Physicien, professeur émérite de l’Université de Nice, Jean-Marc Lévy-Leblond appelle de ses vœux une « critique de science », une nécessité démocratique pour comprendre le sens et la portée de l’activité scientifique. Il est l’auteur d’un nouvel ouvrage, La science expliquée à mes petits-enfants, un condensé d’érudition pour appréhender les sciences dans toutes leurs dimensions.
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Sciences Critiques – La science expliquée à vos petits-enfants, soit. Mais qu’est-ce que la science pour vous ?
Jean-Marc Lévy-Leblond – Une bonne partie du livre consiste à tourner autour de cette question. C’est qu’il n’y a pas de définition simple de la science qui tienne, chacune se révélant trop restrictive. Par exemple, on dit souvent : « La science, c’est l’étude des objets naturels ». Mais alors, les sciences sociales et humaines ne sont pas des sciences ? Si, mais d’une autre sorte.
Pour ma part, je ne vois pas comment répondre de façon satisfaisante à la question. Il me semble que le mot « science » a changé de signification et de contenu au fil des âges. Ce que les médiévaux appellent ainsi est très différent de ce que nous entendons par « science ». À la Renaissance, c’est encore le cas. La fameuse formule de Rabelais, « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », est devenue un poncif qui surgit chaque fois que l’on parle des problèmes éthiques posés par la science moderne. Mais chez Rabelais, la phrase n’a pas du tout la signification qu’on veut lui donner aujourd’hui. Pour lui, « science » est synonyme de « savoir en général » et même de « sagesse ». Et cette sentence se conclut par la recommandation suivante adressée par Gargantua à Pantagruel : « Tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir ».
Le siècle qui commence va probablement donner au mot « science » un sens différent de celui qu’il a eu aux siècles précédents.
On voit bien que la « science » ici n’a rien à voir avec nos sciences, comme la physique ou la chimie. Il me paraît intéressant de montrer aux enfants — et aux autres —, le caractère historique, la fluidité culturelle d’un tel terme, et ce, pour la raison essentielle qu’il est encore en train de changer de signification. Le siècle qui commence va probablement donner au mot « science » un sens encore différent de celui qu’il a eu aux XXème et XIXème siècles.
Alors on me dira peut-être : « D’accord, la Science n’existe pas, il y a des sciences. Mais la méthode scientifique, elle, existe, non ? ». Là encore, la prudence s’impose : les méthodologies des différentes sciences sont fort diverses. Les physiciens savent comment faire, quelles règles suivre, quelles formes respecter, pour que leurs collègues reconnaissent qu’ils font bien de la science physique. Mais ces procédures, à les regarder de près, sont bien différentes de celles suivies par les mathématiciens, les biologistes, sans parler des sociologues. Énoncer des normes absolues, valables pour toutes les disciplines, et affirmer que pour faire de la science, il faut faire ceci et ceci, et pas cela ou cela, ne rend pas justice à la pratique même des sciences.
Par exemple, une des normes qu’il est d’usage de considérer depuis le XIXème siècle comme critère de scientificité est la reproductibilité des expériences. Cela va bien quand vous faites des expériences de physique ou de biologie sur un bout de table comme au XIXème siècle. Mais faire une expérience au CERN [l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, NDLR], avec le grand accélérateur LHC [Large Hadron Collider en anglais, NDLR], par exemple pour découvrir le boson de Higgs, cela coûte tellement cher, prend tellement de temps et mobilise tant de chercheurs, que jamais personne ne refera exactement la même expérience. Et cela n’a d’ailleurs pas d’intérêt de la reproduire exactement.
Les entorses aux règles traditionnelles, les erreurs, mais aussi les fraudes et les tricheries, sont largement dues au fait que la science a profondément changé.
Les chercheurs préfèreront faire d’autres expériences qui pourront indirectement confirmer — ou pas — la première. La reproductibilité à l’identique ne peut plus être aujourd’hui un critère. Je donne cet exemple pour qu’on voie bien à quel point les sciences sont évolutives jusque dans leurs méthodologies. Cela pose évidemment des questions très sérieuses quant à la validité des résultats scientifiques. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’on assiste aujourd’hui à un important développement des entorses aux règles méthodologiques et déontologiques traditionnelles. Erreurs, parfois de bonne foi, mais aussi fraudes et tricheries. C’est largement dû au fait que la science a profondément changé dans ses pratiques.
