« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. »
(Carl E. Sagan)

Rhône Décarbonation : le projet français révèle ses limites

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Alors qu’approche 2050, la limite fixée par la communauté internationale pour atteindre la neutralité carbone, de nombreux pays se tournent vers la solution de captage et stockage du CO₂. En France, le projet « Rhône Décarbonation » en est la version la plus aboutie. Mais, si l’idée semble séduisante sur le papier, elle comporte encore de nombreux risques, tant financiers qu’écologiques.

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À

quoi bon venir s’exprimer ici, si vous faites ensuite exactement ce que vous avez prévu dès le départ ? ». Voilà comment René Raimondi, le maire Divers Gauche de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), ouvre la dernière réunion de concertation du projet « Rhône Décarbonation » face aux maîtres d’ouvrage. L’élu demande des mesures compensatoires face à l’impact écologique du projet de captage et stockage de carbone (CSC) qui passe par sa ville, déjà fortement marquée par le risque industriel. Une situation qui symbolise à elle seule l’ambiguïté d’une stratégie de décarbonation loin d’être neutre sur l’environnement.

Largement soutenu par le gouvernement, Rhône Décarbonation se veut le porte-étendard de la stratégie nationale autour du CSC. Son principe, extraire du dioxyde de carbone (CO₂) émis par les industriels de la région lyonnaise pour le transporter par pipeline le long de la vallée de Rhône jusqu’au port de Marseille-Fos, propriété de l’État.

Là-bas, il sera envoyé par bateau sur 2 500 kilomètres pour être enfoui sur la côte de Ravenne en Italie, le reliant à un projet européen plus large de stockage, nommé Callisto. Si la technologie existe de façon marginale depuis les années 1970 chez les pétroliers américains, elle connaît un intérêt croissant cette dernière décennie avec une multiplication de projets partout en Europe, mais encore peu de réalisations.

 

UNE ÉCHELLE DE TEMPS QUI NOUS DÉPASSE

 

Il faut dire que le processus comporte une inconnue sur le très long terme : une fois enfoui sous terre, le CO₂ y reste pour des centaines d’années. Et si aucun accident ne s’est jamais produit, impossible de l’exclure sur une telle échelle de temps. Selon l’ONG ReCommon, ce risque serait sous-estimé à Ravenne. La responsable énergie de l’organisation, Elena Gerebizza, en veut pour preuve les nombreux risques naturels dans la zone : « La région de Ravenne est très exposée aux événements météorologiques extrêmes, notamment les mouvements de terrain et les inondations ».

Une fuite de CO₂ dans la roche sous-marine pourrait avoir des conséquences inédites sur la biodiversité de cette côte italienne. D’autant que les maîtres d’ouvrage ne sont responsables du site que pour les trente prochaines années. Autrement dit, si un accident se produit ultérieurement, il sera à la charge de contribuable italien.

À plus court terme, le transport par pipeline est loin d’être une mince affaire, avec un risque réel de fuite. Un précédent existe aux États-Unis : en 2020, un pipeline de carbone fuit dans le Mississippi, suite à un mouvement de terrain. Conséquence, sur la cinquantaine d’habitants d’un village riverain, tous sont intoxiqués et présentent des symptômes pulmonaires et neuronaux. Près de la moitié perd connaissance.

Selon la SPSE, entreprise en charge du pipeline entre Lyon et Fos, un tel scénario est peu probable en France en raison d’une plus faible concentration du CO₂ dans les tuyaux. Reste que l’information demeure difficile à vérifier, y compris au plus haut niveau. Marcelo Korc, qui a enquêté pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur le sujet, est très clair : « Les études d’exposition [au CO₂] n’existent tout simplement pas ».

 

UN BÉNÉFICE ÉCOLOGIQUE QUI RESTE À PROUVER

 

Plus encore, même en l’absence d’accident, l’impact écologique pourrait s’avérer néfaste. D’abord, car transporter du CO₂ requiert du CO₂. Selon un avis de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) de 2021, le « site de stockage géologique doit être le plus proche de la possible source de CO₂, entre 100 km-200 km au maximum pour réduire les coûts de transport ». Avec 300 kilomètres de pipeline et 2 500 kilomètres en bateau, Rhône Décarbonation pulvérise la recommandation. Une affirmation que conteste Nicolas Mat, secrétaire général de Piicto, structure du Port de Marseille-Fos en charge de sa décarbonation. « Le niveau d’émission à la tonne transportée est très faible », assure-t-il sans plus de détails. Une affirmation qui reste, pour l’heure, difficile à vérifier.

Isoler le carbone est également très énergivore. Plusieurs méthodes existent, la plus répandue est chimique. À l’aide d’un solvant, le carbone est séparé des autres gaz émis. Or le solvant pollue. Selon le même avis de l’Ademe, l’usage d’une telle technologie augmente de 20 % les émissions d’une usine.

 

RECYCLER DU CO2 POUR NOURRIR L’EXTRACTIVISME 

 

Autre procédé : la cryogénisation, qui utilise de très basses températures. Il doit être utilisé par la cimenterie Vicat, dans le cadre de Rhône Décarbonation. Sans produit chimique, la technique demande cependant une grande puissance électrique. L’alimentation de la cimenterie doit tripler rien que pour capter le CO₂. Interrogée sur ce point lors de la concertation publique, l’entreprise repousse la question à plus tard : « Cela reste un processus énergivore. Nous devons démontrer que le gain global reste pertinent. » Autrement dit, rien ne dit pour l’instant que le projet est pertinent sur le plan climatique.

