« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Philippe Descola : «Le regard éloigné a une portée révolutionnaire»

Philippe Descola : «Le regard éloigné a une portée révolutionnaire»

[Retour à la Une*] L’anthropologie fait partie des disciplines scientifiques reines pour comprendre le monde et agir sur son évolution. Plus encore, en nous invitant à déporter notre regard vers les sociétés non-modernes, « l’un des rôles de l’anthropologie, sur le plan politique, est d’échapper à la tristesse désespérante d’un présent infini qui ne se changerait pas », affirme Philippe Descola. Quels sont la place et le rôle de l’être humain, de la nature, des non-humains et des savoirs autochtones dans les sciences et la civilisation modernes occidentales ? Eléments de réponse avec l’un des plus éminents représentants de l’anthropologie française, auteur du célèbre ouvrage Par-delà nature et culture.

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Sciences Critiques Qu’est-ce que l’anthropologie ? Et qu’est-ce qu’être anthropologue, selon vous ?

Philippe Descola − L’anthropologie, c’est la combinaison de trois approches différentes. La première est celle de l’ethnographe, c’est-à-dire qu’il faut apprendre à connaître un collectif – une population amazonienne, une équipe de la brigade anti-criminalité en Seine-Saint-Denis, l’équipage d’un bateau-école de la marine américaine, par exemple. Ce qui compte, c’est la connaissance directe, par immersion et fréquentation quotidienne durant une longue période, d’une communauté qui vous en apprend énormément sur les manières de vivre, les manières de faire et les manières de dire. Parce qu’au fil du temps, on apprend soi-même à se conformer, pour des raisons évidentes de commodité, à ce que les gens attendent de vous. On parle d’« observation participante » – le terme a été forgé par Bronislaw Malinowski. La participation consiste, au fond, à ne pas être trop maladroit, comme un acteur social au sein de la société où l’on a choisi de s’établir.

 

En utilisant le terme « nature », notre civilisation a tendance à exclure les non-humains de toute expression sociale.

 

Le deuxième élément, c’est lorsque l’on veut aller plus loin que cette connaissance directe et que l’on s’intéresse à comparer la collectivité au sein de laquelle on a vécu avec d’autres collectivités, analogues ou non, d’une même aire culturelle : c’est l’ethnologie, qui est fondée sur la connaissance que nous avons des écrits et des publications réalisées par d’autres chercheurs. La troisième focale, c’est l’anthropologie, qui regroupe à la fois les deux premières démarches mais qui se situe à un niveau différent de la comparaison puisqu’elle est fondée sur la production d’hypothèses concernant des aspects de la vie sociale des humains. On est alors dans une démarche qui n’est plus analytique et inductive – comme c’est le cas des démarches ethnographique et ethnologique – mais hypothético-déductive, c’est-à-dire que l’on pose des hypothèses concernant des propriétés formelles de la vie sociale et, à travers les données dont on dispose, on essaie de voir si ces hypothèses sont infirmées ou confirmées.

 

Au début des années 2000, vous avez forgé l’expression oxymorique d’« anthropologie de la nature ». Que recouvre ce champ de recherche ?

C’est une expression que j’ai forgée lorsque j’ai été recruté comme maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) en 2000 pour désigner, du fait de la contradiction que le terme implique – on ne peut pas faire d’anthropologie des non-humains –, un problème. Si les non-humains sont des êtres en partie sociaux parce qu’ils sont intégrés dans la vie sociale des sociétés de façons différentes autour du monde, la nature aussi a une existence sociale dont on peut faire l’anthropologie. L’expression souligne également le caractère exceptionnel de notre propre civilisation qui, en utilisant le terme « nature », a tendance à exclure les non-humains de toute expression sociale.

 

> Philippe Descola, anthropologue, professeur émérite au Collège de France, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), auteur – entre autres ouvrages – de “Par-delà nature et culture” (Gallimard, 2005). / Crédit : Wikipedia.

 

Quels sont les principaux enseignements que vous avez retenus de votre expérience anthropologique en Amazonie équatorienne, entre 1976 et 1979, avec les Amérindiens Jivaros Achuar ?

Les questions générales que l’on se pose comme anthropologue naissent d’un étonnement, d’un ébranlement, d’incertitudes, qui sont provoqués par la découverte des façons de faire et de penser qui sont très différentes des siennes. En l’occurrence, ce que j’ai découvert chez les Achuar, c’est que la nature n’existe pas. Pour moi, ce qui était intéressant, ce sont les rapports qu’ils ont noués au fil du temps avec la nature.

