« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Allons-nous vraiment entrer dans l’anthropocène ?

Allons-nous vraiment entrer dans l’anthropocène ?

Un nouveau chapitre de l’histoire de la Terre s’est-il vraiment ouvert ? On ne commencera à le savoir qu’en avril. A Oslo, en Norvège, une quarantaine de chercheurs rendront les conclusions de leurs travaux sur l’anthropocène : sa caractérisation, son début, etc. Bref, sa réalité.

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Le-Monde
> Stéphane Foucart. Cet article est paru initialement sur LeMonde.fr, le 2 janvier 2016, sous le titre “Allons-nous entrer dans l’Anthropocène en 2016 ?”.

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OUR une majorité de scientifiques, mais aussi dans la presse, la cause est déjà entendue : la planète est bel et bien entrée dans l’anthropocène.

Imaginé en 2000 par le chimiste et Prix Nobel néerlandais Paul Crutzen pour définir l’« ère de l’homme » – devenu la principale force géologique qui s’exerce désormais sur la Terre –, l’anthropocène s’est rapidement imposé dans le débat public.

De fait, les activités de l’Homo sapiens changent la composition de l’atmosphère et la réchauffent à marche forcée et chargent l’environnement de substances chimiques de synthèse détectables des tropiques jusqu’aux glaces de l’Arctique.

Elles répandent des microplastiques à la surface de tous les océans du globe, ­érodent la biodiversité à un rythme sans précédent depuis la dernière des cinq grandes extinctions, il y a 65 millions d’années…

L’homme est devenu la principale force géologique qui s’exerce désormais sur la Terre.

Officiellement, pourtant, nous n’y sommes toujours pas. L’anthropocène n’a pas encore été gravé dans le marbre de l’« échelle des temps géologiques », tenue d’une main de fer par la Commission ­internationale de stratigraphie (ICS), l’un des organes de l’Union internationale des sciences géologiques (IUGS). Officiellement, la Terre est toujours dans ­l’holocène, commencé il y a environ 10 000 ans…

 

« SIGNATURE » GÉOLOGIQUE

 

Mais les choses bougent. En 2009, une sous-commission de l’ICS, dite sous-commission de stratigraphie du quaternaire, a mandaté un groupe d’une quarantaine de scientifiques de plusieurs disciplines pour plancher sur la pertinence du ­concept d’anthropocène et préciser le moment à partir duquel ce dernier aurait commencé. En avril 2016, à Oslo, le groupe scellera plus de six années de ­travail et fera, enfin, ses propositions.

La procédure n’est pas une formalité. Pas plus qu’elle n’est simple. « Nous faisons une évaluation, une expertise, en recueillant toutes les propositions publiées dans la littérature scientifique, et nous préparons un rapport avec des recommandations pour la sous-commission de stratigraphie du quaternaire, explique l’historien des sciences Jacques Grinevald, membre du groupe.

Pour les géologues, l’échelle des temps géologiques est la colonne vertébrale de leur discipline.

Celle-ci examinera ce rapport et fera suivre la procédure, quasi judiciaire, à la Commission Internationale de la stratigraphie qui ensuite, éventuellement, portera l’affaire devant le Congrès géologique international, instance supérieure et souveraine de l’Union internationale des sciences géologiques. » L’instruction du dossier devrait donc se prolonger bien après le printemps 2016.

Pourquoi est-ce si compliqué ? D’abord, parce que amender l’échelle des temps géologiques n’est pas une petite affaire. « Pour les géologues, cette échelle est la colonne vertébrale de leur discipline, on ne peut la changer à la légère », résume le paléobiologiste Jan Zalasiewicz, de l’université de Leicester, au Royaume-Uni, qui conduit les travaux du groupe.

Ensuite, pour que l’anthropocène soit officiellement reconnu, il faut lui trouver une réalité géologique, déterminer la signature permettant de l’identifier dans les strates géologiques qui se forment aujourd’hui.

