« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Le stade incitatif de la vérité

Le stade incitatif de la vérité

Une vie comme insensiblement et littéralement mise sous tutelle émerge par la grâce de l’intelligence artificielle nous indiquant de son index, tel le Pantocrator, le Christ en majesté, la bonne voie à emprunter. Dorénavant, nous attendons des processeurs qu’ils nous gouvernent avec maestria, qu’ils nous délivrent du fardeau que nous endurons depuis l’aube des temps qui pourtant constituait jusqu’à peu le sel de la vie et de notre relation au monde : celui de devoir à tout instant nous prononcer, nous engager, bref, de mettre en jeu notre responsabilité.

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Le texte que nous publions ci-dessous est extrait de la deuxième partie du nouveau livre d’Eric Sadin, L’intelligence artificielle ou l’Enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical (L’Echappée, 2018), intitulée : « L’intelligence artificielle : le pouvoir d’énoncer la vérité ».

 

> Eric Sadin, écrivain et philosophe, auteur, entre autres ouvrages, de “La Silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique” (L’Echappée, 2016) et de “La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique” (L’Echappée, 2015). / Crédit Stephan Larroque.

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N A PRESQUE tout dit à propos du smartphone. On a souligné la possibilité qu’il offrait de se connecter, à tout instant et en tout lieu, à Internet, la circulation exponentielle de messages et d’images qu’il engendrait, le narcissisme qu’il favorisait, notamment par l’usage, souvent compulsif, du selfie, on s’est alarmé des effets d’addiction que tous ses charmes entraînaient, on a encore vanté ses vertus ubiquitaires et le pouvoir de nomadisme dont il nous gratifiait.

Tous, nous avions compris dès son apparition, et plus encore au fur et à mesure de nos usages, qu’il représentait un phénomène majeur, recouvrant une portée sociale, économique, autant que civilisationnelle, décisive.

Mais comme pour tant d’événements relativement soudains, vécus dans l’instantanéité et les flux précipités des circonstances, il arrive que certains discours, pour des raisons plus ou moins saisissables, s’imposent davantage que d’autres, se voyant aussitôt repris de partout.

Ils tiennent alors lieu de représentations dominantes, tandis que la plupart du temps, le point le plus déterminant n’est pas bien identifié, il exige un délai afin d’être appréhendé dans toute sa mesure, car étant à première vue moins impressionnant, mais agissant cependant de façon plus prégnante.

Ce qui longtemps n’a pas été perçu, c’est que les personnes, comme par miracle, ne se trouvaient plus livrées à elles-mêmes, à leur seule intuition dans le cadre de leur expérience quotidienne, mais qu’elles se voyaient subrepticement prises en charge par ces mêmes appareils.

Ce qui longtemps n’a pas été perçu, c’est que les personnes, comme par miracle, ne se trouvaient plus livrées à elles-mêmes, mais qu’elles se voyaient subrepticement prises en charge par les appareils numériques.

Des dispositifs inédits le permettaient : les applications intégrées aux systèmes d’exploitation n’offrant pas seulement une navigation aisée et « intuitive » grâce à leurs interfaces ergonomiques et parfaitement adaptées à la taille, somme toute réduite, de l’écran, mais prodiguant toutes sortes de conseils supposés ajustés à chacun.

Logique dont on peut dater l’origine à l’avènement de l’iPhone en 2007, qui inaugura l’ère de l’accompagnement des individus par des procédés chargés d’alléger le cours de leurs vies en fournissant en toute occasion la bonne information. Ce dont témoignait alors, de façon exemplaire, le slogan publicitaire d’Apple clamant qu’il « existe une application pour tout », ce qui n’était pas encore le cas, mais qui signalait leur vocation, à terme, à être partie prenante du moindre de nos gestes.