Quelle pourrait être la nouvelle signification du terme « science » au XXIème siècle ?
Le problème — et le risque, d’ailleurs — est le suivant. Dans l’Antiquité, la science, en tout cas les mathématiques chez les Grecs, c’est, pour le dire très vite, un canton de la philosophie. Au fronton de l’Académie de Platon, se lit la fameuse inscription : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Les mathématiques servent de banc d’essai pour les processus logiques de démonstration. C’est un domaine où l’on peut se convaincre rationnellement de certaines vérités et en convaincre les autres. Mais il faut bien voir qu’à l’époque ces mathématiques n’ont quasiment aucune utilité pratique.
Le couplage entre science et technique est devenu tellement efficace qu’il exerce désormais des effets pervers sur la science elle-même.
Cela reste vrai grosso modo jusqu’au Moyen-âge. Au début du XVIIème siècle, le moment de ce qu’on appelle la « révolution scientifique », nait l’idée que les mathématiques peuvent être utiles. C’est ce que Descartes énonce de façon générale en affirmant que la science nous rendra « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Pour autant, la science d’un Descartes, d’un Galilée, même d’un Newton à la fin du XVIIème siècle, trouve extrêmement peu d’applications pratiques. La technique et l’industrie naissante n’en font guère usage. Cela change vers la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècle. D’abord avec la chimie. De nos jours, nous vivons dans un monde dont une bonne partie du développement technique et industriel est nourri des découvertes de la science fondamentale. Mais il faut réaliser que cela ne vaut que depuis deux siècles, ce qui n’est rien dans l’histoire de l’humanité.
Cependant, ce couplage entre science et technique est devenu tellement efficace qu’il exerce désormais des effets pervers sur la science elle-même. La science a rendu tellement de services à la technique et à l’industrie qu’elle est maintenant sommée de livrer des résultats utilisables et rentables à court terme. La technique passe commande, si j’ose dire, à la science : « Invente moi, trouve moi, fabrique moi de nouveaux matériaux, de nouveaux médicaments, etc. ».
Le financement de la recherche est de plus en plus contractuel, assujetti à des résultats à relativement brève échéance, ce qui risque d’avoir de graves conséquences sur la poule aux œufs d’or qu’elle constitue pour l’économie, sinon en la tuant, du moins en l’handicapant très fortement. Je crains que soit ainsi obérée la capacité de la science à développer des modes de connaissance nouveaux, plus originaux et plus profonds. C’est cela qui, me semble-t-il, caractérise le XXIème siècle. Ce qu’on pourrait appeler la « technoscience »[1]— Lire la tribune libre de Joël Decarsin : « Impasse de la technoscience », septembre 2015. / , ce couplage tellement étroit de la science et de la technique que la science fondamentale, à certains égards, y est presque noyée sous sa propre production technique.
Je crains que soit obérée la capacité de la science à développer des modes de connaissance nouveaux, plus originaux et plus profonds.
Une des ambitions de mon livre est précisément d’attirer l’attention des jeunes sur cette question, de les persuader que la science a une valeur propre, que son intérêt ne tient pas seulement à son utilité. En mathématiques, combien de bacheliers, dans leur activité professionnelle, vont se servir effectivement de ce qu’il ont appris ? Cela ne veut pas dire qu’il est inutile d’enseigner les mathématiques, mais qu’il ne faut pas les soumettre à une perspective d’utilité pratique et immédiate. C’est la dimension culturelle de la science que j’essaie de mettre en évidence.
Vous écrivez : « Ceux qui choisiraient la science pour se rassurer en arrivant à des vérités absolues et définitives risquent d’être très déçus. Cela a d’ailleurs été mon cas, mais j’ai fini par trouver une grande satisfaction à penser qu’aucune question n’est jamais définitivement résolue et que l’entreprise est sans fin ». Expliquez-nous ce paradoxe entre science « rassurante » et science du doute ?
