« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Jean-Pierre Olivier de Sardan : «Il y a de multiples points de vue idéologiques sur le développement»

Jean-Pierre Olivier de Sardan : «Il y a de multiples points de vue idéologiques sur le développement»

Le développement est communément perçu comme un moyen de domination de l’Occident ou comme un obstacle à l’évolution durable de l’Humanité. L’anthropologue africaniste Jean-Pierre Olivier de Sardan, spécialiste du développement, privilégie l’empirisme aux idéologies. Selon lui, c’est l’étude concrète et rigoureuse des phénomènes sociaux qui permet de comprendre et de porter un regard critique et nuancé sur les enjeux actuels.

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Sciences Critiques  Comment définissez-vous l’anthropologie ?

Jean-Pierre Olivier de Sardan Comme une petite partie des sciences sociales, qui se décline dans une diversité de questions, de méthodes et de problématiques. Toutes les nombreuses définitions de l’anthropologique qui sont relatives aux sociétés dites « primitives » et « non-occidentales » m’agacent profondément. Elles font une opposition entre eux et nous, qui me semble intenable. Il n’y a pas une science pour les sociétés du Nord et une science pour les sociétés du Sud.

Fondamentalement, je pense que la vraie spécificité de l’anthropologie, c’est l’usage de méthodes qualitatives approfondies et de recherches de terrain intensives. Au départ, ce type de méthode a été appliqué essentiellement sur la découverte, par l’Occident, de sociétés non-occidentales. Depuis, avec ce grand malentendu, l’anthropologie trimbale malgré elle − ou malgré nous − un parfum d’exotisme qui me semble tout à fait déplorable. Le cœur de la discipline, c’est l’usage des méthodes qualitatives utiles partout, quels que soient les sociétés et les thèmes.

 

Pourquoi et comment avez-vous décidé de suivre cette voie ?

Comme beaucoup de gens, c’est une suite de semi-hasards. C’était une époque très différente de luttes contre la guerre du Vietnam et d’Algérie. J’avais fait Sciences-Po, mais je ne voulais pas devenir administrateur de l’État. J’ai alors basculé vers la sociologie, que je trouvais à l’époque extrêmement abstraite. Puis, je suis passé vers l’anthropologie, qui me paraissait comme davantage concrète. Par la suite, je me suis trouvé envoyé au Niger, plus ou moins par hasard. Le cinéaste et anthropologue Jean Rouch recherchait quelqu’un pour faire un travail. Je me suis retrouvé africaniste et anthropologue par une série de glissements progressifs.

 

> Jean-Pierre Olivier de Sardan, anthropologue africaniste, spécialiste du développement. / Crédit DR.

 

Quels sont les principaux enseignements que vous tirez de votre connaissance des cultures nigériennes ?

D’abord, ces cultures ont profondément changé depuis un siècle, et continuent d’évoluer aujourd’hui de façon relativement accélérée. Toutes les visions primitivistes qui verraient dans ces sociétés des survivances de traditions sont biaisées. Bien sûr que les gens se réfèrent à des traditions et à un passé. Mais celui-ci n’est certainement pas tel qu’on l’imagine. Il y a vraiment une dynamique importante de ces sociétés, qui est parfois invisible pour beaucoup d’observateurs. Un grand nombre de ce que l’on présente comme des traditions sont en fait des néo-traditions. Ensuite, ce sont des sociétés très divisées, selon les classes, les castes, les perspectives politiques et les visions de la religion. Elles ne sont pas du tout homogènes, unanimes. Elles sont traversées de conflits et de contradictions.

Toutes les visions primitivistes qui verraient dans les sociétés africaines des survivances de traditions sont biaisées.

La dernière chose, qui est loin d’être positive, c’est le poids important qu’ont l’héritage colonial et la dépendance à l’aide extérieure. Ce sont deux phénomènes importants. L’État, aujourd’hui, est l’héritier de l’État colonial et, par là même, d’anomalies, de dysfonctionnements, de bizarreries et de perversités qui continuent à prospérer, tout en ayant évolué bien sûr. Et puis, surtout, il y a ce poids de l’aide au développement qui crée une dépendance et une recherche de rente. Ce sont trois points parmi tant d’autres.

