« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Transhumanistes contre bioconservateurs

Transhumanistes contre bioconservateurs

Les transhumanistes ont la tentation d’opposer deux camps : celui des biotransgressifs, parmi lesquels ils se comptent, et celui des bioconservateurs, avec lesquels ils ferraillent. Il convient de revoir − et même de retourner − les termes du débat. Le risque inhérent aux biotechnologies n’est-il pas, en effet, de tuer la vie, et pas seulement de « tuer la mort ».

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J.-M. Besnier
> Jean-Michel Besnier, philosophe, professeur des universités à l’Université Paris IV-Sorbonne. / Crédit DR.

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ES transhumanistes ont la tentation d’opposer deux camps : celui des biotransgressifs, parmi lesquels ils se comptent, et celui des bioconservateurs, avec lesquels ils ferraillent.

Si le nom des premiers désigne clairement l’entreprise visant à mobiliser les technologies aux fins d’artificialiser la nature, celui des seconds entretient une équivoque que je souhaiterais lever, ne fût-ce que pour contraindre les transhumanistes à davantage de subtilité dans leur argumentation.

Que semble devoir être un bioconservateur ? Quelqu’un qui entend défendre la vie − le bios − contre ceux qui la menaceraient parce qu’ils entendraient la transformer, la synthétiser ou la défigurer, en recourant aux artifices de la technique.

Pour accepter cette définition, et ne pas la confondre avec la position fondamentaliste de quelque amish, il faudrait au moins préciser ceci : la vie que le bioconservateur voudrait conserver n’est pas une entité fixe, un patrimoine figé – ce serait trop facile et dérisoire, et les transhumanistes auraient raison de considérer leurs adversaires comme des réactionnaires, des anti-progressistes, voire des créationnistes.

La vie qu’il faut conserver est fondamentalement subversive et aventureuse.

Je soutiens pour ma part que la vie qu’il faut conserver est d’abord tout sauf un donné fixe : elle est une individuation continuée, le théâtre de variations, de mutations, d’inventions… Elle est caractérisée par un jeu des possibles, comme disait François Jacob. En ce sens, on la peut dire fondamentalement subversive et aventureuse. C’est pour cela que j’objecte la vie à toute entreprise qui voudrait la limiter, la programmer, la maîtriser, lui refuser l’hybridation qui lui permet jusqu’à présent d’évoluer, de tâtonner, voire de muter.

De ce point de vue, il convient de revoir – et même de retourner – les termes du débat que prétendent orchestrer les transhumanistes. Le risque inhérent aux biotechnologies inscrites dans la convergence NBIC n’est-il pas, en effet, de tuer la vie – et pas seulement de « tuer la mort », comme paraît le vouloir la société Calico fondée par Google.

Ces biotechnologies prétendent explicitement en finir avec le hasard – en fabriquant le vivant –, elles veulent contrôler scientifiquement l’évolution de l’espèce et pour ce faire, elles sont conduites à porter atteinte à la biodiversité. Elles sont, par exemple, tentées de substituer à la reproduction sexuée fondée sur l’hybridation aléatoire des gamètes, la duplication du génome. Le décryptage systématique et la manipulation eugéniste du génome envisagés à grande échelle par les Chinois font écho à l’euphorie démiurgique et antinaturaliste que traduisent nombre de transhumanistes.

L’immortalité des transhumanistes supprime le temps et le hasard dont le désir se nourrit.

C’est une option proprement métaphysique qui se trouve engagée par l’offensive biotechnologique contre le hasard inhérent à la reproduction sexuée. Parce qu’il choisit de conserver à la vie son caractère aléatoire, le bioconservateur se révèle attaché à la nature fondamentalement érotique de l’humain, alors que le transhumanisme laisserait volontiers s’installer une situation où le désir n’aurait plus sa place et se trouverait remplacé par un objectif de programmation. C’est d’ailleurs cela que traduirait l’immortalité projetée par le transhumanisme : une situation qui aurait supprimé le temps et le hasard dont le désir se nourrit.

 

Aristide_Maillol_-_Désir

 

Ce que Laurent Alexandre, avocat zélé du camp des biotransgresseurs, reproche aux bioconservateurs, c’est qu’ils auraient le culte de la fragilité, qu’ils s’accommoderaient de l’idée que les humains sont d’éternels prématurés − néoténiques, par essence − et qu’ils auraient la faiblesse d’accepter leur inachèvement.

La critique n’est pas infondée, sauf qu’elle tient pour nul et non avenu l’argument selon lequel cette finitude pourrait être un privilège et permettre la dimension de défi dont les humains sont capables, et qui les porte justement à engager l’aventure technologique.

La finitude des humains peut être un privilège.

Si l’on est indifférent au paradoxe de la condition humaine, il est facile de fustiger le bioconservatisme et d’en appeler à quelque posthumain afin de nous en délivrer. Pourquoi les transhumanistes ne se mettraient-ils pas à lire Friedrich Nietzsche et sa description du dernier homme ?