 

Chez les Achuar, la nature n’existe pas.

 

Or, pour les Achuar, les non-humains sont des partenaires sociaux analogues aux humains, puisqu’ils sont crédités d’une intériorité, d’une âme, on peut communiquer avec eux par les rêves, les incantations magiques, etc. Il n’y a pas les mêmes différenciations qu’en Occident, différenciations qui sont apparues à partir de la Renaissance. La question principale qui se posait alors au terme de mon enquête ethnographique était comment se pose, à l’échelle du monde, la question des continuités et des discontinuités entre humains et non-humains, et comment fournir un cadre analytique qui échappe à l’ethnocentrisme de notre rapport d’occidental entre nature et société.

 

Qu’est-ce que les sciences humaines et sociales, en général, et l’anthropologie, en particulier, peuvent apporter à notre compréhension de la crise civilisationnelle que traverse actuellement l’Occident moderne ?

Il faut bien comprendre que les sciences humaines et sociales (SHS) sont un élément central de ce que j’ai appelé le « naturalisme ». Le naturalisme est fondé sur l’idée que les humains partagent, avec les autres éléments du monde, qu’ils soient organiques ou abiotiques, certaines caractéristiques qui sont étudiées, et dont la science rend compte. Ainsi, les êtres humains ne sont pas du tout singuliers puisque ce sont des animaux parmi d’autres, soumis aux lois de la physique et de la chimie, etc., comme les autres. En revanche, ils sont singuliers, d’un point de vue naturaliste, par leurs singularités cognitives et morales, c’est-à-dire qu’ils ont des aptitudes cognitives qui les différencient de tous les autres éléments de l’environnement, et notamment des autres êtres organisés.

 

 

Cette grille de lecture est en train d’être remise en question pour certaines espèces animales. Cette frontière, qui était très tranchée pendant longtemps, l’est moins maintenant parce que l’éthologie a mis en évidence que, dans d’autres espèces, il y avait des formes de fabrication d’outils, des capacités de catégorisation, voire peut-être même de raisonnement, des formes de communication assez proches du langage symbolique, etc. Depuis quelque temps, les frontières sont moins stables ou étanches qu’elles ne l’étaient auparavant. Donc, ce système-là, qui me paraissait aller de soi, comme il paraît aller de soi pour tout le monde, j’ai appris d’abord à le voir dans son extériorité exotique et, ensuite, à l’utiliser comme un modèle d’une expérience collective singulière, où c’est l’inverse qui prévaut, c’est-à-dire l’idée que la plupart des êtres de notre environnement, notamment les êtres organisés, ont une intériorité, une âme ; disons que l’on peut discerner en eux des intentions, des buts ; on peut communiquer avec eux dans certaines circonstances parce qu’ils se prennent pour des humains, etc.

 

l’opposition entre nature et culture, qui nous paraît tellement familière aujourd’hui, est en fait le produit d’un travail de différenciation, de décantation, qui a pris du temps.

 

En revanche, ces êtres, du fait de leurs caractéristiques physiques et biologiques, vivent dans des mondes singuliers. Donc, ils ont une nature singulière qui leur permet de vivre dans des natures singulières. Par exemple, un poisson-chat vit dans la rivière. Il va rencontrer à l’occasion un papillon qui vole au-dessus de l’eau, mais chacun vit dans des mondes complètement distincts du fait de sa nature. C’est exactement l’inverse de notre mode d’identification, de notre ontologie. Pour moi, cette piste était très intéressante à développer parce que ça rendait notre propre mode d’identification, non seulement exotique, mais, au lieu d’être une sorte de vérité éternelle, une variation par rapport à d’autres modes d’identification.

En ce sens-là, les SHS sont de cette extériorité de la nature, au sens où les humains se sont constitués dans une position de surplomb et de retrait par rapport à la nature. Et cette extériorité, qui est acquise par les scientifiques et les philosophes à partir du XVIIème siècle, et qui s’amplifie au XVIIIème et au XIXème, avec le darwinisme en particulier, reçoit un complément dans le dernier tiers du XIXème siècle avec l’émergence des SHS. Ces dernières contribuent alors à forger l’idée que ce n’est plus un humain qui se pose dans une situation de retrait par rapport à la nature – Galilée avec sa lunette astronomique, par exemple –, mais un collectif qui, en tant que collectif, a des propriétés singulières. On assiste donc à ce moment-là à l’émergence de la notion de « société », de « culture », de « civilisation », et des sciences qui visent à en rendre compte et qui créent, par conséquent, un domaine de positivité original, singulier, qui n’existait pas auparavant, qui était l’existence collective des humains.

