Série « Stand Up for what ? » (2/3) − Les scientifiques américains sont de nouveau mobilisés contre la brutalité du président Donald Trump et soulèvent une vague de solidarité chez leurs collègues français. Ils opposent la « liberté académique » à un président « obscurantiste », pour défendre une recherche considérée comme « bien commun » au service de l’humanité. Il existe pourtant des liens entre pouvoir politique, industrie et recherche scientifique. Dans le cycle de production industriel, la première des matières premières n’est-elle pas la matière grise ?
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omme l’ont relevé bien des commentateurs, les informations parvenues des États-Unis semblent échappées d’une dystopie écrite au XXème siècle. L’État trumpien interdit les mots qui lui déplaisent, comme « diversité », « genre », « race » ou « climat ». Il taille à la hache les recherches climatiques : 1 300 licenciements dans la surveillance météorologique de l’Agence océanographique (NOAA) et 1 000 autres à l’Agence de protection de l’environnement (EPA), baisse de moitié des budgets de la Nasa dédiés à la surveillance climatique et la recherche minière sur Mars… Ou encore coupe de 1,8 milliard de dollars dans la recherche médicale, notamment celle sur les gains de fonction de virus opérés à l’étranger, tant se concrétise l’hypothèse d’une fuite du Covid d’un laboratoire chinois.
On le constate tout de suite : entre recherches minières extra-terrestres et biologie criminelle, la science américaine, même attaquée par un dirigeant bête et méchant, mérite un minimum d’attention critique.
La science américaine, même attaquée par un dirigeant bête et méchant, mérite un minimum d’attention critique.
Quoi qu’il en soit, le 12 février dernier, cinq scientifiques américains lancent depuis le média numérique « Bluesky » l’appel à mobilisation « Stand Up for Science » (« Mobilisez-vous pour la science », en français).
Leur appel arrive en France trois semaines plus tard, le 4 mars. Emma Courtney est la première du quintette initial invitée à s’exprimer dans la presse, auprès du magazine Vert éco, le média qui annonce la couleur : « La science est un bien commun qui génère de grands bénéfices économiques et sociaux, et beaucoup d’espoir pour la société. Nous devrions nous battre pour la préserver, pas la détruire. »[1]– Vert éco, 4 mars 2025.

Emma Courtney est doctorante au Cold Spring Harbor Laboratory de New York, connu des historiens comme le labo de recherche sur l’eugénisme et l’hérédité des fondations Rockefeller et Carnegie, dans la première moitié du XXème siècle. On lui doit des travaux sur « l’amélioration raciale » et les bienfaits de la stérilisation de masse.
Ses recherches sont toujours disponibles aux archives du Cold Spring Harbor, puisqu’il travaille toujours sur l’édition génétique, les organismes génétiquement modifiés (OGM), les cellules-souches, bref : l’amélioration génétique des espèces. Ce qui, une fois de plus, aurait dû stimuler l’esprit critique nécessaire à la production d’information.
Trois sommités de la recherche française – Valérie Masson-Delmotte, Oliver Berné et Alain Fischer – relaient cet appel en France à défendre la « liberté académique », par une tribune parue dans Le Monde le 4 mars également[2]– « Défendons la science face aux nouveaux obscurantismes », Le Monde, 4 mars 2025. . Ils en assurent la promotion médiatique dès le lendemain, aux micros de la « Matinale » de France Inter. Chacun avec sa partition.
La première, employée du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), défend le climat. Le deuxième, chercheur d’exoplanètes pour le Centre national d’études spatiales (Cnes) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), plonge dans les mystères de la Vie. Le troisième, directeur de l’Institut national de la santé et de la recherche méiacale (Inserm), est au chevet de notre santé. Trois chercheurs employés par trois organismes de recherche hautement stratégiques, financés à milliards par l’État. Peut-on dès lors parler de « liberté académique » ?
QUI PAYE LES VIOLONS CHOISIT LA MUSIQUE
Le budget du CEA était en 2023 de 6,1 milliards d’euros : trois milliards pour ses activités civiles et 2,6 pour ses œuvres militaires. L’État finance directement les activités civiles à hauteur de 1,2 milliard, à quoi il ajoute 150 millions au titre des « Investissements d’avenir », afin de « permettre à la France d’augmenter son potentiel de croissance et d’emplois », et encore quelques centaines de millions par l’intermédiaire de l’Université ou d’industriels publics.
Pour le militaire, l’État abonde l’entièreté du budget. Par exemple, le « Programme 191 : Recherche duale (civile et militaire) » finance les recherches du CEA en cybersécurité des forces armées, antibiorésistance, ou solutions énergétiques des systèmes embarqués – ceux des drones et des ogives nucléaires. Où est la « liberté académique » au CEA ?