 

Un compagnonnage familier et fidèle

 

Néanmoins, malgré le saut qui s’était opéré entre l’accès à une information offerte à tous et une autre précisément destinée à chacun, il manquait encore une dimension pour parfaire cette architecture : une sorte d’interlocuteur unique avec lequel serait noué un compagnonnage familier et fidèle, nous rendant à même de nous en remettre pleinement à ses paroles, comme allant de soi, uniquement adressées à soi et revêtant un caractère prévenant.

 

 

C’est pourquoi, très vite un autre modèle fut mis en place, il surgissait presque de nulle part : l’assistant numérique personnel. Le premier à être intégré dans un smartphone fut Siri, à l’origine développé à partir de 2003 par le Stanford Research Institute, suite à une commande de la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), et plus tard par une start-up éponyme, dont Apple fit l’acquisition en 2010.

Le slogan publicitaire d’Apple clamant qu’Il “existe une application pour tout” signalait la vocation de ces applications à être, à terme, partie prenante du moindre de nos gestes.

Si son efficacité fut durant plusieurs années balbutiante, le dispositif n’a cessé de s’améliorer à la faveur du machine learning et de différentes avancées en intelligence artificielle. Son emploi ne devait pas se restreindre à un seul secteur, à l’instar de ce que proposent généralement les applications, mais revêtir un statut « généraliste », se présentant comme un guide d’un tout nouveau genre, indéfiniment apte à nous éclairer de ses lumières.

Ce prototype inspira Samsung qui, en 2012, mit sur le marché sa propre version, S Voice, progressivement remplacée par Bixby, avant que Microsoft, en 2014, ne lance la sienne, Cortana, ainsi que le firent d’autres acteurs à la même période et au cours des années qui suivirent.

Ce qui en réalité était visé, sans que les résultats aient, à ce jour, pleinement répondu aux attentes escomptées, ni encore moins que les choses fussent ainsi explicitées, c’est le Graal du rapport entre marques et consommateurs : une relation client hyperpersonnalisée et ininterrompue.

Les récents perfectionnements de la technologie des chatbots donnent une nouvelle mesure à ce « compagnonnage », améliorant régulièrement la qualité des « dialogues » tenus entre les dispositifs et les personnes.

Ils contribuent à progressivement marginaliser l’usage des applications qui fonctionnent « en silos », pour privilégier des interactions plus fluides et devant à terme se rapporter à des sujets de plus en plus variés.

Remplacer le sens par le signal.

Nous entrons dans l’ère « post-app », voyant des messageries instantanées telles Messenger ou WeChat, parmi bien d’autres, se présenter comme des « complices » aptes à répondre à toutes sortes de requêtes et à recommander les offres estimées les plus pertinentes.

Si l’usage n’est pas encore mature, l’objectif consiste à s’ériger comme la « porte d’entrée du Web » en vue d’assurer le rôle de plate-forme globale auprès de toutes les sociétés désireuses de tisser des liens directs et sans cesse relancés avec les consommateurs.

 

Commerce conversationnel

 

Les interfaces dites « conversationnelles » émergent. Mais ce serait faire preuve de naïveté que de prendre l’expression au pied de la lettre et de penser que nous aurions affaire à des « conversations » qui, usuellement, mettent en rapport des êtres échangeant entre eux à diverses fins.

Il s’agit d’un abus de langage dans la mesure où l’analyse en temps réel des paroles formulées par les personnes ainsi que leur mémorisation ne s’opèrent qu’en vue de répondre à des objectifs strictement commerciaux ou utilitaristes, ne cherchant, sous couvert d’entretiens aux tonalités familières, qu’à remplacer le sens par le signal en quelque sorte.

 

 

Cette ossature représente le socle de ce qui est nommé « commerce conversationnel », assuré par des bots « persévérant sans cesse dans leur être » pour parfaitement conseiller un film, un restaurant ou des produits en fonction des profils de chacun et des circonstances, allant jusqu’à pouvoir se charger eux-mêmes de procéder aux transactions.[1]− Cf. Juliette Raynal, « Voyages-sncf.com veut se faire une place dans l’ère du commerce conversationnel », L’Usine digitale, 24 octobre 2017, et « L’intelligence artificielle à tous … Continue reading

L’enjeu consiste à supprimer le principe même du “commerce”, qui suppose une distance entre deux entités.

