« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Notre-Dame-des-Landes : une «zone à défendre de la pensée»

Notre-Dame-des-Landes : une «zone à défendre de la pensée»

La « Zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes reste aujourd’hui menacée d’évacuation. Des personnalités du « monde des livres, des lettres et des savoirs » ont décidé de se mobiliser pour prendre sa défense. Mais les habitants du bocage cherchent à s’affranchir de toutes formes de domination. Et prendre appui sur l’aura de reconnaissance que confèrent les sciences et leur « savoir légitime » ne va pas sans poser question.

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NE froide soirée d’automne. Ce vendredi 4 novembre 2016, l’amphi François-Furet de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) est plein. À la tribune, l’un des habitants de la « zone à défendre » (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes s’amuse de la situation : « En ouvrant une bibliothèque à la ZAD, on ne s’imaginait pas finir dans un amphi à l’EHESS ! »

En effet, quelques semaines plus tôt, un appel à constituer une « barricade de livres et de mots » a été lancé depuis le Taslu, la nouvelle bibliothèque de la ZAD. À son origine : des habitant-e-s de la zone et des personnes « issues du monde des livres, des lettres et des savoirs ». Une initiative destinée à faire face à une menace d’évacuation qui se fait de plus en plus pressante.

> A l’intérieur de la bibliothèque du Taslu, sur la “Zone à défendre” (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. / Crédit DR.

Chercheurs en sciences humaines ou naturelles, enseignant-e-s, essayistes, éditeurs, militant-e-s, poètes, journalistes, etc. Ils sont des dizaines d’intellectuels à s’être mobilisés. Parmi eux, le biologiste Jacques Testart, la sociologue Dominique Méda ou encore l’anthropologue Philippe Descola.

« Une chose que l’on essaie de faire avec cette bibliothèque, c’est de lier la ZAD avec le reste du monde », fait savoir le jeune habitant du bocage landais. On a remarqué que beaucoup de professions s’engageaient pour la ZAD : des paysans, des gens de la CGT-Vinci, des charpentiers qui venaient faire des hangars sur la zone, etc. Alors, on s’est dit : “Pourquoi ne pas lancer un appel au monde du livre depuis la bibliothèque ?”. »

Les signataires auraient pu se contenter d’apposer leurs noms au bas d’un manifeste, mais ils ont accepté d’aller plus loin. Ce soir, ils participent à la création d’un abécédaire. De A comme « Aéroport » à Z comme « ZAD », en passant par U comme « Utopie concrète ». Chacun a choisi une lettre pour exprimer ce que représente pour lui le monde si particulier qui s’est créé à Notre-Dame-des-Landes.

 

LES MOTS COMME BARRICADES

 

Les lettres de l’alphabet s’affichent sur les murs de l’amphi. À travers la salle, de grandes reproductions de livres en bois, qui sont autant de boucliers dans ce combat des mots contre le projet d’aéroport.

L’abécédaire commence. Les intervenants se relaient à la tribune. A comme « Anthropocène »[1]− Lire l’article de Stéphane Foucart, Allons-nous vraiment entrer dans l’anthropocène ?, 25 mars 2016. / avec le glaciologue Jean Jouzel, E comme « Exilé-e » avec l’architecte Christophe Laurens et le militant des quartiers populaires Omar Slaouti, Q comme « Queer » avec le journaliste Cyril Lecerf Maulpoix etc. Les propos sont variés, toujours politiques, parfois poétiques. Comme ceux de l’historienne Ludivine Bantigny, qui a choisi la lettre U, pour « Utopie Concrète ». « On nous dit “irréalistes”. On nous lance “naïfs”. On nous jette “gauchistes”. Tant pis pour eux et leur monde éteint. Nous endossons le beau mot d’utopie. »

Redéfinir les sciences à partir des bricolages de résistance à l’uniformisation destructrice.

Spécialiste des peuples aborigènes, l’anthropologue et directrice de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) Barbara Glowczewski a, elle, choisi la lettre R comme « Réfugiés de l’intérieur » pour parler de la ZAD :

« Les habitants constructeurs incessants de la ZAD appellent à redéfinir les sciences à partir des bricolages de résistance à l’uniformisation destructrice. À l’instar du Mouvement des Sans-Terre brésiliens qui a inspiré celui de l’Afrique du Sud, l’initiative de Notre-Dame-des-Landes et des autres ZAD a donné l’espoir à ceux qui, dans d’autres pays, cherchent des refuges pour la liberté. »

 

 

À Notre-Dame-des-Landes, on s’insurge « contre l’aéroport et son monde ». Ce soir, la trentaine d’interventions aura démontré une chose : l’essentiel est dans le « et son monde ». L’espace de liberté, de re-création et d’autonomie qui s’est constitué dans le bocage est vu par les personnes à l’origine de l’appel comme « un puissant terreau qui fertilise les imaginaires politiques. »

Une « fraîcheur » qui fait défaut au monde des sciences sociales ? Possible. C’est en tous cas ce que semblent déplorer les participants à l’appel. « Nous faisons face dans nos milieux professionnels à des pratiques majoritaires où la richesse et la dignité des savoirs sont gangrenées par l’emprise destructrice des pouvoirs financiers ; par un utilitarisme économique qui stérilise la création et la pensée ; par des logiques de compétition, de fragmentation, de précarisation et d'”attractivité”. »

La richesse et la dignité des savoirs sont gangrenées par les pouvoirs financiers, l’utilitarisme économique et les logiques de compétition.