 

les humains se sont constitués dans une position de surplomb et de retrait par rapport à la nature.

 

Ainsi, l’opposition entre nature et culture, qui nous paraît tellement familière aujourd’hui, est en fait le produit d’un travail de différenciation, de décantation, qui a pris du temps, mais dont le terme est finalement récent. Il date de la parution, au tout début du XXème siècle, du livre du philosophe néo-kantien allemand Heinrich Rickert, Science de la culture et science de la nature, dans lequel il spécifie les conditions de connaissance, complètement différentes, des réalités naturelles et des réalités sociales. Les SHS se sont donc considérablement développées à l’intérieur du cadre naturaliste et la réforme que j’appelle de mes vœux, et à laquelle je participe, a pour objectif de les rendre moins anthropocentriques. Les SHS sont précisément nées de l’effet de cette mise à distance des non-humains par l’humain.

 

Concrètement, comment les SHS peuvent-elles œuvrer pour associer ces non-humains ?

Elles le font en prenant les non-humains comme des sujets autour desquels les humains s’organisent. Il est intéressant de voir que c’est une entreprise qui a été menée en partant de deux fronts. L’un était celui des sociétés, des collectifs non modernes, tels que je les ai étudiés en Amazonie et dont j’ai la connaissance à travers l’ethnographie. Cela consiste à partir du principe que les ontologies que ces non-modernes ont développées ont une légitimité propre, qui est fondée sur le pluralisme ontologique, c’est-à-dire que ce n’est pas notre point de vue qu’il s’agit d’imposer mais celui d’autres. Il faut donc partir de ce principe pour comprendre les formes d’interaction qui existent entre humains et non-humains, sans privilégier le point de vue humain. Du point de vue des méthodes, nous pouvons par exemple prendre un objet – un lagon, un volcan… – comme étant le point de focalisation autour duquel des communautés humaines et non-humaines s’organisent. Donc, nous transformons un non-humain en agent, non pas en acteur mais en agent, c’est-à-dire qu’il exerce une influence.

 

 

Ce qui est intéressant, c’est que cette approche a également été développée au sein des Science and Technology Studies (STS), par des personnes comme Bruno Latour, Michel Callon, etc., qui ont pris, eux, du point de vue du développement des sciences et des techniques les plus contemporaines, une perspective d’analyse dans laquelle la distinction entre nature et société n’est plus aussi nette qu’elle pouvait le paraître. C’est le second front. Ce qui est intéressant de noter, c’est que deux points de vue très différents ont essayé de réintroduire des non-humains, de nature différente, puisque dans mon cas c’était des animaux, des esprits, etc. ; dans le cas de Callon et Latour, c’était des expériences de laboratoires, des microbes, etc. Et je pense que c’est un mouvement qui est en pleine expansion.

 

La notion de « société » n’a aucun sens dans la plupart des civilisations non européennes.

 

En anthropologie de la nature, il y a de plus en plus de jeunes chercheurs qui adoptent ces perspectives et je pense que cela va à terme transformer le sociocentrisme et l’anthropocentrisme des SHS. Quand je dis « sociocentrisme », je veux dire le fait que les SHS ont pris comme modèle de l’existence collective des humains des formes d’assemblage, si l’on peut dire, ou d’assemblée ou d’agrégation, qui ont été conceptualisées par la philosophie des Lumières et ensuite par les SHS. La notion de « société », par exemple, n’a aucun sens dans la plupart des civilisations non européennes. Alors, bien sûr, elle s’est répandue avec la sociologie, les SHS, le marxisme, etc., mais chez les Achuar ou même en Chine aujourd’hui, la notion de société a beaucoup de mal à émerger. Le sociocentrisme est caractéristique de la notion de société telle que, de façon exemplaire, Émile Durkheim l’a employée, c’est-à-dire une sorte de totalité, transcendante, extérieure et supérieure aux humains, qui a beaucoup à voir avec quelque chose de divin, d’une certaine façon. La société, c’est plus que la somme des sujets qui la composent.

