« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

La guerre des mondes

La guerre des mondes

Depuis plusieurs décennies maintenant, au-delà des scrutins électoraux qui, le plus souvent, déçoivent les espoirs qu’y placent les citoyens en quête de transformations profondes et structurelles, des luttes politiques prennent corps et se déploient sur plusieurs terrains et plusieurs fronts, dépassant le traditionnel clivage gauche-droite. Aujourd’hui plus que jamais, dans un contexte d’accélération de l’effondrement du vivant, deux camps s’affrontent dans une lutte virulente : les partisans d’un monde vivant contre les artisans d’un monde-cyborg. Cette guerre des mondes s’annonce comme le combat politique du XXIème siècle.

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epuis son apparition à la fin de l’année 2019 – dans des conditions qui restent toujours à élucider[1]– Lire notre « Grand Entretien » avec Brice Perrier : « L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 21 août 2021, et notre « Trois questions à … Continue reading –, la pandémie de Covid-19 a créé une vague de sidération à l’échelle mondiale. En avril 2022, plus de 490 millions de personnes auraient déjà été infectées par le Sars-Cov-2 à travers le monde et plus de 6,2 millions de malades en seraient morts, selon les statistiques officielles.

 

L’impératif sanitaire accélère la numérisation de pans entiers de l’existence humaine.

 

Pris de court par l’ampleur et la vitesse de propagation du nouveau coronavirus, les gouvernements du monde entier ont alors imposé des mesures sanitaires particulièrement strictes à leur population dans le but d’endiguer au plus vite ce qui apparaissait alors de plus en plus comme une crise pandémique planétaire.

Distanciation physique, port du masque obligatoire, interdiction des poignées de main et des embrassades, confinement, couvre-feu, fermeture des lieux publics… Depuis plus de deux ans maintenant, la vie ordinaire de milliards d’hommes et de femmes est rythmée par les décisions des autorités, suspendue à l’évolution de la crise sanitaire ; une crise qui aura des répercussions sociales, politiques et économiques durables pour les populations.

 

 

Particularité de la crise du Covid-19[2]– Voir notre Dossier spécial sur la crise politico-sanitaire du Covid-19. : l’impératif sanitaire a accéléré, de façon tout à fait inédite dans l’histoire de l’humanité, la numérisation de pans entiers de l’existence humaine.

Travailler, apprendre, communiquer, s’informer, se divertir, se déplacer, voyager, faire ses courses, consulter un médecin, payer ses impôts, passer devant un juge… Toutes les activités et les relations humaines sont désormais intégralement prises en charge par les outils numériques, ou en voie de l’être.

 

Toutes les activités et les relations humaines sont désormais intégralement prises en charge par les outils numériques.

 

Plus encore, instrumentalisant la peur de la maladie, les gouvernements, cornaqués par les géants du numérique et d’internet – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) –, ont vu, et voient encore, dans les nouvelles technologies (Big Data, algorithmes, intelligence artificielle[3]− Lire la tribune libre de Cédric Sauviat, Pourquoi résister à l’intelligence artificielle ?, 23 mai 2018., reconnaissance faciale[4]– Lire nos deux enquêtes sur la reconnaissance faciale : La vidéosurveillance investit les campagnes dans l’indifférence générale, 20 janvier 2022, et A Nîmes, la reconnaissance faciale … Continue reading, objets connectés, QR code, réseau 5G…) les seules solutions à la crise pandémique actuelle et, au-delà, à la crise sociale et économique qui s’installe de plus en plus dans le quotidien des classes moyennes et populaires à travers le monde.

Or, ce « solutionnisme technologique »[5]– Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, FYP Editions, 2013., cette emprise numérique sur des milliards de vies humaines, en plus de favoriser l’émergence d’un monde sans contact, constitue le prolongement, si ce n’est la perpétuation, du confinement par d’autres moyens.

