« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Qu’est-ce que l’écologie scientifique ?

Qu’est-ce que l’écologie scientifique ?

Comme toute science, l’écologie scientifique a le monde qu’elle prétend étudier qui lui colle à la peau. Cela n’invalide pas la scientificité de l’écologie mais, au contraire, confirme que l’écologie scientifique n’est pas différente des autres activités scientifiques. L’écologue doit assumer le fait que les interactions du monde vivant qu’il étudie sont elles-mêmes en interaction avec d’autres sphères, qu’elles soient éthique, politique ou citoyenne.

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> Vincent Devictor, chargé de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), à l’Institut des Sciences de l’Évolution de Montpellier (ISEM). / Crédit DR.

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NE réponse toute prête à cette interrogation consiste à répéter une définition consensuelle ou à s’appuyer sur l’étymologie. Mais, c’est dissiper les ambiguïtés en faisant de l’écologie scientifique une abstraction. Appliquons plutôt la démarche écologique à la recherche de sa propre définition.

L’écologie scientifique, c’est en effet d’abord un geste vers l’extérieur. Une invitation adressée au biologiste à sortir de son laboratoire et au collectionneur de spécimen à sortir de son musée. Ce qui étonne l’écologue, ce sont les vivants en train de vivre, dans leurs milieux.

Le biologiste étudie l’organisme. Mais, paradoxalement, il n’étudie pas l’organisme en train de vivre dans une localité donnée. Il peut même progresser en étudiant l’organisme mort, disséqué, isolé de son environnement.

Le biologiste cherche à comprendre la digestion, la respiration ou la reproduction quand l’écologue étudie l’organisme dans un espace et un temps où la digestion, la respiration ou la reproduction ont effectivement lieu. Il s’agit pour l’écologue de comprendre le vivant in vivo mais aussi in situ. L’écologue n’est pas seulement frappé par la diversité des formes, des espèces, mais il veut savoir pourquoi il y a telles espèces à tel endroit et les conséquences de leur présence.

L’écologie scientifique est une invitation adressée au biologiste à sortir de son laboratoire.

Le vivant a un monde. L’écologue étudie ce monde.

Or, ce qui frappe, c’est que ce monde est un monde d’interactions. La moindre activité d’un organisme suppose toujours des échanges, de matière, d’énergie, d’informations, des mouvements, des comportements. Des interactions qui favorisent ou empêchent. Voilà peut-être ce qui caractérise l’écologue : c’est celui qui veut comprendre le monde des vivants et ses interactions.

L’écologie a reçu de Charles Darwin cette intuition fondamentale : les interactions entre espèces conditionnent leur existence et leur devenir. Et c’est un explorateur d’une situation réelle ou imaginaire, où des phénomènes vivants et non-vivants interagissent, que l’écologue cherche à imiter.

 

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L’écologie émerge donc de l’étude des conditions dans lesquelles les espèces deviennent ce qu’elles sont. Il fallait une nouvelle science et un nouveau mot pour décrire cette interrogation. En 1866, le scientifique Allemand Ernst Haeckel, disciple de Darwin, médecin et grand explorateur propose le terme d’« oekologie » pour décrire cette nouvelle science, « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, plus largement, la science des conditions d’existence. »

Les interactions entre espèces conditionnent leur existence et leur devenir.

Le programme est donc lancé. Il ne s’agit pas de s’intéresser à l’organisme, ou à tel phénomène vital, ni aux ressemblances des espèces les unes avec les autres, mais à ce qui conditionne l’existence des organismes. Darwin apporte une explication à l’origine des espèces et à leur diversification, Haeckel propose d’enquêter sur la manière dont cette idée s’exprime sur le terrain.

Mais, en quoi cela a permis de produire une science ? Qu’est-ce qui garantit que l’écologie peut recevoir aujourd’hui l’adjectif de « scientifique » ?

 

L’ÉCOLOGUE, UN « ENQUÊTEUR DE LA NATURE »

 

L’écologie est scientifique car l’écologue associe un pari à son geste. L’écologue ne va pas seulement décrire le monde du vivant, il va tenter de le comprendre.

L’un des fondateurs de l’écologie scientifique, Charles Sutherland Elton, décrira, 100 ans après Haeckel, l’écologue comme un « enquêteur, capable, plus que la plupart des scientifiques, de se diriger dans un grand labyrinthe d’interrelations et de variables. » Cet esprit d’enquêteur de la nature oblige l’écologue à classer, décrire, séparer, organiser la multitude des formes de vies en train de vivre.

Mais, selon Elton, la tâche de l’enquêteur écologue n’est « en aucun cas un simple problème d’énumération et d’enregistrement. Ce n’est pas une tâche statique mais l’étude excitante des processus naturels. » Pour comprendre le monde vivant, il va chercher des régularités, des associations, des répétitions, des règles. Pour trouver ces règles, il se dote de méthodes qui permettent de formuler des généralisations, aussi précaires soient-elles.

L’écologue scientifique répond presque toujours « Ca dépend » à n’importe quelle question.