 

En quoi ces enseignements sont-ils utiles pour comprendre les autres sociétés ?

Parce que l’on peut voir au Niger − comme dans d’autres sociétés africaines − des phénomènes qui existent partout mais qui sont moins visibles à l’œil nu et prennent plus d’importance. Observer ces sociétés permet de repérer ces phénomènes pour, éventuellement, transférer ces perspectives sur des sociétés du Nord.

Par exemple, il y a de très grands écarts chez les fonctionnaires nigériens entre les normes officielles – celles apprises dans leur formation initiale et les innombrables stages qu’organisent les institutions du développement – et leurs pratiques et comportements. Certes, c’est un phénomène qui existe partout, mais qui est davantage visible au Niger à travers l’aide au développement. Cela permet de forger des instruments intellectuels pour comprendre et évaluer les écarts entre les conduites prescrites et les conduites réelles. Ces écarts peuvent ensuite être utilisés, avec profit, dans les sociétés du Nord. Le concept de « normes pratiques » [les régulations informelles des comportements des individus face aux normes dites « officielles », NDLR], que nous avons développé à propos des bureaucraties africaines, peut être utilisé en Europe.

 

Pour quelles raisons vous intéressez-vous tant au développement ?

Simplement parce que l’on se cogne dans le développement partout ! Si l’on veut s’intéresser à la réalité telle qu’elle est en Afrique, il y a des successions de projets de développement dans le moindre village. Les institutions, les acteurs et les professionnels du développement sont incontournables dans le paysage nigérien − dans les campagnes et dans les villes − et quels que soient les domaines : la justice, l’éducation, la santé. Il y a des projets, des bailleurs de fonds, des Organisations non gouvernementales (ONG), des coopérations multilatérales et des organisations internationales qui interviennent partout. Il est impossible d’analyser ces sociétés sans prendre en compte ces interventions multiples et multiformes.

Le développement est simplement un type particulier de politique publique.

Dans les années 1980, ce n’était pas forcément un sujet digne d’intérêt. Les anthropologues de l’époque s’intéressaient davantage aux survivances des sociétés traditionnelles et considéraient que le développement n’était pas un thème noble. Je fais partie de ceux qui pensaient que c’était incontournable, et qu’on devait le prendre en compte dans nos enquêtes et dans nos analyses.

 

 

Comment définissez-vous le développement ?

Nous essayons de l’observer de façon non normative. Le développement est un domaine où il y a des points de vue idéologiques multiples : « c’est bon » ou « c’est mauvais ». Nous le considérons comme un phénomène social, et étudions les interventions et les pratiques des institutions de développement comme d’autres anthropologues étudient la parenté, les relations politiques, les mythes, les rites, etc.

Pour nous, le développement est un objet d’étude important en sciences sociales. Cela suppose d’étudier les projets des institutions de développement, ce qu’elles apportent, et puis les réactions des différentes composantes des populations locales par rapport à ces interventions. D’une certaine façon, le développement est simplement un type particulier de politiques publiques, qui sont en général conçues et financées de l’extérieur, et qui doivent trouver des supports intérieurs pour être mises en œuvre. Notre analyse du développement est une sorte d’anthropologie ou de socio-anthropologie − mais je ne fais pas de grosse différence entre sociologie et anthropologie − d’un certain type de politiques publiques dans les pays africains.

 

Quels sont les effets les plus importants des innovations importées par les développeurs occidentaux dans les groupes non-occidentaux ?

Tout ce que l’on peut dire, c’est que toute innovation importée de l’extérieur subit un certain nombre de déformations et, dans le meilleur des cas, d’adaptations. Entre adaptation et refus, il y a toute une gamme de modifications, de contournements, de détournements, qui marquent la façon dont cette innovation est accueillie, perçue, récupérée, et parfois décriée…

L’un des défis à venir est la capacité des sociétés non-occidentales à s’extraire de la dépendance à l’aide extérieure.