Le côté rassurant de la science l’est à relativement court terme. Si, dans le cadre de l’enseignement, vous avez à répondre à une question, vous savez qu’il existe une réponse, et, mieux, vous savez à peu près, avant la correction par le professeur, si votre résultat est bon ou pas. Alors que, pour une dissertation de lettres ou de philosophie, vous êtes beaucoup plus incertain quant à la valeur de votre copie. De ce point de vue, les sciences ont bien une dimension plus immédiatement gratifiante que les lettres.
L’activité scientifique est pleine d’incertitudes.
Il est plus facile de se positionner vis-à-vis des mathématiques ou de la physique que pour les autres matières scolaires, parce que l’enseignement des sciences ne fait guère de place au doute, au questionnement. Peut-être trouvez-vous les mathématiques ou la physique difficiles, avez-vous du mal à en comprendre les énoncés. Cependant, vous savez au moins qu’on peut y départager le vrai et le faux, ce qui est rassurant.
Mais l’inquiétude surgit nécessairement lorsque vous vous mettez à faire vraiment de la science, et pas seulement à mettre en œuvre ce que vous en avez appris. Au niveau Master ou en tout cas Doctorat, vous vous rendez compte que l’activité scientifique est pleine d’incertitudes, que le travail personnel de recherche peut être une source de très grande angoisse, venant non pas tant du fait qu’on ne trouve pas la réponse à telle ou telle question, mais qu’on ne sait même pas s’il s’agit d’une bonne question.
Vous me demandiez tout à l’heure ce qu’est la science pour moi. Je dirais que c’est l’art de transformer les questions jusqu’à ce qu’elles aient des réponses. Je dis « l’art », car la recherche a un côté artisanal. On n’y dispose pas d’une méthodologie fixée une fois pour toutes. C’est la capacité de partir d’une question, de la modifier, de préciser son champ, et d’arriver — dans le meilleur des cas — à une réponse satisfaisante.
La science, c’est l’art de transformer les questions jusqu’à ce qu’elles aient des réponses.
Je prends un exemple tout bête, une vieille question : « D’où je viens ? ». Ce n’est pas une question d’abord scientifique. C’est une question profondément métaphysique, à laquelle la philosophie, la religion, tentent depuis toujours d’apporter des réponses. La science, quant à elle, dira : « D’où tu viens ? » On peut remonter au moment où tu apparais en tant qu’individu. Alors on va faire de la biologie : « L’ovule de maman, le spermatozoïde de papa, etc., voilà d’où tu viens. » Donc, on a une réponse, intéressante et fondée. Mais c’est une réponse à une question beaucoup plus limitée que la question initiale, puisqu’elle ne dit rien sur la raison profonde de mon existence et sur mon rapport au monde en général, rien sur la raison pour laquelle c’est ce papa et cette maman là qui m’ont fabriqué, ni sur ce qui s’est passé au fil des âges auparavant. On doit donc apprécier la capacité de la science à donner des réponses fermes, et en même temps admettre qu’elle ne donne de réponses que dans un cadre très limité.
L’expérience de l’échec peut-elle être un atout ?
Livrés à eux-mêmes, la plupart des jeunes chercheurs connaissent un moment d’angoisse assez intense, une phase fort dépressive, dont on ne parle en général pas. C’est l’un des secrets de métier les mieux gardés. Après avoir été bon élève, tout d’un coup, c’est la découverte de la difficulté, de la butée, de l’échec.
L’angoisse des jeunes chercheurs est l’un des secrets de métier les mieux gardés.
Mais ceux qui ne sont pas les meilleurs élèves connaissent en revanche la difficulté depuis longtemps. Cette expérience de la confrontation à soi-même, pour aller au-delà du sentiment d’échec, peut-être vaut-il mieux l’acquérir tôt. Au lieu de dire aux enfants, dès la Sixième, devant un obstacle : « Mais il n’y a pas de problème, c’est parfaitement logique. Ce n’est pas normal que tu ne comprennes pas. » Il vaudrait mieux leur dire : « Mais oui, tu as raison, c’est difficile ! Tu sais qui était Thalès ? C’était un Grec qui vivait il y a plus de 2 500 ans et c’était un génie. Le théorème de Thalès, c’est quelque chose que les esprits les plus géniaux de l’humanité ont conçu jadis avec une grande difficulté. Toi, un gamin de 10-11 ans, on t’enseigne quelque chose qui était réservé à une poignée d’individus voici 2 000 ans. C’est formidable, non ? ». La science demande des efforts, c’est vrai, et c’est bien ça qui la rend intéressante !