Néanmoins, vu la vitesse des évolutions, ledit « commerce conversationnel » ne représentera qu’une séquence provisoire, car l’enjeu consiste déjà à supprimer le principe même du « commerce », qui suppose une distance entre deux entités.

En outre, une forme de pesanteur est à l’œuvre par le fait de devoir saisir le smartphone ou de se positionner devant un ordinateur afin d’utiliser des interfaces mobilisant, à ce jour, majoritairement l’écrit. Car ce qui caractérise le monde numérico-industriel, c’est que dès qu’il entrevoit une entrave, il a le génie de la contourner en trouvant la parade idoine.

Ce sont les modalités devant être les plus réactives et requérant le moindre effort de la part de l’utilisateur qui sont recherchées ; à cette fin, elles doivent maintenant s’inscrire dans un cadre dénué de tout obstacle, afin qu’entre la formulation d’un énoncé et le fait d’y répondre, il s’insère le moins d’interférences possible et que l’immédiateté fasse office d’une interaction quasi naturelle et dotée d’un caractère d’évidence.

C’est pourquoi ces rapports entretenus aux processeurs, empreints de formes d’intimité, sont d’abord appelés à être vécus par les individus, dans leurs sphères privées qui offrent un cadre propice à l’établissement de liens prévenants et basés sur une écoute attentive. Les choses au sein de nos domiciles auront pour vocation de s’assurer de notre plus grand bien-être.

Dans notre chambre, nous pouvons d’ores et déjà bénéficier des vertus rassérénantes promises par le bandeau connecté Dreem, mis au point par la start-up française Rythm, devant être porté comme un serre-tête au moment du coucher, supposé allier « les méthodes les plus efficaces, du biofeedback à la neuromodulation, pour améliorer le sommeil au quotidien. »[2]− Cf. www.dreem.com. /

Ce qui caractérise le monde numérico-industriel, c’est que dès qu’il entrevoit une entrave, il a le génie de la contourner en trouvant la parade idoine.

Le dispositif surveille durant la nuit les mouvements de l’utilisateur, son rythme cardiaque ainsi que l’activité du cerveau via un système d’électro-encéphalogramme. Il émet des sons qui se propagent par conduction osseuse afin de favoriser l’endormissement qui, une fois atteint, se modulent en des « bruits roses » destinés à amplifier l’action du thalamus qui ajuste le bon niveau des ondes delta favorisant le sommeil profond. Il déclenche enfin un réveil dit « intelligent », au moment jugé optimal au regard de l’activité cérébrale au moyen d’une alarme faite, selon les circonstances, de chants synthétiques d’oiseaux ou de cigales par exemple. Ses concepteurs affirment sans gêne qu’il remplit le rôle d’un « coach du sommeil ». Au matin, on peut alors découvrir sur une application dédiée son « sleep score » agrémenté de commentaires suggérant des services ou des produits en rapport.

En gagnant la salle de bains, notre baignoire diffusera des huiles essentielles en fonction de notre humeur, via des cartouches capables, avant leur épuisement, de commander elles-mêmes leurs propres recharges. Une fois en peignoir et parfaitement relaxé, maintenant situés dans notre dressing, des dispositifs d’aide à l’habillage, tel Echo Look, développé par Amazon, proposent de nous prodiguer des conseils relatifs à la tenue du jour à adopter ou de vêtements que nous devrions sans attendre acquérir, nous prêtant à des jeux de simulation effectués au moyen de systèmes de réalité augmentée.[3]− Cf. Morgane Tual, « Echo Look, l’algorithme qui vous dit comment vous habiller », Le Monde, 29 juillet 2017. /

 

« Fournisseurs officiels de “vie bonne” »

 

Pour se charger de notre bien-être, ces « smart agents » nous pénètrent de tous leurs capteurs, de toute leur science, entendant saisir jusqu’aux tréfonds de notre psychè à la faveur des avancées de l’informatique dite « émotionnelle » (« affective computing ») qui déjà fait l’objet de nombreuses applications. À l’instar des robots dits « sociaux » qu’on souhaite gratifier du génie de déchiffrer notre âme et devant être empreints d’« empathie » à notre endroit afin de nous dispenser leurs meilleurs attentions et soins.

