Directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et professeure en histoire des sciences à l’Université de Strasbourg, Anne Rasmussen étudie l’histoire sociale et culturelle des pratiques savantes et des savoirs biomédicaux. Comment l’histoire, et plus particulièrement l’histoire de la santé et de la médecine, peuvent-elles éclairer la crise politico-sanitaire du Covid-19 ? Trois questions à cette historienne, pour qui « l’histoire offre un répertoire d’expériences qui aide à l’intelligibilité des situations contemporaines ».
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Sciences Critiques − La pandémie actuelle de Covid-19 est souvent comparée à la grippe dite “espagnole” de 1918-1919. Ces deux crises sanitaires mondiales sont-elles comparables ? Quels sont leurs points communs et leurs spécificités propres ?
Anne Rasmussen − Il est d’autant plus pertinent de questionner en parallèle les deux pandémies de grippe espagnole et de Covid-19 que la référence à la première a été largement mobilisée, par les gouvernants comme par les scientifiques, pour aider à la compréhension de la crise sanitaire que nous traversons.
La pandémie grippale de 1918-1919 constituait à la fois une butte témoin − effrayante, par son terrible bilan démographique[1]– On ne dispose pas de données fiables sur la mortalité de la grippe espagnole. Les dernières estimations évaluent le bilan à plus de 50 millions de morts dans le monde. – et un précédent auquel comparer l’ampleur sans pareil de la diffusion virale à l’échelle du globe.
La comparaison était de nature à inspirer la crainte, justifiant des mesures très fortes : une fois la perspective d’une « grippette » saisonnière écartée − le terme a fait polémique −, la grippe espagnole offrait, à une Europe épargnée par les précédentes épidémies dues au coronavirus (Sars, Mers), la référence d’un phénomène global à l’impact majeur sur les sociétés.
La grippe dite “espagnole” a fourni un cadre historique permettant de comprendre, voire d’interpréter, ce qui nous arrive.
La grippe dite espagnole a donc fourni un cadre historique permettant de comprendre, voire d’interpréter, ce qui nous arrive. Et certes les points communs étaient manifestes. D’abord, le caractère pandémique et global de la contagion dont les vagues se font ressentir de manière différée dans toutes les régions du monde, au départ de la Chine. Ensuite, la nature respiratoire de l’infection, aux modes de transmission semblables, par projection de gouttelettes à la faveur des contacts interhumains.
Dans les deux cas, elle appelait à des mesures d’isolement des contaminés et à des gestes barrières, dont le masque est devenu l’emblème. Celui-ci, loin d’avoir été généralisé lors de la pandémie grippale, y est pourtant associé dans la mémoire collective, diffusée dans les photographies, montrées en boucle, des archives américaines. Enfin, face à la nouveauté du virus SARS-Cov-2[2]− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Brice Perrier : « L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 27 août 2021. , ne nous trouvions-nous pas aussi démunis et ignorants que les contemporains de la grippe espagnole dont l’agent pathogène était inconnu[3]– Le virus grippal n’a été identifié qu’en 1933, grâce au microscope électronique. , et qui ne disposaient par conséquent ni de vaccin, ni d’aucune réponse thérapeutique spécifique ?
Pourtant, à mesure du développement de la pandémie de Covid-19, la comparaison a rendu compte des limites de l’analogie. Du point de vue médical, la clinique montrait la singularité du Covid-19, bien distinct de la grippe, et les groupes à risque n’étaient pas les mêmes – la grippe espagnole ayant particulièrement touché les jeunes adultes.
La comparaison avec la grippe espagnole était de nature à inspirer la crainte, justifiant des mesures très fortes.
Sur le plan sanitaire, les sociétés du XXIème siècle s’avéraient bien mieux armées que celles du début du XXème siècle, et cela même en l’absence de traitement et de vaccin : technologie hospitalière de pointe permettant la prise en charge des cas graves ; environnement pharmaceutique accompagnant les effets induits ; politiques de sécurité sociale amortissant les coûts sociaux de l’épidémie ; surveillance épidémiologique à l’échelle globale ; accélération sans précédent de l’effort de recherche scientifique[4]− NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Jacques Testart : « La gestion de l’urgence s’accorde mal avec la science », 29 avril 2020. et partage international de l’information.