Voilà le pari osé de l’écologue : aussi diversifiées et complexes que puissent être les interactions du monde vivant, certaines sont intelligibles, se répètent, et s’anticipent − au moins dans une certaine mesure.

Pour l’écologue, la construction du fait scientifique est un processus difficile mais possible. Il teste des théories, mène des expériences, confronte des modèles à des relevés. Bref, il applique, ni plus ni moins, l’arsenal méthodologique de la physique, des mathématiques, de la biologie, ou il invente ses propres concepts pour comprendre le monde des vivants et leurs interactions.

L’écologue conduit ses recherches sur le terrain, dans le laboratoire, derrière l’ordinateur, peu importe. Il dispose d’autant de lieux et d’outils adaptés à sa recherche. Certaines de ses enquêtes sur le monde vivant nécessitent de gros moyens comme des observations satellites, des relevés de milliers de données. D’autres reposent sur un simple raisonnement logique appuyé d’une équation mathématique.

Le travail de l’écologue est semé d’embûches et les règles sont rares, constellées d’exceptions. L’écologue scientifique répond presque toujours « Ca dépend » à n’importe quelle question. Car les interactions qu’étudie l’écologie scientifique sont précisément source d’une dépendance extrême des règles au contexte, d’une difficulté de définir des unités de base, comme celles d’espèces, de communautés ou d’écosystèmes, de l’existence de processus inattendus et de l’émergence de nouvelles propriétés lorsque les échelles de temps ou d’espace varient.

Un travail semé d’embûches.

Cet éclairage sur l’écologie scientifique, faisant de l’écologue un enquêteur du monde vivant, ne lève pas toutes les ambiguïtés. Car, si l’écologue étudie le monde du vivant, dans quel monde se trouve-t-il lui-même ? Comment et jusqu’où peut-il s’extraire de ce monde qu’il étudie ?

 

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L’écologie scientifique a dû gagner ses lettres de noblesse académique, s’imposer comme légitime à côté d’autres disciplines − comme la physique ou la chimie − et pour cela revêtir les mêmes couvertures. Comment l’écologue peut-il s’y prendre ? Comme l’enquêteur, il tentera de n’exclure les explications qu’après leur réfutation, un faisceau de preuves, l’examen de contradictions, de probabilités.

Prenons une situation simple. Je suis dans la nature. Qu’est-ce qui explique la présence de cette fleur devant moi ? La présence des ressources nécessaires ? L’absence d’herbivores ? Le hasard ? L’histoire ancienne d’une population relique ? Une combinaison de tout cela ?

La réponse à cette question simple ne sera tranchée qu’après de multiples analyses, expérimentations, modèles, expériences, soumis à la sagacité de l’écologue et de ses collègues. Puis, cette réponse sera confirmée, contredite, réétudiée. C’est en acceptant de se plier à ce jeu de construction et de déconstruction des preuves que les écologues ont réussi à faire de l’écologie une discipline scientifique.

En apparence, pas question pour l’écologue de confondre engagement politique et activité de recherche.

L’écologue scientifique s’efforce donc, en principe, de se plier aux mêmes valeurs poursuivies par l’activité scientifique − rigueur, honnêteté, clarté, précision, simplicité.

On comprend ainsi pourquoi il est coutume de préciser que l’écologie scientifique n’est pas « l’écologisme ». En apparence, pas question pour l’écologue de confondre engagement politique et activité de recherche. Une chose est de vouloir comprendre le monde du vivant, une autre est d’adhérer à la pensée écologiste.

Celle-ci s’emploie davantage à questionner notre place dans ce monde et peut prendre la forme d’un projet politique. Or, l’enquêteur peut penser ou croire ce qu’il veut. Les résultats de son enquête, si elle est bien menée, ne lui appartiennent pas. Les mêmes conclusions devraient être atteintes par n’importe qui. Ou alors, il faudra tout reprendre.

 

FAITS ET VALEURS,
SCIENCE ET SOCIÉTÉ

 

Seulement, cette version d’une écologie scientifique portée par des scientifiques objectifs ne peut être soutenue longtemps. L’écologie scientifique est pétrie d’une histoire politique, reproduit et participe à une vision du monde du vivant, elle-même chargée de normes, de valeurs et de présupposés.

Prenons le concept central d’« écosystème ». Bien entendu, on peut y voir la description objective d’une catégorie spécifique de composants biologiques et physiques suffisamment homogènes et relativement stables pour être regroupés en un « système ».

L’écologie s’est définie au cours de son histoire grâce à deS péripéties politiques, aux crises, aux lanceurs d’alertes.

Cette vision proposée par Arthur George Tansley en 1935[1]− Arthur George Tansley, The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms, 1935, Ecology, 16(3), p. 284-307. / semble, à première vue, découplée de toute considération politique. Il s’agit simplement d’un outil pour bien mener l’enquête.

Mais, la toile de fond qui permet d’expliquer l’émergence de ce concept, de son succès et de sa diffusion est celle de la sécheresse brusque des années 1930 aux Etats-Unis ayant provoqué une crise politique, économique et sociale.