Le technolibéralisme cherche à se parer du statut de prêtre compréhensif et compatissant, nous notifiant les préceptes nécessaires à la “vie bonne”.

Le « souci de soi », formalisé par la Grèce antique comme une pratique visant à tendre vers une vie droite et saine grâce à des exercices moraux et physiques réguliers, se trouve comme pris en charge par les technologies de l’alètheia, nous dessinant en toute circonstance le cadre propice à notre plein épanouissement.

Davantage, l’exagoreusis, correspondant à l’« examen ininterrompu de soi » assuré jour après jour par un moine recueillant les pensées des individus et conduisant à faire œuvre d’un « aveu permanent »[4]− Cf. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, IV. Les aveux de la chair, Gallimard, 2018. / permettant de mieux se connaître grâce à l’expression verbale, se trouve relancé par les systèmes décodant les états des personnes, s’érigeant comme les nouveaux directeurs de conscience de notre temps, habilités à parfaitement nous saisir et à nous prescrire la bonne conduite.

Le technolibéralisme cherche à se parer du statut de prêtre compréhensif et compatissant, nous notifiant les préceptes nécessaires à la « vie bonne », l’eudaimonia, théorisée par Aristote comme une existence heureuse et accomplie ; ses tenants en iraient, avec foi et enthousiasme, à se présenter désormais comme les « fournisseurs officiels d’eudaimonia ».

 

 

Une vie comme insensiblement et littéralement mise sous tutelle émerge par la grâce de l’intelligence artificielle nous indiquant de son index, tel le Pantocrator, le Christ en majesté, la bonne voie à emprunter.

Le “souci de soi”, formalisé par la Grèce antique, se trouve comme pris en charge par les technologies.

Il est marquant de relever qu’à l’âge anthropomorphique de la technique, il ne s’agit pas seulement de reproduire schématiquement certains des mécanismes du cerveau, mais autant de saisir ses stimuli, afin de mettre en place un procès neuro-énergétique à chaque fois généré par un input procédant de la mise en place d’une situation favorable et de la formulation d’énoncés suscitant l’excitation, conduisant, à l’instar de ce qui est à l’œuvre dans les systèmes, à ce qu’il soit aussitôt suivi d’un ouput exprimé par un geste se soumettant aux visées définies par le processus.

Dorénavant, nous attendons des processeurs qu’ils nous gouvernent avec maestria, qu’ils nous délivrent du fardeau que nous endurons depuis l’aube des temps qui pourtant constituait jusqu’à peu le sel de la vie et de notre relation au monde : celui de devoir à tout instant nous prononcer, nous engager, bref, de mettre en jeu notre responsabilité.

Eric Sadin

 

> Ci-dessous, le sommaire complet du nouveau livre d’Eric Sadin, L’intelligence artificielle ou l’Enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical (L’Echappée, 2018) :

 

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References

References
1 − Cf. Juliette Raynal, « Voyages-sncf.com veut se faire une place dans l’ère du commerce conversationnel », L’Usine digitale, 24 octobre 2017, et « L’intelligence artificielle à tous les étages dans le e-commerce », L’Usine digitale, 9 novembre 2017. /
2 − Cf. www.dreem.com. /
3 − Cf. Morgane Tual, « Echo Look, l’algorithme qui vous dit comment vous habiller », Le Monde, 29 juillet 2017. /
4 − Cf. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, IV. Les aveux de la chair, Gallimard, 2018. /

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