La science est-elle amenée à s’achever un jour ?
Si vous me posez la question en toute généralité, je ne saurais répondre. Tout dépend de ce qu’on appelle précisément « science », et cela nous ramène au début de notre échange. De ce point de vue, il y a déjà eu des sciences qui ont péri. « Des » sciences, je ne dis pas « la » science. Elles ont disparu parce qu’elles ont perdu leurs conditions de validité et leur contexte culturel. La mathématique grecque, à certains égards, est morte. Non pas que ses théorèmes soient devenus faux, mais la pratique de ce qu’était cette science comme activité sociale, elle, a bel et bien disparu. Du coup, rien ne nous garantit que la façon dont on fait de la science aujourd’hui est amenée à perdurer. Peut-être que le mot restera, mais qu’il désignera des réalités, des activités assez différentes, ce que j’ai laissé entendre quand je parlais de la technoscience.
Une telle transformation peut-elle mener à la fin de toute activité scientifique ? Peut-être. Provisoirement en tout cas. On a des exemples. Revenons dans l’Antiquité. Si je vous demande le nom de grands savants grecs, vous n’aurez que l’embarras du choix : Thalès, Pythagore, Archimède, Euclide, Hipparque, tant d’autres… Je vous demande maintenant le nom d’un grand savant romain, du même calibre. Posez la question y compris à un historien des sciences, il restera coi. Parce que la civilisation romaine ne s’intéresse pas à ce qu’on appellerait aujourd’hui la science. Cela n’empêche pas la civilisation romaine d’être admirable, avec des architectes, des juristes, des poètes, des philosophes tous remarquables. Mais pas de grand mathématicien, pas de grand physicien.
Ce que l’avenir nous réserve, je n’en sais rien. Mais je ne serais pas surpris que les historiens des sciences de l’avenir, d’ici trois ou quatre siècles, considèrent que le XXIème siècle a été remarquable quant au développement technologique qu’il a connu, mais n’a pas été la période où la science fondamentale a été la plus florissante, par comparaison, en tout cas, avec la période immédiatement précédente.
Les sciences ont-elles un rôle social, politique ?
Je ne parlerais pas de « rôle politique » de la science. Je dirais plutôt que, dans la mesure où la science aujourd’hui est une activité beaucoup plus socialisée qu’elle ne l’a jamais été, elle est partie prenante d’une activité collective de grande ampleur. Elle est couplée à la technologie, donc à l’industrie, et par conséquent à toute une série d’enjeux économiques et militaires.
Les scientifiques ne sont plus dans une tour d’ivoire.
Elle est donc nécessairement traversée par le politique. Les scientifiques, qu’ils le veuillent ou non, ne sont plus dans une sorte de tour d’ivoire où ils croyaient pouvoir mener leurs recherches d’une façon qu’ils imaginaient autonome et libre. On voit bien aujourd’hui que tel n’est plus le cas.
Faut-il que cette ouverture se poursuive ?
Les répercussions du travail scientifique sur l’activité sociale en général, que ce soit dans le domaine de la médecine, des nouvelles technologies, de l’armement… sont telles que nous avons certainement besoin d’un niveau de conscience collective beaucoup plus élevé de la part de l’ensemble de la société quant à ce qu’est l’activité scientifique.
Nous avons besoin d’un niveau de conscience collective beaucoup plus élevé de la part de l’ensemble de la société quant à ce qu’est l’activité scientifique.
Mais attention ! Il ne suffit pas de souhaiter une meilleure vulgarisation de la science, comme si le problème était exclusivement celui des non-scientifiques. Je crois que le problème est le même pour les scientifiques professionnels et pour les non-scientifiques, car si les professionnels connaissent certes bien leur discipline, y sont souvent d’une compétence remarquable, ils n’ont pas aujourd’hui une vision suffisamment profonde de l’activité scientifique dans toute son ampleur et de ses liens avec le reste de la société. Ils ont donc, au même titre que les profanes, besoin d’une meilleure formation en matière d’histoire des sciences, de philosophie des sciences, de sociologie des sciences, d’économie des sciences…
Est-il important pour les scientifiques d’être créatifs, de ne pas forcément respecter les règles et les injonctions ?