Les conséquences de cette sécheresse ont été aggravées par les activités agricoles qui ont supprimé le couvert végétal, et entrainé la transformation du sol en poussière. Ce phénomène du « Dust Bowl » a causé le déplacement de familles, une crise de la production agricole, et l’urgence politique à trouver des solutions.

 

 

Les grands écologues du moment − Frédéric Edouard Clements et Arthur George Tansley notamment − s’affrontent pour comprendre ce qui s’est passé et s’appuient sur ce contexte particulier pour tester leurs théories. La politique de gestion des sols s’appuiera en retour sur la conclusion des écologues. Franklin Delano Roosevelt, président des Etats-Unis en charge de la relance économique du pays après la « Grande crise » de 1929, s’entoure pour cela d’experts écologues.

Aussi, la construction de l’idée d’« écosystème » n’est pas séparable de débats intenses sur la place de l’homme dans la nature et sur les conditions du maintien d’un ordre politique et social.[2]− Christophe Masutti, Les faiseurs de pluie. Dust Bowl, écologie et gouvernement (Etats-Unis, 1930-1940), 2012. /

En réalité, l’écologie s’est définie au cours de son histoire grâce à de telles péripéties politiques, aux crises, aux lanceurs d’alertes, dont les hypothèses, les concepts et les méthodes ont marqué l’écologie dite « scientifique ». En physique, il a fallu batailler pour comprendre la nature de la lumière, le mouvement des corps, le mouvement des planètes ou la nature de l’atome.

En écologie scientifique, la place de la compétition entre espèces, du hasard, ou l’existence d’équilibres, de contraintes physiologiques, ou encore de phénomènes de dispersions, font partie de l’arsenal des hypothèses mobilisées.

L’histoire de l’écologie montre une intrication fine entre faits et valeurs, entre science et société.

Or, ces hypothèses ne sortent pas de nulle part. Il n’y a pas de science sans une histoire des sciences, et celle de l’écologie montre une intrication fine entre faits et valeurs, entre science et société. Car, étudier le monde des vivants, c’est se doter d’un pouvoir de décision et de gestion sur des ressources ou encore préciser les conséquences de nos actions sur la nature ou sur d’autres cultures.

Au fond, l’écologie scientifique a, comme toute science, le monde qu’elle prétend étudier qui lui colle à la peau. Cela n’invalide pas la scientificité de l’écologie mais, au contraire, confirme que l’écologie scientifique n’est pas différente des autres activités scientifiques.

Mais, selon les sensibilités, l’écologue se verra − ou sera perçu − comme simple utilisateur des méthodes d’objectivation compatibles avec des convictions assumées, voire un engagement féroce. Cet écologue assumera le fait que les interactions du monde vivant qu’il étudie sont elles-mêmes en interaction avec d’autres sphères, qu’elles soient éthique, politique ou citoyenne.

Certes, il est habituel et confortable de penser ces sphères hors du champ scientifique : un événement politique, un engagement éthique, des contraintes financières ne sauraient influencer l’écologue. Et pourtant, l’écologue sensible à cet autre champ d’interactions entre l’activité scientifique et son environnement sera pleinement écologue. Mais, il sera objectif par méthode et non par posture.

Exclure l’activité scientifique le plus possible de son environnement, perçu comme une perturbation, ne diminue pas la pertinence de la recherche, mais ne la rend pas « plus scientifique ».

Exclure l’activité scientifique le plus possible de son environnement ne la rend pas « plus scientifique ».

Haeckel était médecin. Et, comme le médecin, l’écologue a souvent l’humilité de reconnaître les failles de ses diagnostics. Mais, l’écologie peut tomber dans les mêmes pièges de promettre des solutions hasardeuses, être instrumentalisée pour justifier des décisions politiques de toutes sortes, ou, au contraire, établir des résultats majeurs ignorés des pouvoirs publics.[3]NDLR : Lire la tribune libre de Frédéric Denhez, L’écologie est-elle une science sociale ?, 16 juillet 2016. /

Rien de bien surprenant. Le même sort est réservé aux résultats des autres disciplines scientifiques qui oscillent entre promesses et désillusions.

L’écologie étudie le monde des vivants mais doit rester ouverte à l’étude du monde de l’écologie. En définitive, l’écologie cesse d’être scientifique lorsqu’elle se persuade trop vigoureusement qu’elle peut décrire le monde sans en faire partie.

Vincent Devictor

 

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References

References
1 − Arthur George Tansley, The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms, 1935, Ecology, 16(3), p. 284-307. /
2 − Christophe Masutti, Les faiseurs de pluie. Dust Bowl, écologie et gouvernement (Etats-Unis, 1930-1940), 2012. /
3 NDLR : Lire la tribune libre de Frédéric Denhez, L’écologie est-elle une science sociale ?, 16 juillet 2016. /

3 Commentaires

  1. Bonjour.
    Je cherche à pouvoir citer ce que vous dite de Haekel pour un article scientifique. Est-ce que vous l’auriez publier dans des articles scientifiques que je pourrais citer?

    Merci d’avance

  2. Merci pour ce petit article très opportun. J’avoue que j’ai eu peur au départ mais heureusement que la suite est très juste.

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