Dernier écueil : l’ensemble du dioxyde de carbone n’est pas destiné à l’enfouissement. Une partie sera réutilisée par les industriels. C’est d’ailleurs le principal usage du captage de CO₂ à l’heure actuelle. Si l’idée de recyclage paraît séduisante, un quart du CO₂ réutilisé l’est pour extraire du pétrole ou des hydrocarbures. Le carbone permet d’augmenter la pression d’un gisement et donc d’extraire davantage d’énergie fossile. Ce n’est donc pas un hasard si la technologie de captage a été développée par les géants du secteur. L’objectif de décarbonation est bien loin.

Face à tout cela, le ministère de l’Industrie affirme que la technologie vise un périmètre restreint : « Décarboner les émissions “difficiles à abattre” pendant une période de transition ». Le ministère ne répond pas, en revanche, sur les garde-fous pour s’assurer que les industriels respectent bien ce critère. Pour l’instant, ce sont eux qui déterminent quelles émissions sont incompressibles.

Un problème pointé du doigt par l’ONG bruxelloise contre le lobbying, Corporate Europe Observatory (CEO), et son représentant Pascoe Sabido : « Tous disent qu’ils ne peuvent pas éviter leurs émissions. Se basent-ils sur la science ou l’impact sur leurs bénéfices ? ».

 

Une fois que l’on a créé une telle structure, on a créé une nouvelle réalité

 

Un constat qui semble se vérifier à Fos, des mots même de Nicolas Mat. Selon lui, une cinquantaine d’industriels de la zone pourraient bénéficier de la technologie, représentant un cinquième des émissions autour du port. La situation risque d’être similaire partout où des projets de stockage sont envisagés, à savoir vers la mer du Nord, en Nouvelle Aquitaine ou encore dans le Bassin parisien. Tout cela n’empêche pas le représentant de Piicto de promettre une situation éphémère. « On le fait en dernier recours, mais on est obligé d’en passer par là pour 10 ou 15 ans », avance-t-il.

Peut-on vraiment croire à cette solution « transitoire » au vu des investissements publics et privés ? Pour CEO, la question ne se pose même pas : « C’est un investissement sur trente ans. Donc une fois que l’on a créé une telle structure, on a créé une nouvelle réalité ». Même les maîtres d’ouvrage de Rhône Décarbonation contredisent le port de Marseille-Fos : « Il ne s’agit pas d’une solution temporaire, mais au contraire d’une solution pérenne qui vise à créer […] une chaine de valeur autour du CO₂ ». Loin d’être une exception, Rhône Décarbonation ressemble bien plus à une première pierre.

 

> Après avoir été capté en région lyonnaise, le CO₂ devrait être acheminé par pipeline vers le port de Marseille-Fos, 300 kilomètres plus loin, avant d’être embarqué sur bateau pour un périple de 2 500 kilomètres jusqu’à sa destination finale. (Crédit : Rhône Décarbonation)

 

Or cette « chaîne de valeur » est largement subventionnée. En France, le CSC s’inscrit dans un plan de 10 milliards d’euros d’aides aux entreprises les plus polluantes. À l’échelle européenne, un milliard d’euros ont été investis depuis 2009 pour le CSC, sans aucune concrétisation depuis. Le décalage entre ces subventions et le manque de contrôle des États a le don d’agacer Pascoe Sabido : « L’industrie a poussé pour laisser la décarbonation aux mains du marché, mais ce n’est pas rentable, alors le public doit la subventionner ».

Surtout que rien ne dit qu’un tel système pourra un jour se passer de subventions. Une fois en place, la technologie coûte un prix exorbitant, autour de 100 euros la tonne de CO₂. À titre d’exemple, un quota carbone, coûte aujourd’hui 30 euros la tonne. Autrement dit, en l’absence de subventions, il est nettement plus rentable pour un industriel d’acheter des quotas que de capter le CO₂.

Si les maîtres d’ouvrage promettent une rentabilité d’ici 20 à 30 ans, rien ne la garantie. Rien ne garantit non plus que les projets iront à leur terme. Malgré les aides publiques, les précédents projets d’Alstom en France, d’Enel en Italie ou encore de Vattenfall en Suède ont tous été abandonnés pour cause de coûts trop élevés. « Les coûts liés à la capture et au stockage du CO₂ contribuent d’ailleurs à limiter son développement », reconnaît Bercy.

 

La neutralité carbone pour 2050 ? Ici, c’est continuer d’émettre tout en prétendant qu’une technologie va compenser.

 

Un point sur lequel l’Ademe alertait déjà en 2020 : « Le CSC demeurera une solution coûteuse, car elle est seulement adaptée aux sites très fortement émetteurs, en nombre limité, et nécessite des adaptations au cas par cas. Ses coûts ne pourront donc pas être réduits drastiquement par un effet d’échelle ».

Une position à des années-lumière de l’optimisme affiché lors de la concertation publique de Rhône Décarbonation par les maîtres d’ouvrage : « À l’échelle européenne, on estime [les capacités de stockage] à plusieurs milliers d’années d’émissions européennes ». Si cela est vrai d’un point de vue géologique et technologique, une telle promesse ne semble pas faire le poids face à la réalité économique.

En attendant, les associations craignent un nouveau moyen de simplement gagner du temps. « Durant la COP 21, le monde a décidé la neutralité carbone pour 2050. La question est de savoir ce que cela signifie. Ici, c’est continuer d’émettre tout en prétendant qu’une technologie va compenser », déplore Pascoe Sabido.

De son côté, Bercy l’assure : « Les actions de sobriété permettent de limiter le besoin de développement de ces technologies, et peuvent faire l’objet de politiques publiques spécifiques ». Pour l’instant, les efforts publics semblent surtout viser les solutions technologiques.

Samy Hage, journaliste / Sciences Critiques.

Photo de Une : Projet Rhône Décarbonation  

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