Ce n’est pas spécifique à la science. Toute activité créatrice demande un équilibre extrêmement délicat entre le fait d’assumer la continuité et la nécessité de la rupture. Heureusement, de temps en temps, des génies font un coup d’éclat et permettent d’ouvrir un champ nouveau. Mais ce n’est pas le cas de la majorité d’entre nous, chercheurs, qui sommes d’honnêtes « travailleurs de la preuve », comme disait Gaston Bachelard, qui essayons tant bien que mal d’avancer petit à petit.
Les sciences devraient-elles être plus participatives ? Faut-il développer la « science du dimanche » ?
Oui, c’est certainement l’un des moyens d’atténuer le hiatus qui sépare l’activité professionnelle de la science et son investissement social. On reconnaît une activité culturelle pour telle — qu’il s’agisse des arts plastiques, de la musique, ou du théâtre — à ce qu’il existe une parfaite continuité entre la création de pointe la plus ésotérique et l’activité la plus commune. Dans le cas de la musique, à un bout du spectre, les compositeurs contemporains d’œuvres difficiles ayant un auditoire très restreint, et à l’autre bout, les gamins qui gratouillent leur guitare ou tout simplement chantonnent un air à la mode entendu à la radio. Il y a continuité entre le cœur de l’activité créatrice et le champ des pratiques sociales courantes. Et il me semble que c’est cela qui manque essentiellement aux sciences.
Une conscience beaucoup plus active de tout un chacun à l’égard de ses propres enjeux de santé est nécessaire pour ne pas être livré pieds et poings liés aux médecins et aux experts.
Il y a certes une astronomie amateur très développée, et certains amateurs sont même capables de contribuer à la recherche professionnelle. L’intérêt du public pour l’astronomie est en grande partie lié à ce qu’il n’est pas nécessaire d’être un éminent astrophysicien pour s’intéresser au ciel.
Le développement de l’amatorat — pas l’amateurisme ! — joue à la fois sur l’intérêt culturel, voire purement esthétique, et sur des engagements sociaux. Je pense ici aux sciences de la vie, où une conscience beaucoup plus active de tout un chacun à l’égard de ses propres enjeux de santé est certainement nécessaire, afin de ne pas être livré pieds et poings liés aux médecins et aux experts. C’est un mouvement qui traverse la société aujourd’hui. Il peut certes prendre des formes douteuses, par exemple lorsque certaines médecines dites parallèles ou douces exploitent la crédulité populaire et deviennent dangereuses. Mais l’essentiel est qu’il existe des associations de malades qui ont beaucoup fait pour la recherche et la mise à disposition de ses résultats. Les questions environnementales aussi sont un excellent exemple. Nombre de recherches nécessaires dans le domaine écologique peuvent être liées à des connaissances locales en agriculture ou en météorologie.
Les questions que se posent les « gens lambda » doivent-elles influencer les recherches des scientifiques ?
Mais les scientifiques sont des « gens lambda » comme les autres, ou presque ! « D’où je viens ? », c’est une question lambda typique. « D’où je viens ? Où je vais ? A quoi cela sert tout ça ? Quel est le sens de la vie ? etc. ». Un astrophysicien qui travaille sur la cosmologie, le big bang ou l’origine de la vie, le fait parce qu’il est motivé au départ par ces questions très générales que se posent tous les êtres humains. Pour des raisons qui lui sont propres, tenant à sa singularité personnelle, à son éducation, à son milieu, il cherchera une réponse du côté de la science quand d’autres le feront ailleurs, via la philosophie, l’art, la mystique, etc.
Beaucoup plus d’argent est dépensé pour financer les recherches sur la santé des hommes blancs, riches et vieux que pour celle des petites filles noires et pauvres.
La science part des questions lambda, mais elle les détourne, reformule, précise, de façon à obtenir des réponses. Je crois que les scientifiques doivent, en effet, écouter les « gens lambda », pour reprendre la formule, en particulier quand les questions ont trait à des problèmes sociaux actuels. Mais la difficulté est à la fois d’entendre ces questions et de faire accepter l’idée que les scientifiques ne peuvent pas nécessairement y répondre.