Le temps finit par manquer. Les techniciens de l’École rappellent avec insistance que ce n’est pas la ZAD, mais l’amphi qu’il faut, pour l’heure, évacuer sur le champ. Mais un petit groupe de femmes tient absolument à lire le texte qu’elles ont en main. Elles vivent à Notre-Dame-des-Landes, et ne sont pas d’accord avec l’événement de ce soir : ni avec son format, ni avec le processus dont il est issu. Mais, surtout, elles s’opposent au rapport de « domination intellectuelle » sur lequel il s’appuierait :

« Ici, vous parlez de dresser une barricade, sans concerter largement des habitants, à l’exception des groupes que vous semblez identifier comme “la ZAD”. Sachez que ça pose problème aux voisins que nous sommes − souvent non-intellos − ne faisant pas partie de ce monde “de savoir” auquel vous vous identifiez et auquel nous vous identifions. »

 

 

Porte-paroles de l’une des multiples voix de la ZAD, elles se refusent à « mener une guerre ouverte contre les personnes à l’origine de ce projet », mais tiennent tout de même à se faire entendre. Les techniciens, à bout, ont éteint les lumières pour mettre ce beau monde dehors. Déterminées, c’est donc dans la pénombre et sans micro qu’elles continueront à lire leur texte contestataire, « Intellos, poil au dos ! » :

« Notre rapport aux sociologues et aux intellectuels est empreint de méfiance. Nous nous sentons objets d’étude, des animaux en cage, dont les comportements sont notés et analysés. Cela fait des années que des gens de tout milieu et n’ayant pas plus de connaissances des réalités de la ZAD écrivent des textes et s’expriment au sujet de ce que nous vivons ici. »

Notre rapport aux sociologues et aux intellectuels est empreint de méfiance.

Elles évoquent ceux qui se sentiraient d’office exclus des discussions. Et le pouvoir qui vient avec la valorisation sociale dont bénéficie le « monde intellectuel », « valorisation que l’on tend à combattre par ailleurs », affirment-elles.

Il est plus que temps de quitter la salle, les discussions continueront de façon plus apaisée dans un autre local, autour d’une soupe chaude.

 

« ÉTUDIÉS COMME DES ANIMAUX EN CAGE »

 

« C’était une critique légitime », nous confiera plus tard Camille, une organisatrice de l’événement à l’EHESS. Mais, au fond, ces drôles de barricades sont-elles faites de mots qui s’érigent en symboles ? Ou est-ce une stratégie qui s’appuie sur la reconnaissance sociale et médiatique des intellectuels qui la soutiennent ? « Les deux », admet Camille. C’est vrai qu’il s’agit de prendre appui sur le privilège associé au fait d’appartenir à ce milieu. Et on est toujours dans cette tension, cet équilibre délicat et pas simple à gérer. »

La première soirée de l’abécédaire s’achève. Le lendemain à l’aube, un car partira de Paris, direction la ZAD, pour un week-end au bocage. Dans une ambiance plus informelle, l’abécédaire se prolongera. Mais différemment. En commençant par un A comme « Arrivée » qui sonne comme un aveu d’humilité.

 

 

En effet, une fois sur place, certains instigateurs de la « barricade de livres et de mots » questionnent désormais leur propre démarche. « Peut-on contribuer à une lutte aussi radicale depuis une position sociale considérée habituellement comme favorable ? » « En affichant nos métiers comme des étendards : “chercheur”, “universitaire”, “éditeur”, “écrivaine”, “architecte”, “journaliste”, nous mettons en avant la division du travail inégalitaire qui d’habitude gouverne la société. Aux “intellos” la pensée du monde, et que les autres n’aient qu’à les écouter, même si l’on parle à leur place. Nous espérons ici participer à l’ébranler. Nous venons sur la ZAD pour débattre de nos privilèges et de leur utilisation ou non à des fins stratégiques. »

Aux intellos la pensée du monde, et que les autres n’aient qu’à les écouter.

« Durant le week-end, des habitants aussi avaient préparé des lettres. L’ambiance était bien plus conviviale », nous racontera Camille. Les deux groupes ont pu dialoguer et se comprendre. Et les personnes à l’origine du texte protestataire de la veille prendre progressivement une place dans cette barricade de mots.

 

« INTELLOS, POIL AU DOS ! »

 

Au-delà de l’événement, l’enjeu est désormais de créer un mouvement plus pérenne de soutien du « monde des livres et des savoirs » à Notre-Dame-des-Landes. Mais les prochaines actions sur la ZAD prendront davantage la forme de chantiers ou d’ateliers d’écriture, moins « intellos ».

Hors de la zone, de nouvelles actions pourraient avoir lieu au cours des semaines et des mois à venir, ou lorsque l’évacuation commencera. Car la menace reste réelle. Les étudiants de l’EHESS ont pour leur part créé un comité de soutien de la ZAD au sein de leur école.

La stratégie paiera peut-être. Car, selon Camille, « certains des “intellectuels” reviendront sur la zone en cas d’expulsion. Et c’est vrai que ça ne sera alors pas la même chose de devoir les faire évacuer eux, que d’évacuer Monsieur ou Madame Tout-Le-Monde. »

Stéphanie Genteuil, journaliste / Sciences Critiques.

 

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References

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1 − Lire l’article de Stéphane Foucart, Allons-nous vraiment entrer dans l’anthropocène ?, 25 mars 2016. /

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