Il est assez intéressant de voir comment ces innovations se heurtent aux contextes locaux. Car ces innovations extérieures ont été conçues dans des contextes très différents du contexte nigérien − dans des bureaux d’études, des laboratoires, par des décideurs de politiques publiques, des cercles d’experts internationaux et techniques, des organisations internationales, etc. Elles prennent la forme de modèles standardisés, que l’on veut disséminer partout, et lorsque l’on veut les introduire au Niger, au Sénégal ou ailleurs, elles se heurtent à l’épreuve redoutable des contextes locaux. Ces innovations sont perçues par les récipiendaires − ou les cibles − de façons très différentes de la façon dont elles sont perçues par les innovateurs et les inventeurs. Il y a tout un jeu autour de la réception ou du détournement de ces innovations. C’est la revanche des contextes locaux face aux modèles voyageurs. C’est un des principaux thèmes de cette socio-anthropologie des politiques publiques que nous essayons de faire avec un certain nombre de chercheurs dans les pays africains.

 

Quelles sont, d’après vous, les possibles évolutions du développement que l’on connaît aujourd’hui ?

C’est très difficile à savoir… Nous sommes des analystes de l’existant, et non pas des prophètes ou des météorologues. Il est extrêmement difficile d’anticiper, parce que l’avenir est plein d’inconnues. Lorsque nous analysons un phénomène social, il y a toujours beaucoup plus de variables que ne le croient les sciences positivistes ou les optimistes. Ces derniers croient qu’il y a toujours une à trois variables explicatives. Mais, nous sommes toujours confrontés à des situations où il y a cinq à cinquante variables qui interviennent en même temps ! C’est déjà très complexe à analyser − beaucoup plus que l’on ne le croit − et donc encore plus complexe à prédire.

Il y a toujours beaucoup plus de variables dans l’analyse d’un phénomène social que ne le croient les sciences positivistes.

Cela étant dit, l’un des défis à venir est la capacité de ces sociétés à s’extraire de la dépendance à l’aide extérieure et à produire des innovations internes. Alors que les innovations externes ont du mal à être adaptées − parce qu’elles ne sont pas en accord avec les contextes locaux −, dans quelle mesure vont se développer, ou pas, des réformateurs internes ? C’est vraiment la question centrale. Il y a, bien sûr, quelques réformateurs internes, mais qui sont isolés, souvent découragés, et toujours invisibles. Dans quelle mesure ces réformateurs internes pourront un jour se coaliser, se mettre en réseau et exister sur la place publique locale ? C’est là que va se jouer, pour une bonne part, l’avenir du continent.

 

Que pensez-vous de ce que l’on appelle « l’après-développement », ce courant de pensée porté, entres autres, par Serge Latouche ?

Il y a toujours eu autour du développement des positions morales extrêmement idéologiques et normatives qui disent : « Il y a besoin du développement », « Il faut le développement », « Les objectifs du millénaire pour le développement », etc. Et puis, il y a toujours eu des critiques extrêmement acérées du développement comme expression de l’impérialisme occidental. Un nom comme Latouche est assez typique de cette attitude de condamnation depuis trente ans de tout ce qui se fait dans le développement. J’essaye, pour ma part, d’avoir une position qui ne soit ni pour l’un ni pour l’autre, et qui voit ce qu’est le développement, pas ce qu’il devrait être, en plaquant des jugements moraux et de valeurs. Bien sûr, le développement ne marche pas bien, mais les sociétés et les États africains non plus. Il y a plein de dysfonctionnements. Et puis, parfois, il y a des oasis de fonctionnalités, des espaces où il se passe des choses positives, que ce soit dans les institutions de développement, dans les fonctions publiques locales, ou dans l’État. Ce n’est donc ni le Grand Satan, ni le paradis, évidemment.

 

 

Cette lecture de l’attitude des institutions de développement vis-à-vis des pays africains n’est pas prête de s’arrêter. On peut toujours prophétiser qu’il faut un après-développement, ou un post-développement, ou un post-post-développement, comme on pourra parler de post-post-modernisme… On peut décliner les post-machin-chose, mais il y a une forme de dépendance vis-à-vis de l’existant qui fait que les organisations internationales, les ONG du Nord, et les coopérations ont encore de très longues années à vivre. La question est plutôt de voir comment − dans cette conjoncture où il y a la présence des institutions de développement − il peut y avoir à l’intérieur des espaces d’innovation ou de changement. L’un des grands défis actuels est d’essayer de sortir des modèles standardisés promus à l’échelle mondiale par les grandes institutions internationales et qui se heurtent à la revanche des contextes locaux. Alors, est-ce que ça peut venir de l’intérieur des institutions de développement ou de l’extérieur ? Je n’en ai aucune idée.