Ainsi, le contexte sanitaire est au XXIème siècle tout différent et – acceptons-en l’augure – la catastrophe de la mortalité due à la grippe espagnole, qui s’ajoutait à celle de la guerre mondiale, n’aura pas d’équivalent.
Au regard de l’histoire, comment les crises sanitaires reconfigurent-elles politiquement et institutionnellement les sociétés impactées, concernant notamment les politiques de santé publique ?
Malgré les contextes tout différents qui affectent les situations de crise, et si l’on s’en tient à celles qui sont causées par les grandes épidémies dans la longue durée, trois caractéristiques peuvent être relevées.
La situation d’urgence commandée par l’expansion de la contagion constitue un levier essentiel de l’action publique. S’abstenir d’agir, c’est laisser l’épidémie faire son chemin et croître ses ravages. Aussi, au temps d’épidémie correspond généralement un accroissement de la puissance publique en matière sanitaire.
au temps d’épidémie correspond généralement un accroissement de la puissance publique en matière sanitaire.
La peste noire au XIVème siècle suscite ainsi dans les cités-Etats italiennes de premières politiques de lutte contre la contamination, que traduisent des mesures sanitaires collectives et des dispositifs de protection, pensés comme temporaires, dont certains vont être pérennisés, comme les quarantaines et les lazarets dans les ports de Méditerranée.
Ou encore, au milieu du XIXème siècle, les préoccupations économiques des Etats-nations européens face à l’expansion du choléra sont à l’origine des conférences sanitaires internationales, premiers systèmes de régulation, non contraignants toutefois, face au danger de la circulation des germes.
Deuxièmement, notons que les politiques de santé publique ne sont pas intrinsèquement fondées sur les sciences. Les sociétés se dotent de moyens d’action publique contre les épidémies de peste au Moyen Âge, de variole au XVIIIème siècle ou de choléra au XIXème, sans que l’étiologie de ces pathologies soit élucidée, et sans que la théorie des germes ait encore ouvert la voie à des solutions prophylactiques déployées contre les maladies infectieuses.
A contrario, on a pu s’étonner qu’à notre époque de haute technologisation de la médecine, on en revienne à des dispositifs sanitaires qui pouvaient sembler des plus rudimentaires : confinement, quarantaine, masque. Si la santé publique se fonde sur un ensemble de savoirs, elle n’est toutefois pas principalement corrélée à l’avancement de l’« evidence-based medicine ».
les politiques de santé publique ne sont pas intrinsèquement fondées sur les sciences.
Troisièmement, à différentes époques, les crises sanitaires ont agi comme des révélateurs de problèmes sociaux, économiques et politiques structurels des sociétés – problèmes qu’elles mettent en pleine lumière, voire exacerbent : pauvreté, inégalités sociales de santé, dépendance liée à l’âge, insalubrité de conditions de vie urbaine, fragilité des circuits d’approvisionnement, etc.
Sans doute, comme Didier Fassin l’a souligné en proposant le concept de « biolégitimité », dans nos sociétés contemporaines, la valorisation de la vie comme le bien le plus précieux fait que c’est avant tout en tant que corps souffrants et menacés dans leur maintien en santé, plus que comme citoyens ou acteurs sociaux, que les individus sont légitimes aux yeux de leurs gouvernants. La santé publique est ainsi devenue un levier de traitement du social. Pour autant, les politiques de santé publique ne jouent qu’un faible rôle de remédiation face aux problèmes sociaux que les épidémies révèlent. Et, le plus souvent, la parenthèse est fermée quand la crise sanitaire s’estompe.
Comment l’histoire des sciences, et plus particulièrement l’histoire de la santé et de la médecine, nous permettent-elles de comprendre la pandémie actuelle ? Et comment pourraient-elles nous permettre d’anticiper les futures épidémies ?