 

UN NOUVEAU GOUVERNEMENT DES VIVANTS
A L’ERE DU THANATOCENE

 

Plus fondamentalement, loin de se limiter à une réponse sanitaire, les choix effectués par les autorités pour faire face à la propagation mondialisée du virus dessinent les contours d’un gouvernement des vivants qui acte l’entrée de l’humanité dans l’ère non pas uniquement de l’Anthropocène, mais aussi dans celle du Thanatocène, l’ère de la guerre généralisée au vivant.

Rendue possible par le contexte d’état d’urgence sanitaire, cette nouvelle gouvernementalité planétaire consacre la jonction – sans précédent dans l’histoire de l’humanité – du système capitaliste néolibéral avec le projet cybernétique, cette « science du gouvernement des hommes » apparue au sortir de la Seconde Guerre mondiale[6]– Ou, plus exactement, de la Grande Guerre industrielle (1914-1945)..

 

Le système techno-économico-politique qui s’impose progressivement à la faveur de la crise du Covid-19 entend prendre à son compte l’entièreté de la vie humaine.

 

Autrement dit, le nouvel ordre sanitaire mondial qui émerge aujourd’hui en s’appuyant sur les technologies de contrôle numérique, et suivant une nouvelle « stratégie du choc »[7]– Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme de désastre, Actes Sud, 2008., constitue l’aboutissement historique du processus de marchandisation et d’artificialisation intégrales de la vie, soit le stade ultime de l’industrialisation totale du vivant à l’œuvre depuis plusieurs décennies maintenant dans les pays occidentaux sous la pression des firmes multinationales et avec la complicité des laboratoires de recherche publics et privés.

 

 

 

Plus que jamais désormais, les humains et la nature sont pris au piège, encastrés, incarcérés, dans un enchevêtrement inextricable, un filet redoutable d’infrastructures informatiques et de réseaux numériques, une véritable « cage cybernétique » – à l’instar de la « cage de fer » de la rationalisation de Max Weber – gardée par des élites politiques et économiques obsédées par la toute-puissance et le profit immédiat.

Ainsi, les États – surtout les États industriels du Nord –, de plus en plus autoritaires, voire totalitaires, ont trouvé parmi les géants du numérique et d’internet des alliés dans leur entreprise de capture et de neutralisation des corps physiques et du corps social, non plus seulement sous l’œil d’un « Big Brother », mais dans les bras d’une « Big Mother »[8]– Michel Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002., c’est-à-dire dans un techno-cocon qui, in fine, « ôte le trouble de penser et la peine de vivre », selon l’expression d’Alexis de Tocqueville.

 

La suprématie technologique des États riches et industriels du Nord instaure un véritable état de guerre – intérieure et mondiale – permanent en temps de paix.

 

En d’autres termes, le système techno-économico-politique qui s’impose progressivement à la faveur de la crise du Covid-19, cette « Mégamachine » qui-nous-veut-du-bien, entend prendre à son compte l’entièreté de la vie humaine, de la naissance à la mort, et corriger toutes les « imperfections » et les « erreurs » de la nature, tout en annihilant la part d’humanité en l’homme.

Au fond, ayant programmé la mort de toutes formes de vie sur la planète, dont celle de l’espèce humaine, la civilisation techno-industrielle réduit la nature à une machine cybernétique régulée par des flux d’informations et de données auxquels les humains et les non-humains sont sommés tout à la fois de se connecter, de se conformer, de s’adapter et finalement de se soumettre.

Ainsi dominé et asservi, le monde entier, social et naturel, devient peu à peu un « monde-cyborg »[9]– Lire notre « Trois questions à » Geneviève Azam : « Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde », 15 septembre 2018. géré, managé, optimisé, piloté « à distance » par une classe de technocrates hors-sol – la classe dominante de nos jours –, à la fois agents et bénéficiaires de la mondialisation néolibérale qui, particulièrement depuis le tournant des années 1980, accroît toujours plus les inégalités socio-économiques et dévaste la nature, souvent de façon irréversible, sur toute la surface du globe.