 

Est-ce que cette mutation, ce changement paradigmatique, dans les SHS trouve une traduction politique, selon vous ? Est-ce que les mutations que vous venez de décrire dans le champ de la recherche se retrouvent dans le champ politique ?

Oui, bien sûr. Je pense que le fait de conférer des droits, une personnalité juridique, à des milieux de vie par exemple, comme la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande et bien d’autres cas, est un symptôme de quelque chose. Et je ne pense pas que les députés du Parlement néo-zélandais ont lu Latour ou Descola. Donc, je pense que c’est un mouvement assez profond. Et ce que Latour et Descola ont fait, c’est, à l’échelle de leur activité scientifique, de prendre acte de certaines transformations, de l’inadéquation de certains outils, et nous nous sommes retrouvés dans une convergence un peu accidentelle. C’est précisément parce que les choses sont en train de changer qu’il y a, d’un côté, une traduction scientifique et, de l’autre, une traduction politique. C’est parce que nous avons pris conscience de ces transformations que, simultanément, il y a des transformations politiques, qui s’opèrent dans le domaine institutionnel en particulier. Il y a un mouvement conjoint.

 

L’un des rôles politiques de l’anthropologie, c’est d’échapper à la tristesse désespérante d’un présent infini qui ne se changerait pas.

 

Et, en tant que savants, ce que nous pouvons faire, au fond, c’est d’appuyer ce mouvement, pour montrer que cela n’a rien de fou, d’irraisonnable, et que nous avons les ressources, notamment documentaires – je pense aux anthropologues et aux historiens –, pour montrer qu’il y a des expériences collectives qui ont été menées en d’autres temps et aujourd’hui en d’autres lieux qui permettent de penser ces transformations. L’un des rôles de l’anthropologie, sur le plan politique, c’est d’échapper à la tristesse désespérante d’un présent infini qui ne se changerait pas. Notre rôle est aussi de dire que ces institutions très bizarres que nous décrivons portent en elles la promesse d’imaginer pour nous des institutions différentes, parce que cela n’a rien d’impossible : des gens ont vécu et vivent encore de cette manière et ils ne s’en portent pas plus mal.

En d’autres termes, le regard éloigné a une portée révolutionnaire, parce qu’il sort des cadres conceptuels ordinaires au moyen desquels nous pensons. De ce point de vue-là, les anthropologues sont très favorisés. Bien sûr, ils travaillent sur des objets scientifiques et, comme tout objet scientifique, ils sont construits. Cela dit, nous avons au départ un écart que nous exploitons, à la fois pour penser l’objet que nous étudions et pour penser une relation entre notre monde et celui des non-humains, et en même temps pour penser, en retour, notre monde à partir, d’une certaine façon, de leur « regard ». Je regarde le monde contemporain un peu avec le regard des Achuar.

 

 

Selon vous, justement, quel est le moment que nous vivons aujourd’hui ? Vivons-nous une crise écologique ? Un effondrement ? Quel est votre regard précisément ?

Une crise ou un effondrement, c’est toujours un symptôme qui est détecté après-coup. En réalité, il est toujours très difficile de qualifier le contemporain, de porter un jugement ou un diagnostic sur la situation présente. Ce que je peux dire simplement, c’est que le monde a connu une transformation profonde par rapport au monde que j’ai connu lorsque je suis venu à l’âge de raison. Quand j’étais jeune homme, le genre de questions que l’on se pose maintenant était très peu discuté. J’étais un grand fan à l’époque de quelqu’un dont on recommence à parler aujourd’hui : Nicholas Georgescu-Roegen, un économiste très original. J’ai lu son livre quand j’avais 25 ans. Ma thèse de doctorat avec Claude Levi-Strauss sur les Achuar était inspirée, comme projet, de cette étude, qui analysait les interactions entre les collectifs en termes de flux d’énergie et entre humains et non-humains.

 

Je regarde le monde contemporain un peu avec le regard des Achuar.

 

J’ai finalement fait des choses différentes, mais ce sont des sujets qui m’intéressaient et qui étaient très peu connus à l’époque. Je m’intéressais à André Gorz, entre autres, mais j’étais un militant d’extrême-gauche et mes camarades étaient plus intéressés par la révolution sociale et économique, par l’idée de faire ce que les Bolcheviques avaient raté en Russie, mais de le faire bien. Toutes les questions actuelles n’étaient évidemment pas très présentes à l’époque. Elles ont progressivement émergé du fait, comme toujours, de la crise écologique, au sens large, c’est-à-dire du développement des pollutions, de l’air, des eaux, des sols, du changement du régime climatique, etc. Il y a eu un changement sans aucun doute de ce point de vue-là. Et ce qui apparaît le plus intéressant, c’est que, finalement, l’on ne peut pas séparer les transformations socio-économiques et politiques de la prise en compte des données écologiques, au sens large. C’est devenu aujourd’hui une évidence – pour beaucoup de gens en tout cas –, ce qui n’était absolument pas le cas il y a trente ou quarante ans.