Par exemple, on peut se demander quand sera trouvé un vaccin contre le paludisme. Pourquoi n’en a-t-on pas aujourd’hui ? Parce que c’est scientifiquement difficile. Mais il y a une autre raison, les sommes consacrées à la recherche contre le paludisme sont fort limitées par rapport à l’ampleur mondiale du fléau. Pour aller très vite, les grandes firmes pharmacologiques mondiales mais également les instituts de recherche publics dépensent proportionnellement beaucoup plus d’argent pour financer les recherches sur la santé des hommes blancs, riches et vieux que pour celle des petites filles noires et pauvres. Le biologiste doit expliquer à la fois que c’est une bonne question et qu’il va essayer d’y répondre, et en même temps que cela ne dépend pas seulement — et de moins en moins — de lui. Combien de promesses n’ont-elles pas été faites pour que l’institution scientifique puisse obtenir suffisamment de moyens ? Promesses qui n’ont pas été tenues. Dans les années 1960, sous la présidence de Richard Nixon, l’administration américaine avait décrété la « guerre contre le cancer ». La promesse était « dans 10 ans, on aura gagné ». Beaucoup, beaucoup d’argent a été dépensé. Tout n’a certes pas été inutile, mais enfin cette guerre n’a pas été gagnée, de toute évidence.
La portée de la découverte du boson de Higgs pour l’humanité souffrante est fort limitée.
Trouver un équilibre entre le développement de la recherche scientifique pour ses résultats pratiques et défendre en même temps sa portée intellectuelle, culturelle, sans pour autant semer d’illusions sur ses résultats, c’est très difficile et cela demande une bien meilleure compréhension collective de ce qu’est la science. D’où la nécessité de ce que j’appelle une « critique de science »[2]– Lire les textes de Jean-Marc Lévy-Leblond : « Pour une critique de science », extrait du livre La pierre de touche. La science à l’épreuve… (1996) ; Jacques Testart : « … Continue reading. La critique de science n’est pas — en tout cas pas nécessairement — une critique de la science. Critique de science est à entendre comme critique d’art. C’est ce qui permet d’en comprendre le sens et la portée. Nous sommes loin du compte. La plupart des avancées scientifiques aujourd’hui sont présentées de façon acritique. La mise en évidence du boson de Higgs, c’est très intéressant pour le physicien que je suis. Mais la portée de cette découverte pour l’humanité souffrante est fort limitée. Ses applications pratiques sont nulles. Je n’ai pas vu beaucoup de médias expliquer ce qu’est le boson de Higgs, quel est son intérêt, et en même temps le cadre relativement limité de cet intérêt.
La question concerne la communication des scientifiques et des médias ou la répartition des financements ?
La vraie question est en amont encore, c’est une question politique. Quels sont les critères réels du développement des sciences et de la technique aujourd’hui ? Pour être un peu brutal, les critères essentiels aujourd’hui sont soit le profit des grandes firmes multinationales, soit la puissance militaire des états — voire les deux à la fois.
Les décisions en matière technoscientifique sont prises de façon totalement anti-démocratique.
Il n’y a pas aujourd’hui de maitrise démocratique globale du développement de la science. Cette maîtrise est de toute façon faible dans beaucoup d’autres domaines de la vie sociale, mais ici elle est pratiquement nulle. Par exemple, il n’y a jamais eu de débat public en France, ne fut-ce qu’au Parlement, pour discuter du programme nucléaire, civil et militaire, du pays. Les décisions en matière technoscientifique sont prises de façon totalement anti-démocratique, ou mieux, a-démocratique.
La question des médias et de l’information est subordonnée à une question plus large : sommes-nous capables de développer par rapport à la science et à la technique l’approche démocratique pratiquée — avec plus ou moins d’efficacité, certes — sur le plan politique ? De développer un débat d’idées, une confrontation des opinions ? Le fait est que, concernant le développement scientifique, il n’y a pas d’opinion publique.
D’où la nécessité de « remettre la science en culture » ?