 

LA CIVILISATION INDUSTRIELLE,
UN ETAT DE GUERRE EN TEMPS DE PAIX

 

Au-delà de la crise sanitaire actuelle, la crise écologique contemporaine, qui s’est considérablement accélérée et amplifiée depuis 1945, constitue un terrain favorable aux visées expansionnistes et sécessionnistes des élites politiques et économiques mondiales.

Pour « sauver » la biodiversité et la planète, tout comme l’humanité, les tenants du techno-capitalisme (ou du techno-libéralisme) désirent tout à la fois hybrider, fusionner le vivant et la machine, manipuler le climat et augmenter l’être humain – quand ce n’est pas fuir la Terre pour coloniser d’autres planètes !

 

La nature est ce qui résiste encore et toujours à la Mégamachine.

 

Apparue il y a maintenant cinq siècles, la civilisation occidentale est devenue la première civilisation dans la longue histoire de la Terre et dans celle, infiniment plus courte, de l’humanité à s’être dotée de moyens techniques démiurgiques, capables d’anéantir totalement et définitivement la vie… et de la (re)créer ex nihilo par le recours aux technosciences, et notamment aux biotechnologies[10]– Voir notre Dossier spécial sur le transhumanisme : Le transhumanisme à l’épreuve du réel, 18 juillet 2018, et la tribune libre d’Anne-Laure Boch, Où va la science ?, 15 décembre … Continue reading.

Ainsi, la suprématie technologique des États riches et industriels du Nord, mise au service de leurs intérêts économiques, du contrôle social de leur population, de la domination de la nature et, plus encore, de leur quête de toute-puissance, instaure un véritable état de guerre – intérieure et mondiale – permanent en temps de paix[11]– Lire notre « Grand Entretien » avec Pièces et Main-d’œuvre (PMO) : « Le transhumanisme, une logique guerrière de l’évolution », 29 juin 2018., dont les pays du Sud et les populations les plus vulnérables sont les premières victimes.

 

 

Dans ce monde globalisé, informatisé, automatisé, artificialisé[12]– Lire l’article d’Anthony Laurent, La technologisation de la vie : du mythe à la réalité, 1er mars 2018., hiérarchisé, militarisé et finalement déshumanisé, la nature est ce qui résiste encore et toujours à la Mégamachine.

Cette nature qui se défend est aujourd’hui incarnée par des hommes et des femmes qui, refusant la marche implacable du « Progrès sans le peuple »[13]– David F. Noble, Le Progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail, Agone, 2016., s’engagent, dans tous les pays du monde, dans des luttes de résistance radicales contre ce que Jacques Ellul appelle le « totalitarisme technicien »[14]– Lire notre « Trois questions à » Patrick Chastenet : « Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout », 15 septembre 2020., à travers une diversité et une variété de mouvements, d’initiatives et d’actions – l’utopie concrète, la désobéissance civile, l’occupation, le blocage, l’action directe, l’émeute, l’insurrection…

 

Cette nature qui se défend est aujourd’hui incarnée par des hommes et des femmes qui, refusant la marche implacable du “Progrès sans le peuple”, font vivre une nouvelle ligne de fracture, un nouveau front politique.

 

Au Nord, ce sont les écologistes radicaux, les décroissants, les zadistes[15]– Lire notre article : Notre-Dame-des-Landes : une « zone à défendre de la pensée », 18 janvier 2017., les néo-luddistes, les anarcho-primitivistes, les éco-guerriers. Au Sud, ce sont les peuples autochtones et indigènes qui se battent, parfois depuis des siècles, contre les violences de la modernisation occidentale.

En protégeant les conditions d’habitabilité de la Terre et d’existence du vivant, en aspirant à des formes de vie alternatives, en expérimentant d’autres manières d’être aux autres, d’habiter et de faire monde[16]– Lire notre « Grand Entretien » avec Mohammed Taleb : « Oser les indisciplines de l’intuition », 16 mai 2016., en réinventant un nouveau rapport sensible à la nature, ces partisans d’un monde vivant, ces « terrestres », se battent, la liberté chevillée au corps, pour libérer la biosphère de l’emprise mortifère de la technosphère, pour sauver le monde commun de la rapacité et de la voracité d’un système prédateur, pour qu’advienne enfin un véritable changement de civilisation porteur des valeurs de liberté, de justice et de paix.