Le bios que veulent conserver les bioconservateurs résiste aux réductions que les technologies sont amenées à lui faire subir. Il résiste à l’entreprise visant à éliminer le hasard et à transformer la vie en un programme de design et de fabrication. Il résiste à la soumission du réel à la mesure, au calcul et à la gestion des datas, telle que la médecine connectée et le quantified self sont en train de l’imposer. Il résiste à la substitution de la parole impréméditée aux interfaces cerveau-machine ou cerveau-cerveau telle que le rapport NBIC l’annonce comme idéale…

 

L’HOMME AUGMENTÉ SERA-T-IL PLUS LIBRE ?

 

Les simplifications argumentatives du transhumanisme conduisent à demander où se trouve donc l’inertie ? Du côté de ceux qui prêchent la maîtrise technoscientifique[1]NDLR : Lire la tribune libre de Joël Decarsin : Impasse de la technoscience, septembre 2015. / ou du côté de ceux qui en tiennent pour la normativité du vivant ?

J’aime rappeler une remarque de Hannah Arendt qui examinait la crise de l’éducation au XXème siècle. Si l’on veut préserver le potentiel révolutionnaire qui existe dans chaque nouvelle génération, expliquait-elle, il faut que l’éducation soit conservatrice. Et elle prévoyait que, sous prétexte de cautionner tous les possibles, le laxisme des années soixante tuerait dans la jeunesse la volonté de révolution.

Le conservatisme pourrait bien s’accommoder et favoriser l’esprit de subversion.

De ce fait, le conservatisme pourrait bien s’accommoder et favoriser l’esprit de subversion, en ce sens qu’il lui offre un socle à déconstruire, une surface propice à l’opposition.

De la même manière, le bioconservateur me paraît propice à soutenir la liberté d’inventer le nouveau, dans la mesure où il revendique une conception de la vie qui entend préserver son potentiel de variations et de mutations. La liberté qui le sous-tend – dont la prescription technoscientifique n’a cure – s’exprime dans le consentement au hasard et à l’inachèvement.

 

 

S’agissant des vertus comparées du biotransgressisme et du bioconservatisme, la prospective attachée à la figure de l’homme augmenté, c’est-à-dire doté des adjuvants des NBIC, serait un bon terrain de démonstration.

Cet homme augmenté sera-t-il plus libre ? Oui, si l’on entend la liberté dans le sens restrictif que lui accorde la novlangue de George Orwell : le fait de n’être pas arrêté dans son mouvement − par exemple, le cours d’eau est libre.

La liberté de l’homme augmenté n’aura rien à voir avec le drapeau noir de l’Anarchie ou simplement avec l’esprit critique des Lumières.

L’homme augmenté sera, en effet, délivré de certaines limites − l’oubli et le sommeil grâce au Modafinil, la distraction grâce à la Ritaline, la distance ou la pesanteur grâce aux exosquelettes. Mais il ne sera pas plus libre, loin s’en faut, d’opposer un refus au système social − compétitif, concurrentiel, chronophage… − qui exploite ses capacités animales à réagir et à assumer les automatismes incarnés dans les machines. Il ne sera pas plus libre d’imaginer un devoir-être même utopique à objecter au conformisme des normes qu’on lui imposera. Sa liberté n’aura rien à voir avec le drapeau noir de l’Anarchie ou simplement avec l’esprit critique des Lumières.

L’homme augmenté deviendra-t-il un homme sans qualités, uniformisé par le format que lui imposera le régime des technologies ? Probablement. Il se trouvera débarrassé du souci d’être libre et de l’angoisse liée au fait d’être libre – cette angoisse génératrice d’œuvres et d’exploits. Il se vivra comme un individu à peu près interchangeable − à l’instar de ces internautes qui devraient accepter de n’être pas davantage que les neurones du cerveau planétaire.

L’uniformisation imposée par les formats de la technologie, les normes des programmes, pourront être accueillies par lui comme une libération, mais il aura perdu l’inquiétude existentielle qui nourrit la culture et le monde symbolique auquel le bioconservateur reste attaché.

Jean-Michel Besnier

 

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References

References
1 NDLR : Lire la tribune libre de Joël Decarsin : Impasse de la technoscience, septembre 2015. /

3 Commentaires

  1. Jean-Michel Besnier, philosophe, directeur de l’EA Rationalités contemporaines (Université Paris-Sorbonne), coordonnateur scientifique du pôle de recherche Santé connectée et humain augmenté de l’ISCC.

    Pseudo-critique et acceptologue de la technoscience…

  2. Cette réponse aux transhumanistes est intéressante car elle est faite au nom de la liberté mais elle semble confondre liberté humaine possédant une dimension spirituelle inhérente et le hasard qui, comme l’a dit Monod, est irréductible aux processus biologiques comme le montrent les virus mutants ! Mais il s’agit là d’une question qui mériterait un long débat !
    Simon Charbonneau

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