« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Des revues scientifiques accros à l’industrie du tabac

Véritable cancer de la recherche scientifique, les conflits d’intérêt sont pratiquement devenus systématiques et systémiques de nos jours − obligation de financements oblige pour les chercheurs, qui se tournent toujours plus vers le secteur privé. A tel point que des centaines d’études sont aujourd’hui entachées par l’influence des industriels, en particulier ceux de la cigarette.

Difficile d’arrêter la clope. Même la recherche en matière de santé n’arrive pas à s’en passer. Le British Medical Journal (BJM) et le groupe de journalistes d’investigation The Investigative Desk ont mené une enquête commune sur les liens entre l’industrie du tabac et les publications scientifiques. Le résultat de leur travaux a été publié le 30 mai dernier sur le site internet du BJM. Les auteurs concluent que rares sont les revues qui échappent à la cigarette.

Cette situation résulte d’un phénomène inédit. Depuis quelques années, les quatre principaux groupes du secteur, Philip Morris International/Altria, British American Tobacco, Imperial Brands et Japan Tobacco International, investissent massivement dans des entreprises spécialisées dans les produits médicaux. Si la manœuvre vise surtout à toiletter quelque peu une image noircie de goudron, ces multinationales espèrent également découvrir des moyens d’améliorer leurs produits ou un remède miracle aux poumons encrassés.

 

DES CENTAINES D’ÉTUDES
BIOMÉDICALES CONCERNÉES

 

Un chiffre livré par l’article illustre la présence des acteurs du tabac dans le monde de la santé. Entre 1996 et 2024, PubMeb, le principal moteur de recherche bibliographique pour la biologie et la médecine, récence 876 études où « les déclarations de conflits d’intérêts révèlent une relation entre au moins un des chercheurs et une entreprise médicale ayant des liens financiers avec l’industrie du tabac, souligne le texte. Beaucoup de ces études sont parues dans des revues qui n’ont pas pris de mesures contre cette filière. Cependant, au moins 13 revues qui ont mis en place une politique antitabac ont publié 27 études qui peuvent être liés à des entreprises ayant reçu des investissements de l’industrie du tabac. »

L’Investigative Desk et le BMJ pointent d’ailleurs la relative indifférence de l’édition scientifique vis-à-vis de ce problème. Les auteurs ont analysé les chartes éthiques de 40 grandes revues médicales (dix revues de médecine généraliste et dix dans chacune des trois spécialités particulièrement affectées par la cigarette : la pneumologie, l’oncologie et la cardiologie). « Seulement huit appliquent des politiques interdisant les études totalement ou financé en partie par des acteurs du tabac, dont six sont consacrées aux maladies respiratoires, notent-ils. Une seule en oncologie, aucune en cardiologie. Parmi les dix publications généralistes, seul le BJM possède une politique antitabac. »

 

DES ÉDITEURS SCIENTIFIQUES
INDIFFÉRENTS AUX CONFLITS D’INTÉRÊT

 

Interrogés quant à leur silence sur le sujet, la plupart des éditeurs des publications sans politique éditoriale ciblée ont répondu qu’ils respectaient tous les standards de transparence concernant les financements et les conflits d’intérêt. « Tout soutien financier et matériel à l’étude doit être clairement et complètement indiqué dans la section de remerciements du manuscrit », a déclaré un porte-parole du Journal of the American Medical Association.

Même les bons élèves sont parfois pris en défaut. L’European Respiratory Journal (ERJ), qui refuse officiellement les études scientifiques soutenues par les cigarettiers, a publié les travaux du scientifique hollandais Wytse van den Bosch en janvier 2024. Van den Bosch, médecin et chercheur en maladies pulmonaires au sein de l’Institut de recherche sur les maladies infectieuses de l’Union européenne et de l’hôpital pour enfants d’Erasmus MC Sophia aux Pays-Bas, bénéficiait d’une bourse de l’entreprise pharmaceutique Vectura. Cette dernière a été rachetée par Philip Morris International en 2021. Questionnée sur cet écart, Elin Reeves, directrice des publications de l’ERJ, a répondu que « ces recherches avaient débuté en 2018. Il ne s’agit pas d’une violation de la politique de l’ERJ en matière de publications ou de conflits d’intérêts concernant le tabac ». Les filtres s’avèrent donc encore assez poreux…

Mathieu Dejeu, journaliste / Sciences Critiques.

 

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