dire impossible − d’évaluer l’intérêt, à un instant « t », qu’un souvenir pourrait avoir dans les années à venir. S’agira-t-il d’un évènement si douloureux qu’il sera impossible pour la personne affectée de le surmonter ? D’un souvenir qui la conduira à tenter de se tuer ? Qui la rendra indifférente ou, pire, agressive envers ses semblables ?

« Certaines souffrances nous coupent des autres, nous insensibilisent ou nous amènent à entretenir du ressentiment. C’est pour cela que des penseurs, tels que Friedrich Nietzsche, font l’éloge de l’oubli », explique Olivier Abel, professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie, à Montpellier.

l’expérience de la souffrance permet de comprendre celle des autres.

Malgré cela, même des souvenirs extrêmement traumatisants peuvent, sur le long terme, se révéler bénéfiques. Certaines personnes vont dépasser cette souffrance à travers une pratique artistique. D’autres en tirer une force d’esprit hors du commun. Comme ce patient du docteur Kipman qui, après avoir vécu une expérience traumatisante, était devenu un « vrai baroudeur », voyageant dans le monde entier et n’ayant peur de rien.

« Dans certains cas, la souffrance vécue va aussi nous rendre capable de comprendre la souffrance des autres, de percevoir le mal qu’on peut leur faire et d’entrer en empathie avec eux », explique Olivier Abel. Pour lui, si l’on supprimait les souvenirs douloureux, on prendrait le risque de créer des psychismes puérils, incapables de réaliser le mal auquel ils s’exposent mais aussi celui qu’ils peuvent faire.

Un point qui inquiète également Gérôme Truc, chercheur associé au Centre des études des mouvements sociaux à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) : « Nous aimerions tous nous protéger des émotions négatives, mais celles-ci ont un rôle très important dans la vie en société. Si nous n’éprouvions pas de peur et que nous ne réalisions pas ce qu’est la douleur, qu’est-ce qui nous retiendrait de tuer des gens ? »

Les émotions négatives jouent un rôle très important dans la vie en société.

Au vu des implications sociales et éthiques que pourraient avoir des thérapies d’altération de la mémoire, il est très difficile de savoir s’il serait souhaitable, ou non, de développer ces dernières, dans le cas où elles s’avéreraient techniquement possibles. En tout cas, les tests en laboratoire auront permis aux chercheurs de comprendre plus finement certains aspects du fonctionnement − encore très mystérieux − de la mémoire.

Anne Cagan, journaliste / Sciences Critiques.

 

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Un commentaire

  1. L’intensité de la critique des sciences dans cet article impressionne n’est-il pas ?
    Une bonne petite vulgarisation comme on fait sur libé ou ailleurs avec cette critique d’une violence extrême dans l’avant dernière phrase : “il est très difficile de savoir s’il serait souhaitable, ou non, de développer ces dernières, dans le cas où elles s’avéreraient techniquement possibles”
    Leur développement est déjà prévu et la recherche n’a pas d’autre objet in fine.
    On notera les liens de partenariat entre l’institut de neurosciences cité et le CEA.

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