« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Patrick Chastenet : «Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout»

Patrick Chastenet : «Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout»

Penseur iconoclaste du progrès technique et auteur d’une œuvre prolifique, Jacques Ellul (1912-1994) figure parmi les intellectuels incontournables pour comprendre la crise écologique contemporaine. A l’heure de la pandémie de Covid-19, ses analyses de notre « société technicienne », qui « sacralise » la technique tout en surexploitant les êtres humains et la nature, nous éclairent sur les périls qui menacent nos sociétés modernes. Trois questions à Patrick Chastenet, professeur de Science Politique à l’Université de Bordeaux, auteur du livre Introduction à Jacques Ellul (La Découverte, 2019).

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Sciences Critiques − Comment la pensée de Jacques Ellul peut-elle nous aider à comprendre la crise actuelle et ses causes ?

Patrick Chastenet − En la prenant pour ce qu’elle est : une grille d’interprétation destinée à interpréter le réel et non pas un système philosophique clos ou un bréviaire à réciter. Contre la vulgate marxiste privilégiant à l’extrême la variable économique, Ellul a montré que les sociétés modernes ne se contentaient pas d’être capitalistes, ou socialistes, mais qu’elles étaient, avant tout, des sociétés « techniciennes » et, à ce titre, des sociétés recherchant l’efficacité, la puissance, le contrôle, sans pour autant être capable d’éliminer le risque. C’est peu de dire que cette crise est multidimensionnelle. Or, précisément, la pensée d’Ellul est une pensée globale, dont la clef de voûte est la liberté et, par voie de conséquence, elle s’efforce d’analyser rationnellement les périls qui menacent l’exercice de cette liberté.

La pensée d’Ellul s’efforce d’analyser rationnellement les périls qui menacent l’exercice de notre liberté, au premier rang desquels le culte de la puissance technicienne, la sacralisation de la technique, la démesure.

Quels périls ? Au premier chef, le culte de la puissance technicienne, la sacralisation de la technique, la démesure dans tous les domaines conduisant à la surexploitation de la planète et de ses habitants. Dès le milieu des années 1930, le jeune Ellul voulait mettre l’économie au service de l’homme, et non l’inverse. Or, il constatait qu’en dépit de leurs divers référents idéologiques tous les régimes politiques participaient du même phénomène technicien, c’est-à-dire la recherche du moyen absolument le plus efficace, indépendamment de toute autre considération. Ellul avait parfaitement bien repéré le phénomène de la mondialisation néolibérale, en insistant sur ce qu’il appelait « l’universalisation de la technique », qui faisait qu’à terme le monde serait de plus en plus unifié mais aussi de plus en plus dépendant des experts. S’il n’employait pas le terme de « globalisation », cette idée figurait déjà dans sa trilogie sur la technique, et il décrivait le système technicien comme « un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’un provoque l’évolution de l’ensemble et que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément ».

Il a suffi que la Chine s’enrhume à Wuhan pour que la moitié de la planète se retrouve confinée. Cette pandémie a grippé la machine et dévoilé toute la folie d’un monde où l’on consomme ce que l’on ne produit pas et où l’on produit ce que l’on ne consomme pas.[1]NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Laurent Aillet : « Reconnaître la vérité, c’est s’obliger à changer », 4 mai 2020. / Notre dépendance à l’égard de l’Asie pour les médicaments a frappé les esprits mais, en réalité, cette crise a montré que nos puissances techniciennes, obsédées par la vitesse, hyperconnectées et fonctionnant sur un mode réticulaire, étaient des colosses au pied d’argile. Dans un tel monde, le système le dispute au chaos.[2]NDLR : Lire la tribune libre de Philippe Godard, Méga corona machino virus, 26 mars 2020. /

Le progrès technique libère autant qu’il aliène. On ne peut pas dissocier les deux et garder le meilleur.

Alors, je sais bien que cette crise fonctionne comme une surface projective, une véritable auberge espagnole où chaque analyste apporte avec lui son petit mécano. C’est d’ailleurs assez déroutant de constater qu’elle donne du grain à moudre à la quasi-totalité des producteurs sur le « marché des idées » : des souverainistes aux écologistes, en passant par les libertariens, mais aussi aux technophiles et aux technophobes. La grande intuition d’Ellul a été de souligner non pas l’ambiguïté mais l’ambivalence du progrès technique[3]NDLR : Lire la tribune libre d’Alain Gras, Qu’est-ce que le progrès technique ?, 26 août 2015. / , qui libère autant qu’il aliène. On ne peut pas dissocier les deux et garder le meilleur. Ellul résumait cette ambivalence en quatre propositions  : tout progrès technique se paie car il est impossible de dire si ce qui est apporté est plus important que ce qui est supprimé ; le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout ; ses effets néfastes sont inséparables de ses effets positifs ; il comporte toujours un grand nombre d’effets irréversibles et imprévisibles.

 

Pour Jacques Ellul, la technique rend notre avenir impensable. Elle nous condamne à l’impossibilité de prévoir l’avenir. La crise actuelle en est-elle une illustration éclatante ? Et est-ce à dire que nous sommes définitivement incapables d’anticiper les autres crises à venir ?