 

Lors de vos études de terrain, quelle place occupez-vous parmi les chercheurs d’autres disciplines et les acteurs institutionnels et politiques ?

Je suis un chercheur originaire du Nord, mais je travaille dans un laboratoire nigérien que j’ai co-fondé. Je suis également un chercheur nigérien puisque j’ai la double-nationalité. J’ai donc une position un peu particulière. Je suis, en partie, un chercheur de l’intérieur, tout en restant un chercheur de l’extérieur. Nous travaillons beaucoup sur des enquêtes et des programmes collectifs. Dans le champ de l’anthropologie, nous sommes parmi ceux qui ont le plus essayé de se départir de l’attitude individualiste ou égocentrique, souvent typique, de l’anthropologue seul devant une société. Nous sommes une équipe de chercheurs nigériens ou béninois. Nous faisons beaucoup d’enquêtes multi-chercheurs ou multi-sites. Par conséquent, nous essayons d’avoir des méthodes de travail les plus collectives possibles, beaucoup plus importante, en tout cas, que jusqu’à présent en anthropologie.

Nous essayons de nous départir de l’attitude individualiste ou égocentrique, souvent typique, de l’anthropologue seul devant une société.

Les relations que l’on a au terrain dépendent du fait que l’on travaille sur des sujets qui sont des enjeux sociaux, sociétaux ou politiques. Nous avons une sorte d’implication et de devoir de restitution par rapport à nos objets d’étude. Par exemple, quand nous travaillons sur le système de santé et sur les hôpitaux, il y a un feed-back important de nos études vers les professionnels et les réformateurs du secteur, les pouvoirs publics, etc. Nous sommes dans une relation où nous essayons de faire de la recherche fondamentale tout en espérant contribuer à des réformes internes ou locales. On peut toujours rêver, et penser que ça permettra des réformes dans les institutions de développement, mais l’objectif de nos études est, avant tout, d’aider les réformes venant de l’intérieur des systèmes de santé, de la justice, de l’éducation, au Niger ou dans les pays voisins. Nous avons un rapport particulier avec le milieu, qui n’est pas celui des chercheurs occidentaux, qui viennent faire des missions, repartent, et font des articles et des livres.

 

Vous avez dit lors d’un séminaire à Marseille en 2013 : « Ce que l’on cherche à faire, ce n’est ni de la recherche fondamentale, ni de la recherche appliquée, mais de la recherche fondamentale qui puisse s’appliquer. » C’est-à-dire ?

Oui c’est ça ! De la recherche fondamentale qui ait des effets sociaux et de changement. C’est précisément parce qu’elle sera fondamentale, c’est-à-dire sérieuse, pas bâclée, pas low cost, incontestable, qu’elle pourra être utilisée pour intervenir dans le débat public. Et même si cette recherche donne finalement une image assez dure du fonctionnement réel d’un système de santé, par exemple, elle est tellement bien fondée que l’on ne peut pas nous reprocher de faire de l’idéologie ou de la critique pure et simple.

 

En parlant de « recherche sérieuse », votre ouvrage La rigueur du qualitatif est un manifeste pour prendre au sérieux les sciences sociales au même titre que les sciences techniques. Quels sont les principaux arguments que vous développez dans ce livre ?

Le livre repose sur une réflexion liée à une collaboration que j’ai eu avec Jean-Claude Passeron, qui est, pour moi, un grand épistémologue des sciences sociales. Dans son ouvrage sur Le Raisonnement sociologique[1]− Passeron Jean-Claude, 1991, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, Paris, 408 p. / , il analyse l’unité des sciences sociales par rapport aux sciences expérimentales qui ne peuvent pas faire d’expérience et produire de lois. Nous essayons de produire des arguments et des énoncés aussi plausibles que possibles.