 

Que s’est-il passé, historiquement, culturellement, intellectuellement, anthropologiquement parlant, au XIXème siècle, quand le dualisme nature/culture s’est cristallisé dans les mentalités européennes ? Ce dualisme pré-existait-il dans les esprits auparavant ?

C’est une bonne question. Je continue à être parfaitement convaincu par les analyses de Michel Foucault dans Les Mots et les choses, livre dans lequel il montre que les sciences de l’homme n’existent pas encore au XVIIIème siècle et que la conscience de ce qu’il est nécessaire de comprendre – les manifestations collectives de l’activité humaine sous la forme de l’étude des signes, de l’étude des biens et des richesses, de l’étude des formes institutionnelles d’organisation, etc. – n’émerge qu’au XIXème siècle, et assez tardivement. Alors, il y avait peut-être des prémices, des prodromes. Je pense au droit comparé, une discipline ancienne et déjà bien établie au XVIIIème siècle, qui met un peu l’accent, au fond, sur des formes collectives de différenciations, par l’intermédiaire du droit, dans la conception des institutions. Je pense aussi aux études de religions comparées, qui commencent à se développer à la même époque, mais cela ne suffit pas véritablement pour faire un bouleversement.

 

le regard éloigné a une portée révolutionnaire parce qu’il sort des cadres conceptuels ordinaires au moyen desquels nous pensons.

 

Alors, que s’est-il passé au XIXème siècle ? Je pense que c’est la conscience de ce que les inégalités sont devenues insupportables. Pourquoi ? Les inégalités étaient présentes auparavant, elles ont été à la source en particulier de la Révolution française et de la plupart des révolutions démocratiques au début du XIXème siècle, mais sans la ressource, tout à fait particulière, de l’abondance de richesses produites par l’industrialisation. Il y avait un caractère quasiment naturel de l’inégalité dans les sociétés d’Ancien Régime, fondées sur la naissance et sur le fait que l’on ne pouvait pas multiplier à l’infini les richesses économiques fondées sur l’agriculture. Il s’agissait donc d’améliorer autant que faire se peut la production agricole pour mieux répartir les richesses. Alors qu’au XIXème siècle, la production industrielle de masse a rendu très visibles les mécanismes et les ressorts de l’abondance. Et c’est là que les penseurs socialistes – de Saint-Simon à Marx – sont intervenus, pour montrer que cette abondance était évidemment mal répartie et qu’il fallait transformer complètement le système.

Les SHS sont donc nées, en partie, tout comme leur caractère un peu messianique, de cette situation économique, sociale et politique. Elles ont tiré les conséquences de la philosophie des Lumières, d’une certaine manière. On voit mal les SHS émergées au XVIIème siècle, par exemple, dans un rapport compliqué avec la théologie, qui était le problème des philosophes d’alors – de Descartes ou de Spinoza, par exemple –, ce qui n’est pas du tout le problème qui se pose au XIXème siècle.

 

Les peuples autochtones, ou premiers, ont-ils ce qu’on pourrait appeler une science ? Et comment les savoirs indigènes peuvent-ils nourrir la science moderne occidentale ?

L’un des plus grands livres de philosophie du XXème siècle, La Pensée sauvage, a déjà en grande partie répondu à cette question. Quelles sont les analyses que Claude Lévi-Strauss développe dans ce livre ? D’après lui, la science « primitive » est fondée sur une opération d’une extrême complexité, qui est le passage du sensible à l’intelligible. Les qualités sensibles des objets qui nous entourent peuvent devenir la source de constructions conceptuelles extrêmement complexes. C’est cela, la science, au fond. Levi-Strauss l’a montré admirablement dans ce livre. On ne fait que suivre ses traces, ce que j’ai essayé de faire dans ma thèse – plutôt que suivre celles de Georgescu-Roegen – et qui a été rééditée, La nature domestique (éditions Maison des Sciences de l’Homme, 2019), où j’analyse les savoirs autochtones.