Agrégé de droit romain à l’origine, Ellul citait l’historien Tacite : « La faiblesse de la nature humaine fait que les remèdes viennent toujours plus tard que les maux ». En effet, la technoscience[4]NDLR : Lire la tribune libre de Joël Decarsin, Impasse de la technoscience, 29 septembre 2015. / et le développement exponentiel nous ont placé au milieu d’un champ de mines dont on a perdu les plans. En dépit des disparités au plan mondial et au sein de chaque secteur, la technique moderne continue de progresser de façon d’autant plus imprévisible qu’elle échappe à la volonté humaine. Un peu comme un bolide sans frein emporté par sa propre vitesse et dont le pilote a perdu le contrôle. Elle est non seulement autonome par rapport à la sphère morale mais elle s’auto-accroît, dans le sens où le progrès technique étant devenu le référentiel de tous, chacun y contribue sans même le vouloir. Bien avant Harmut Rosa, il avait consacré un chapitre entier au problème de l’accélération en conclusion de son livre Le Système technicien (Calmann-Lévy, 1977).

La faiblesse de la nature humaine fait que les remèdes viennent toujours plus tard que les maux.

Ellul avait coutume de dire qu’avec le nucléaire, il fallait renverser l’adage populaire et toujours considérer le pire comme probable. Au-delà du nucléaire, dans une société régie par l’impératif techniciste, le culte de la performance et la recherche du profit, on peut se demander si justement ce qui est prévisible ce n’est pas l’imprévisible. On sait qu’il y aura de nouvelles catastrophes, de nouvelles crises, peut-être encore plus graves que les précédentes, mais l’on ignore où et quand. Ce n’est pas une bonne nouvelle mais cela ne veut pas dire qu’il faille pour autant se retirer à la campagne avec une calèche et un fusil. Ellul avait beau être protestant, il n’avait rien d’un doomsayer [un prophète de malheur, NDLR] prophétisant la fin du monde en appelant à la repentance. Engagé dans le mouvement personnaliste dans sa jeunesse, il fut aussi l’un des premiers en France à mener le combat écologiste.

 

Jacques Ellul est connu pour sa critique de la technique. Mais quelles étaient ses analyses concernant la science et les technosciences ?

Il s’était en effet très tôt partagé le travail. Son ami Bernard Charbonneau mettait l’accent sur la science et lui sur la technique. Mais de même que Charbonneau parle aussi de la technique dans Le Système et le Chaos, Ellul aborde la science dans une douzaine de ses livres. Sa critique de la science est d’autant plus proche de sa critique de la technique qu’il explique, dès le début des années 1950, qu’on ne peut plus les dissocier. Ellul nous dit en substance que tout ce qu’il écrit sur la technique peut s’appliquer à la science. Pourquoi ? Parce qu’en dépit du pont aux ânes voulant que la technique soit une simple application de la science, il est très facile de démontrer que la première a précédé la seconde. C’est déjà le cas avec l’homme préhistorique, l’Orient et la Grèce antique. C’est même vrai en physique avec la machine à vapeur, où la découverte expérimentale a précédé l’explication scientifique.

Mais, plus l’on se rapproche de l’époque actuelle, moins les frontières sont étanches. C’est l’accélération du progrès technique qui exige celui de la science, et non l’inverse. Bien évidemment, Ellul regrette que la prudence du savant doive désormais s’effacer devant les exigences de l’État, des firmes et du public. Il soutenait la démarche de Jacques Testart[5]− NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Jacques Testart : « La gestion de l’urgence s’accorde mal avec la science », 29 avril 2020, et sa tribune libre, Pourquoi et … Continue reading en génie génétique, expliquant, en 1986, qu’on devait aller parfois vers une éthique de la non recherche. Dans le domaine de l’infiniment grand − l’espace − comme dans celui de l’infiniment petit − NBIC −, c’est la science qui est à la remorque de la technique. La convergence de la science et de la technique est d’ailleurs valorisée dans les principaux programmes politiques et il est loisible de constater qu’une Greta Thunberg fonde son discours sur l’autorité de la science, dépolitisant ainsi la revendication écologiste.

Il est loisible de constater qu’une Greta Thunberg fonde son discours sur l’autorité de la science, dépolitisant ainsi la revendication écologiste.

Je simplifie à outrance mais Ellul nous dit que la mort de Dieu et la fin des grands récits idéologiques, ces fameuses religions séculières, ont laissé le champ libre à une technoscience sacralisée car porteuse de tous nos espoirs et riche de toutes nos frustrations de simples mortels. Notre civilisation a fait de la technoscience une véritable sotériologie [une théorie du salut, NDLR]. La « religion » transhumaniste[6]NDLR : Voir notre Dossier : Le transhumanisme à l’épreuve du réel, 18 juillet 2018. / n’a pas fini de lui donner raison.

Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

 

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References

References
1 NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Laurent Aillet : « Reconnaître la vérité, c’est s’obliger à changer », 4 mai 2020. /
2 NDLR : Lire la tribune libre de Philippe Godard, Méga corona machino virus, 26 mars 2020. /
3 NDLR : Lire la tribune libre d’Alain Gras, Qu’est-ce que le progrès technique ?, 26 août 2015. /
4 NDLR : Lire la tribune libre de Joël Decarsin, Impasse de la technoscience, 29 septembre 2015. /
5 NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Jacques Testart : « La gestion de l’urgence s’accorde mal avec la science », 29 avril 2020, et sa tribune libre, Pourquoi et comment être « critique de science » ?, 16 février 2015. /
6 NDLR : Voir notre Dossier : Le transhumanisme à l’épreuve du réel, 18 juillet 2018. /

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