Le Cnes est, comme son équivalent atomique, un établissement de recherche militaro-civil né de la course aux armements de la guerre froide. Sa première fusée dénommée « Diamant » est une application du programme de recherche en balistique intitulé « Pierres précieuses »[3]– Programme pour lequel travaillaient des ingénieurs nazis raptés à la Libération. Cf. Un pacte avec le diable, Michel Tedoldi, Albin Michel, 2023. Ou « Comment la France a recruté des … Continue reading.
Sur un budget de 2,3 milliards en 2023, le Cnes perçoit lui aussi des subventions du « Programme 191 », pour élaborer des satellites à l’usage des états-majors ou cartographier en 3D la croûte terrestre, au bénéfice de la Défense et des « start-up » qui trouveraient à exploiter les données. Non pour que des laboratoires autogérés hasardent des recherches librement choisies.
TRUMP ET MACRON
Passés les propos climatosceptiques de Donald Trump et sa sortie de l’Accord de Paris, quoi que les scientifiques américains voient en l’imprévisible Donald Trump un « obscurantiste », c’est en 2018 sous son premier mandat que le budget américain de la recherche passe le seuil symbolique des 3 % du PIB, quand la France plafonne toujours vers les 2,2 %[4]– Cf. « Dépenses en recherche et développement (% du PIB) – United States », Institut des statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la … Continue reading !
En matière de défense, de biotechnologies, ou d’exploration spatiale, la recherche américaine est la mieux dotée au monde pour affronter la compétition internationale[5]– Cf. « Science & Technology Highlights in the First Year of the Trump Administration », Executive Office of the President of the United States, 2017. . Trump n’est pas l’obscurantiste évadé des limbes du XVIème siècle ; Trump a ses propres objectifs industriels, qui préservent son industrie pétrolière nationale, et pour lesquels il a été élu. Et puis quoi ? Barack Obama, Hillary Clinton, Joe Biden ou Kamala Harris n’étaient-ils pas d’accord pour exploiter le pétrole de schiste américain, conquérir l’espace, relancer le nucléaire, développer l’intelligence artificielle (IA) ?
« La science libre est la condition de notre compétitivité. »
Aujourd’hui en 2025, quand le « Républicain » attaque éhontément les recherches climatiques, il accélère dans le même temps sur l’intelligence artificielle et l’énergie nucléaire, la seconde devant alimenter la première. Les petits réacteurs SMR (Small Modular Reactor), les réacteurs à neutrons rapides, mais aussi les fusées à propulsion nucléaire, profiteront des mêmes aides gouvernementales qu’au temps de Joe Biden[6]– Cf. « 11 Big Wins for Nuclear in Trump Administration’s First 100 Days », energy.gov, 29 avril 2025. .
Quelle différence avec les chercheurs du CEA ou du CNES mobilisés pour la science ? Quand le 5 mai dernier, Emmanuel Macron lance depuis la Sorbonne le programme à 100 millions d’euros « Choose Europe for Science », pour accueillir les « réfugiés scientifiques », il est en compagnie de la présidente de la Commission européenne, Ursula van der Leyen, du directeur général du Centre européen de recherche nucléaire (Cern), du président-directeur général (PDG) de ASML (fabricant néerlandais de microprocesseurs), et des PDG de Valeo et Michelin, deux équipementiers automobiles qui ont fait leur part dans le réchauffement climatique.
Ils savent quels bénéfices tirer de l’importation de matière grise américaine : la « science libre est la condition de notre compétitivité », conclut le président Macron. Autrement dit : il n’y a de recherche libre qu’à la condition de servir la puissance de ses bailleurs.
Thomas Jodarewski, journaliste / Sciences Critiques.
> Le premier volet de notre série sur le mouvement « Stand Up for Science » :
> Illustration à la Une : Allégorie de la Science et de l’Industrie (Musée du Louvre, anonyme, 2e moitié du XIXe siècle).
Notes[+]
| ↑1 | – Vert éco, 4 mars 2025. |
|---|---|
| ↑2 | – « Défendons la science face aux nouveaux obscurantismes », Le Monde, 4 mars 2025. |
| ↑3 | – Programme pour lequel travaillaient des ingénieurs nazis raptés à la Libération. Cf. Un pacte avec le diable, Michel Tedoldi, Albin Michel, 2023. Ou « Comment la France a recruté des savants de Hitler », L’Express, 20 mai 1999. |
| ↑4 | – Cf. « Dépenses en recherche et développement (% du PIB) – United States », Institut des statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), donnees.banquemondiale.org. |
| ↑5 | – Cf. « Science & Technology Highlights in the First Year of the Trump Administration », Executive Office of the President of the United States, 2017. |
| ↑6 | – Cf. « 11 Big Wins for Nuclear in Trump Administration’s First 100 Days », energy.gov, 29 avril 2025. |