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> Prélevée dans l’état du Wyoming, aux Etats-Unis, cette roche présente une couche intermédiaire d’argile (strate blanche) contenant 1 000 fois plus d’iridium que les couches supérieures et inférieures. L’iridium est la « signature » géologique de la désintégration de la météorite qui a contribué à la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années. / Crédit CC.

« Pour définir une nouvelle période géologique, il est nécessaire d’identifier un niveau marquant un ­changement dans les grands processus géologiques qui régissent la planète, explique l’océanographe Catherine Jeandel, chercheuse (CNRS) au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales et membre du groupe de travail sur l’anthropocène.

Par exemple, dans les strates géologiques, le passage de la fin de l’ère secondaire au tertiaire est marqué par une mince couche d’iridium provenant de la désintégration de la météorite qui a frappé la Terre il y a 65 millions d’années, contribuant ainsi à la disparition des dinosaures. »

A partir de quand une telle « signature » apparaît-elle dans la stratigraphie, signalant l’action de l’homme à grande échelle ? Certains chercheurs proposent des dates très reculées. L’apparition de l’agriculture, par exemple, il y a quelque 9 000 ans.

Les débuts du défrichage à grande échelle auraient, selon certains chercheurs, entraîné de légères variations de la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone (CO2) ou en ­méthane (CH4), que l’on distinguerait dans les carottes de glaces. Mais la réalité de ces fluctuations, trop faibles pour être univoques, est sujette à caution et ne fait pas consensus.

Vers la fin du XVIème siècle, l’arrivée de maladies virales comme la grippe ou la variole, apportées par les colons ­européens en Amérique, entraîne chez les populations autochtones, non immunisées, des mortalités considérables. En quelques décennies, quelque 50 millions d’Amérindiens périssent et, dans la foulée de ce désastre, des millions d’hectares de cultures sont abandonnés et rendus à la forêt.

Trouver une réalité géologique à l’anthropocène.

Pour croître, celle-ci pompe de grandes quantités de carbone dans l’atmosphère : les carottes de glaces prélevées au Groenland montrent bel et bien qu’autour de 1610 la concentration ­atmosphérique de CO2 baisse assez brusquement de 7 à 10 parties par million (ppm).

 

« GRANDE ACCÉLÉRATION  »

 

Une autre proposition consiste à placer le début de l’anthropocène au moment de la révolution industrielle, au milieu du XIXème siècle. « Si on prend cette date comme référence, alors le marqueur que l’on ­parvient à détecter dans la stratigraphie serait les premiers dépôts de résidus de la combustion du charbon, précise Catherine Jeandel. Mais là encore, le signal est plutôt faible : on n’en retrouve pas partout, notamment dans les fonds marins par exemple… »

Pour trouver un marqueur stratigraphique global, signe intangible des activités humaines, il faut opter pour une date plus tardive d’un siècle. Dans la seconde moitié du XXème siècle, les essais nucléaires atmosphériques dispersent tout autour du globe des éléments radioactifs que l’on retrouve dans les sédiments, les tourbes, les sables, et jusque dans les sédiments marins.

 

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> Un albatros mort à la suite de l’ingestion de déchets flottant à la surface des océans et des mers. Depuis le milieu du XXème siècle, les microplastiques, comme les pesticides ou encore le béton, sont un marqueur de l’activité humaine. / Crédit CC.

 

Le milieu du XXème siècle marque le début de ce que les spécialistes du changement global nomment la « grande accélération » : de la démographie, de la consommation d’eau et d’énergie, de l’utilisation des intrants agricoles… « A partir du milieu du XXème siècle apparaissent aussi d’autres marqueurs de l’activité humaine dans les strates qui se forment, explique Jan Zalasiewicz. Ce sont des microplastiques, par exemple, des pesticides, ou encore du béton… »

Géologues tatillons.

Quel sera le détail des arguments proposés in fine par le groupe de travail ? On le saura en avril 2016. Ses propositions seront-elles retenues par l’ensemble de la tatillonne communauté des géologues ? Entrerons-nous officiellement dans ­l’anthropocène ? Il faudra attendre encore un peu plus pour le savoir.

Stéphane Foucart

> Dessin : Nicolas Karel

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