 

la science « primitive » est fondée sur une opération d’une extrême complexité, qui est le passage du sensible à l’intelligible. C’est cela, la science, au fond.

 

Jusqu’à une période récente, on a eu tendance à réduire nos connaissances à des connaissances positives exclusivement, c’est-à-dire à tailler dans le système de savoirs construits par les populations non-modernes ce qui relevait des sciences positives – ce qu’on a appelé « ethno-quelque chose » (botanique, zoologie, agronomie, astronomie…) – et à éliminer de ces systèmes de savoirs ce qui pouvait apparaître comme de la superstition. Or, cette distinction est loin d’aller de soi. Lorsqu’un chasseur Achuar, qui a un savoir éthologique et écologique extrêmement développé, mobilise ces ressources-là, qui sont des ressources cognitives et scientifiques, il mobilise en même temps des dispositions ontologiques qui semblent prendre l’apparence contradictoire avec elles mais qui ne le sont pas, c’est-à-dire qu’il va s’adresser à l’âme de l’animal chassé pour agir sur lui, l’induire à faire telle ou telle action, etc. Les deux sont liées.

 

 

L’un des changements que des anthropologues comme moi ont introduits – et Claude Lévi-Strauss avant moi d’ailleurs –, c’est d’éviter de séparer une sorte de domaine des sciences positives, qui seraient définies par la façon dont nous-mêmes avons découpé dans le tissu du monde des domaines scientifiques, des champs singuliers, en décantant ces champs et en supprimant tout ce qui pouvait relever des croyances, des superstitions, etc. Lorsque nous projetons ces domaines que nous avons découpés dans le monde sur des sociétés non modernes, nous transposons notre propre façon de voir les choses sur la leur, ce qui est une forme d’ethnocentrisme exorbitant.

Je suis très influencé par un grand savant et un grand penseur, Gregory Bateson, qui, au cours de sa vie, a d’abord été ethnologue, ensuite éthologue, puis psychologue et psychiatre, etc. Il a parcouru des domaines d’objets très différents en utilisant des outils assez divers mais, surtout, en poursuivant un même objectif, qui était de comprendre la nature des relations entre les êtres. Je pense que c’est cette voie-là qu’il faut suivre, et c’est pour cela que je m’intéresse à l’écologie[1]NDLR : Lire la tribune libre de Vincent Devictor, Qu’est-ce que l’écologie scientifique ?, 26 novembre 2016. et à l’éthologie comme sciences, qui sont des sciences des relations entre des organismes complexes qui, pour moi, sont du même ordre que l’anthropologie.

 

j’appelle de mes vœux un grand Institut du comportement, qui étudierait le comportement des êtres vivants, aussi bien humains que non-humains.

 

Le risque qu’il ne faut pas courir est de transposer des outils d’un domaine à l’autre. On l’a fait en écologie humaine, par exemple. C’est-à-dire que l’on a transposé des modèles d’analyse des écosystèmes à l’étude des sociétés humaines. Cela donne des résultats assez pauvres en général. Il faut donc – et je crois que c’est un rêve pas forcément hors d’atteinte – mettre sur pied des outils qui permettent de penser à la fois les rapports entre les humains, les rapports entre humains et non-humains et les rapports entre non-humains et non-humains, de sorte à ce que cela devienne une science comparative, sans que l’une d’entre elles ne prédomine sur les autres, tout en étant attentif à la fois aux différences et aux ressemblances entre ces domaines d’objet. C’est pourquoi, j’appelle de mes vœux un grand Institut du comportement, qui étudierait le comportement des êtres vivants, aussi bien humains que non-humains. J’aurais dû passer ma vie à démarcher les ministères pour le créer, j’en aurais probablement assumé la direction, mais ma vie de chercheur aurait été foutue. Je ne l’ai jamais fait, par égoïsme. Je crains toutefois que la création d’un tel institut soit difficile dans le système français.

Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

*Parce que les écrits, même sur Internet, ne restent pas toujours, nous avons entrepris en 2024 de republier 30 des textes (tribunes libres, « Grands Entretiens », reportages, enquêtes…) que nous avons mis en ligne depuis février 2015. Cet entretien a été publié pour la première fois le 21 janvier 2020.

 

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References

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1 NDLR : Lire la tribune libre de Vincent Devictor, Qu’est-ce que l’écologie scientifique ?, 26 novembre 2016.

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