En ce sens, ils et elles font vivre une nouvelle ligne de fracture, un nouveau front politique, en un mot, une nouvelle guerre des mondes. Cet affrontement sans merci est le combat politique du XXIème siècle. Quelle en sera l’issue ?

Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

 

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References

References
1 – Lire notre « Grand Entretien » avec Brice Perrier : « L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 21 août 2021, et notre « Trois questions à » Etienne Decroly : « Un moratoire sur les expériences de virologie dangereuses devrait être mis en place », 2 mars 2021.
2 – Voir notre Dossier spécial sur la crise politico-sanitaire du Covid-19.
3 − Lire la tribune libre de Cédric Sauviat, Pourquoi résister à l’intelligence artificielle ?, 23 mai 2018.
4 – Lire nos deux enquêtes sur la reconnaissance faciale : La vidéosurveillance investit les campagnes dans l’indifférence générale, 20 janvier 2022, et A Nîmes, la reconnaissance faciale dévoile son vrai visage, 20 février 2022.
5 – Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, FYP Editions, 2013.
6 – Ou, plus exactement, de la Grande Guerre industrielle (1914-1945).
7 – Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme de désastre, Actes Sud, 2008.
8 – Michel Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002.
9 – Lire notre « Trois questions à » Geneviève Azam : « Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde », 15 septembre 2018.
10 – Voir notre Dossier spécial sur le transhumanisme : Le transhumanisme à l’épreuve du réel, 18 juillet 2018, et la tribune libre d’Anne-Laure Boch, Où va la science ?, 15 décembre 2018.
11 – Lire notre « Grand Entretien » avec Pièces et Main-d’œuvre (PMO) : « Le transhumanisme, une logique guerrière de l’évolution », 29 juin 2018.
12 – Lire l’article d’Anthony Laurent, La technologisation de la vie : du mythe à la réalité, 1er mars 2018.
13 – David F. Noble, Le Progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail, Agone, 2016.
14 – Lire notre « Trois questions à » Patrick Chastenet : « Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout », 15 septembre 2020.
15 – Lire notre article : Notre-Dame-des-Landes : une « zone à défendre de la pensée », 18 janvier 2017.
16 – Lire notre « Grand Entretien » avec Mohammed Taleb : « Oser les indisciplines de l’intuition », 16 mai 2016.

3 Commentaires

  1. “La raison du plus fort est toujours la meilleure: Nous l’allons montrer tout à l’heure (…)”

    Tous les grands progrès dont vous parlez se sont faits contre la “Nature”… donc contre l’humain qui en fait partie, et contre les sociétés en lesquelles il se constitue. L’époque actuelle rend le constat chaque jour plus amer : en termes de prédation et d’inégalités de capacités induites, nous avons peu de choses à envier à celles qui ont précédé la nôtre. A quelle humanité faites-vous donc référence en qualifiant ces grands progrès “d’humains” ? Telle que je la conçois, elle ne se réduit pas à ce que nous croyons connaître aujourd’hui de la biologie humaine. Et en tout état de cause, cette humanité là est fragile et ne va décidément pas de soi.

  2. La “Nature” n’est aucunement source de morale pour les êtres humains. En rhétorique cela à un nom : l’appel à la nature.

    La “Nature” ce n’est pas juste les beaux paysages et les animaux mignons, c’est avant tout les maladies, c’est la prédation, c’est les inégalités de capacité. Tous les grands progrès humains – sociaux et techniques – se sont fait contre la “Nature” et continueront de se faire contre celle-ci.

    Mais vous abez raison sur un point : l’affrontement entre progressistes et bioconservateurs sera celui du 21ème siècle. Et ce sera mon camp, celui des progressistes, qui l’emportera.

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