Oui. Il faut ici entendre « culture » en deux sens que je ne voudrais pas séparer. La culture des œuvres, ce qui participe à la conscience que l’humanité peut avoir d’elle-même, à la représentation qu’elle se donne. Mais culture aussi au sens anthropologique : ce qui constitue une société à un moment donné, grâce au caractère réflexif de l’activité sociale. Ces deux composantes sont nécessaires afin de pouvoir agir sur le développement scientifique de la société. Car à l’heure actuelle, nous sommes tributaires d’une technoscience qui semble se développer sans que personne ne décide ou contrôle quoi que ce soit, ni les citoyens en général ni les scientifiques en particulier.
La collection que vous dirigez au Seuil s’appelle « Science ouverte », et vous prônez une formation élargie des scientifiques. A quoi pourrait-elle ressembler ?
Tout simplement à la formation élargie qui existe dans pratiquement tous les autres domaines d’activité. On n’imagine pas une seule seconde que les écoles d’art puissent offrir une formation qui n’inclurait pas de sérieuses connaissances en histoire de l’art. Si un jeune artiste veut être moderniste à tout prix, s’il veut faire la révolution dans l’art, il faut bien qu’il sache avec quoi il doit rompre.
Les scientifiques sont ignorants de leur histoire.
Mais les scientifiques, sauf exception, n’ont aucune formation en histoire des sciences. Ils sont, par construction, ignorants de leur histoire. Un jeune physicien n’aura jamais lu une ligne de Galilée, de Newton ou même d’Einstein.
En tant qu’éditeur, quels sont les thèmes que vous considérez comme importants ?
J’essaie de faire un travail de croisement entre les thématiques, de ne jamais traiter un domaine scientifique spécialisé — physique, biologie, écologie, chimie, etc. — sans qu’il soit ouvert à des questions qui peuvent provenir du champ philosophique, politique, économique, artistique, etc. Je n’ai pas l’illusion de penser qu’on peut faire tout à la fois. Mais mon objectif aujourd’hui, c’est l’ouverture du champ scientifique à tout ce qui peut le traverser, l’interroger.
Dans votre livre, pourquoi finalement n’y a-t-il pas de science au sens strict ?
Il m’a semblé plus intéressant d’essayer d’expliquer ce qu’est la science, plutôt que ce qu’elle sait. Évidemment les jeunes ont aussi besoin de livres qui expliquent les savoirs scientifiques eux-mêmes. Mais il y en a déjà beaucoup, en particulier dans la même collection. Mon propos est un peu différent. Je voulais donner à comprendre non pas les savoirs de la science, mais sa nature, ce qu’elle est. Car assimiler les connaissances scientifiques sera d’autant plus facile qu’on comprendra comment elles sont produites.
Propos recueillis par Aurélie Delmas, journaliste / Sciences Critiques.
> Image de Une : L’École d’Athènes (1509-1512), fresque de Raphaël.
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References
↑1 | — Lire la tribune libre de Joël Decarsin : « Impasse de la technoscience », septembre 2015. / |
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↑2 | – Lire les textes de Jean-Marc Lévy-Leblond : « Pour une critique de science », extrait du livre La pierre de touche. La science à l’épreuve… (1996) ; Jacques Testart : « Pourquoi et comment être critique de science » (février 2015) et Renaud Debailly : « Aux racines de la critique des sciences » (juin 2015). / |
8 mai 2020 à 20 h 22 min
-1° : Pourtant, s’il existe vraiment une théorie complètement unifiée, elle devrait aussi vraisemblablement déterminer nos actions. Et ainsi, la théorie elle-même devrait déterminer l’aboutissement de notre recherche la concernant. (Je confirme son analyse !). (Stephen Hawking 1942-2018 in Une brève histoire du temps éd. flammarion Champs sciences p. 31).
-2° : La théorie unifiée serait-elle dotée d’une telle force qu’elle se mettrait au monde elle-même ? (Je confirme son intuition !). ( Stephen Hawking 1942-2018 in Une belle histoire du temps éd. flammarion Champs sciences p. 229).
SI tu est PLUS intelligent que Hawking, PLUS sage que Platon, PLUS vaillant que Bayard, PLUS abstinent sexuel que Jésus et PLUS cultivé que Montaigne ; alors tu pourras me demander, pourquoi je cite ces deux passages de Hawking sur LA Théorie Unifiée qu’il avait cherché comme Einstein SANS l’avoir trouvée ? SERVIR sans se servir et VAINCRE sans tuer sans JAMAIS cesser d’apprendre………