On sait qu’il serait illusoire de chercher dans l’histoire des leçons à appliquer au présent, et plus encore à l’avenir. L’histoire offre néanmoins un répertoire d’expériences qui aide à l’intelligibilité des situations contemporaines, toujours dotées d’une profondeur de champ historique qu’il faut saisir pour les comprendre.
Il est frappant de voir combien les questions qui ont émergé de la gestion sanitaire du Covid-19 font écho à celles que les historiens de la santé et de la médecine ont mises en valeur en étudiant les réactions et les réponses des sociétés du passé face aux épidémies.
L’histoire offre un répertoire d’expériences qui aide à l’intelligibilité des situations contemporaines.
Ces questions concernaient autant des enjeux anthropologiques – confrontation des individus et des familles à la mort brutale des proches, recours à des systèmes de croyance, ou de connaissance, pour interpréter la crise –, que des enjeux socio-politiques – débats sur l’opposition entre raison sanitaire et raison économique[5]− NDLR : Lire la tribune libre de François Jarrige, Relancer le PIB ? Généalogie d’une obsession, 14 février 2021. , sur la restriction des libertés publiques, sur l’impact des mesures de prévention, sur les inégalités territoriales et sociales[6]− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Laurent Mucchielli : « L’idéologie de la vaccination intégrale n’est ni de la science ni de la médecine », 1er octobre 2021. , sur le rôle des professionnels de santé, etc.
Pour n’en prendre qu’un exemple, comment ne pas inscrire la multiplication des plaintes pénales visant les ministres en exercice, les accusant d’avoir mal géré l’épidémie de Covid-19, dans l’histoire longue de la quête des responsabilités aux fléaux : des juifs empoisonneurs de puits aux étrangers semeurs de peste, des médecins profitant de l’aubaine du marché du choléra aux gouvernants de la Monarchie de Juillet accusés de faillir dans l’épidémie cholérique de 1832, la nomination des coupables a toujours, comme l’analysait Jean Delumeau dans La Peur en Occident tendu à « ramener l’inexplicable à un processus compréhensible » et, par là même, rassurant.
Pour plaider encore en faveur de la justesse de la démarche historienne dans la compréhension d’un présent qui n’est pas doté, disait le grand historien médiéviste Marc Bloch, de privilège d’auto-intelligibilité, notons la difficulté que nous rencontrons tous aujourd’hui à penser la situation que nous vivons comme dynamique et évolutive.
l’histoire n’est pas la science du passé, mais celle des hommes dans le temps.
Préparation de l’épidémie, anticipation de la crise hospitalière, usage des masques, état des connaissances, gestion de l’incertitude : nombre d’analystes commettent l’erreur de relire les différentes variables de la situation de l’instant T-1 à l’aide de la grille de lecture dont ils disposent à l’instant T.
C’est bien en prenant garde à ces lectures rétrospectives et anachroniques que les historiens peuvent être utiles, pensant avec Marc Bloch que l’histoire n’est pas la science du passé, mais celle des hommes dans le temps : c’est « un changement que l’historien veut saisir », qu’elle qu’en soit la finesse du grain.
Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.
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References
↑1 | – On ne dispose pas de données fiables sur la mortalité de la grippe espagnole. Les dernières estimations évaluent le bilan à plus de 50 millions de morts dans le monde. |
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↑2 | − NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Brice Perrier : « L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 27 août 2021. |
↑3 | – Le virus grippal n’a été identifié qu’en 1933, grâce au microscope électronique. |
↑4 | − NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Jacques Testart : « La gestion de l’urgence s’accorde mal avec la science », 29 avril 2020. |
↑5 | − NDLR : Lire la tribune libre de François Jarrige, Relancer le PIB ? Généalogie d’une obsession, 14 février 2021. |
↑6 | − NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Laurent Mucchielli : « L’idéologie de la vaccination intégrale n’est ni de la science ni de la médecine », 1er octobre 2021. |
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