La rigueur du qualitatif, c’est montrer comment cette plausibilité doit être fondée sur une certaine forme de rigueur empirique, de méfiance envers nos préjugés, et de tentative de circonscrire les biais inhérents au fonctionnement des sciences sociales. Surtout qu’en anthropologie – et dans les sciences sociales qualitatives en général –, nous n’avons pas la possibilité de recourir à des processus formalisés qui rassurent et donnent une illusion de scientificité. Dans nos enquêtes, nous n’utilisons pas des principes mathématiques, statistiques et formels qui plaisent au positivisme. Nous sommes vraiment dans l’interaction avec nos sujets. Comment, malgré ces faiblesses, arrive-t-on quand même à essayer de formuler des analyses qui soient empiriquement fondées et solides ? En outre, notre théorisation vient de matériaux empiriques. Elle ne se fait pas en chambre et n’est pas de type spéculatif. C’est pour ça que les sciences sociales se distinguent à la fois des sciences expérimentales mais aussi des disciplines herméneutiques, qui sont uniquement dans l’interprétation des textes. Nous sommes dans l’interprétation de données issues du terrain, et dont on postule qu’elles ont une certaine adéquation à la réalité.

Tenter de Circonscrire les biais inhérents au fonctionnement des sciences sociales.

Après, le problème est de savoir comment gérer ça dans le quotidien des chercheurs, en s’appuyant sur les différentes représentations populaires locales des acteurs et en les prenant en compte. C’est ce que l’on appelle techniquement le point de vue « emic »[2]− « L’attention méticuleuse portée aux discours et, plus largement, aux représentations des acteurs est au coeur de toute démarche emic » (Olivier de Sardan, 2008, p.119). / . Quel est le rôle personnel du chercheur, et en quoi doit-il à la fois l’utiliser et s’en méfier ? Faut-il faire appel à la subjectivité, ou non, dans les enquêtes ? Comment doit-on essayer de déjouer différents pièges qui sont récurrents dans les sciences sociales, comme, par exemple, la sur-interprétation ? Il s’agit de dire des choses sur la société qui soient le mieux fondées empiriquement. Et, en même temps, on ne peut jamais garantir à 100 % la validité de nos énoncés. C’est cette difficulté que le chercheur, ou le simple doctorant, doit essayer de gérer.

 

Quels sont, pour vous, les changements fondamentaux à l’œuvre actuellement dans le monde ? Et quelle lecture en faites-vous en tant qu’anthropologue ?

Je dois distinguer mon statut d’anthropologue de mon statut de citoyen, bien qu’ils soient souvent superposés. Dans mon métier, c’est parce je travaille empiriquement et théoriquement sur les sociétés nigériennes, sur les institutions de développement ou sur les innovations en Afrique, que je peux dire des choses, parce que je m’appuie sur des données de terrain.

Je me méfie de ceux qui nous prédisent aussi bien des lendemains qui chantent que des lendemains catastrophiques.

Sur les changements généraux du monde, mon statut d’anthropologue ne me donne rien de plus que mon statut de citoyen ou de Monsieur Tout-le-Monde. Je suis, comme tout un chacun, inquiet sur l’avenir, la montée de l’extrême-droite et de l’islamisme, la catastrophe écologique, etc. Qu’est-ce que je peux dire de plus original là-dessus ? Mon statut me donne une voix particulière sur les questions sur lesquelles j’ai travaillé avec mes collègues et sur lesquelles on a produit des matériaux empiriques solides. Concernant mon point de vue sur le monde, je ne peux pas me prévaloir d’autre chose qu’un point de vue de citoyen qui regarde ça avec une certaine inquiétude, comme, je pense, une grande partie des gens sur cette planète.

 

Votre formation d’anthropologue ne vous permet donc pas de porter un regard différent ?

Non, je ne pense pas. Sauf quand je travaille sur l’islamisme au Niger, par exemple. Mon statut d’anthropologue, ou de chercheur, peut néanmoins m’inviter à me méfier de tout ce qui peut avoir des connotations idéologiques, m’aider à refuser les simplismes et les clichés, et me permettre de développer un point de vue critique ou de mieux appréhender la complexité des pratiques sociales et des institutions. Disons que l’usage du point de vue analytique dans ma propre discipline m’incite, comme citoyen, à porter un point de vue critique sur les idéologies, les discours politiques, les simplifications, les prophéties. Après, je peux certes décliner mon point de vue en tant que citoyen, qui est assez banal d’ailleurs, sur le changement climatique, les catastrophes politiques, l’islamisme radical, le Tea Party, ou la montée de l’extrême-droite. Mais, ce n’est pas en tant qu’anthropologue que je m’exprime à ce sujet.

 

Certaines civilisations ont vécu des effondrements, comme les Romains et les Mayas, par exemple. Pensez-vous que nous assistions à l’effondrement de notre civilisation ? Les Occidentaux ont-ils à apprendre de ces effondrements des civilisations passées ?

Je n’en ai pas la moindre idée ! Tout ce que je sais, c’est que ma génération a été marquée par une sorte d’évolutionnisme positif, qui n’était plus l’évolutionnisme du XIXème siècle, mais celui de l’évolutionnisme marxiste, qui affirmait qu’on allait, petit à petit, vers des sociétés débarrassées de l’exploitation de l’Homme par l’Homme. Mais, c’était une autre forme d’évolutionnisme. Aujourd’hui, plus personne ne peut avoir de garantie sur le progrès. On voit bien qu’il y a de nombreux facteurs de régression et d’involution. Cela doit-il prendre la forme d’un effondrement apocalyptique ? Là aussi, je me méfie des prophétismes. Je suis un anthropologue agnostique. Par conséquent, je me méfie aussi bien des « témoins de Jéhovah », qui prédisent des lendemains catastrophiques, que de ceux qui prédisent des lendemains qui chantent.

Je ne sais pas du tout où va le monde, et je pense que bien peu de gens le savent.

Cela étant dit, ce que je vois, c’est qu’il y a un certain nombre de facteurs régressifs beaucoup plus importants qu’il y a quarante ans. À cette époque, on n’aurait jamais pensé à cette montée de l’extrême-droite. Il est certain que voir aujourd’hui Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, on se dit : « Merde, on n’est pas vraiment dans le progrès ! ». La faiblesse de l’islam des lumières et la montée d’un islam obscurantiste de type médiéval, ou le poids du créationnisme aux États-Unis, ne vont évidemment pas dans le sens d’une évolution positive ! Nous sommes dans des situations peu lisibles, où nous avons beaucoup de raisons d’avoir peur. Que cela débouche sur un effondrement radical de la civilisation, je ne sais pas. On ne peut pas éliminer intellectuellement une telle possibilité, mais il y en a tellement d’autres. Il peut y avoir aussi des revitalisations qui réémergent. Je ne sais pas du tout où va le monde, et je pense que bien peu de gens le savent.

Propos recueillis par Anna Carbonnel, journaliste / Sciences Critiques.

> Photo : Elkin Fricke / Licence CC.

 

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References

References
1 − Passeron Jean-Claude, 1991, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, Paris, 408 p. /
2 − « L’attention méticuleuse portée aux discours et, plus largement, aux représentations des acteurs est au coeur de toute démarche emic » (Olivier de Sardan, 2008, p.119). /

Un commentaire

  1. Intéressant entretien, dont il faut retenir le savoir et aussi l’humilité de l’anthropologue, ce qui est tout à son honneur. J’aurais tendance à vouloir comparer son expérience à celle d’une autre anthropologue, et grand professeur de sciences de l’éducation : Roland Colin, qui a été un temps mon professeur en anthropologie du développement. Ce sont deux parcours et deux expériences africanistes différentes, mais qui finalement se rejoignent sur partie des conclusions qu’apporte Olivier de Sardan. L’entretien mériterait d’être un peu plus diffusé. Je suis toujours très attentif à l’aspect humain des chercheurs, et à leur discours sur leur travail et les réflexions qu’ils en tirent sur un plan général. Mes remerciements à Anna Carbonnel pour avoir réalisé ce bel entretien.

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