« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. »
(Carl E. Sagan)

Des technologies à double usage… et à double tranchant

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Au XXème siècle, des avancées scientifiques remarquables ont permis des progrès spectaculaires dans de nombreux domaines et bouleversé les représentations du monde. Ces découvertes ont néanmoins apporté avec elles leur lot de défis relatifs à l’éthique, à la sûreté et à la sécurité. Comment dès lors poursuivre le progrès technologique tout en limitant les risques associés ?

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A RECONNAISSANCE faciale sécurise les aéroports mais traque aussi les dissidents. L’IA fluidifie le trafic, mais peut orchestrer des cyberattaques. Les drones livrent des colis ou guident des frappes militaires. Bienvenue dans l’ère des technologies à double usage, ces inventions techniques capables de servir aussi bien le domaine civil que militaire.

Dans un monde où l’innovation technologique semble dicter notre destin collectif, pas moins de 250 technologies duales sont recensées par l’Arrangement de Wassenaar, un accord international né en 1996 visant à en surveiller et contrôler la circulation. Quarante-deux États y souscrivent, dont la France, mais est-ce suffisant ?


 

« Rendre plus contagieux ou virulent un virus à potentiel pandémique pose un tout autre problème pour la santé humaine. »

 

Aux États-Unis, la réponse est non, du moins pour l’une de ces technologies à haut risque : les recherches dites de gain de fonction (GDF), des expériences qui consistent à modifier génétiquement la transmissibilité ou la virulence d’agents pathogènes afin d’en étudier les mécanismes de mutation et d’anticiper leur évolution.

En mai 2024, Washington a durci sa position avec une réglementation au titre explicite : « Politique du gouvernement des États-Unis en matière de surveillance de la recherche à double usage préoccupante et des agents pathogènes à potentiel pandémique accru[1]United States Government Policy for Oversight of Dual Use Research of Concern and Pathogens with Enhanced Pandemic Potential. ».
Ce tour de vis n’est pas tombé du ciel et s’inscrit dans le sillage des enquêtes menées par le Congrès américain depuis 2021 sur l’origine du SARS-CoV-2. « Le virus responsable du COVID-19 a probablement émergé à la suite d’un accident de laboratoire ou lié à la recherche », affirme le rapport final de ces investigations, signé par le 118ᵉ Congrès des États-Unis, sans toutefois conclure de manière définitive.



Ce durcissement empêchera-t-il de nouvelles bombes à retardement ? Rien n’est moins sûr. D’abord, parce que la notion même de gain de fonction recouvre des réalités expérimentales très différentes. « Modifier un bactériophage pour infecter des bactéries multirésistantes ne pose pas de souci majeur, précise Étienne Decroly[2]– Étienne Decroly est l’auteur d’Expériences en virologie, éditions Quae – 2025. , virologue et directeur de recherches au CNRS (Marseille). En revanche, rendre plus contagieux ou virulent un virus à potentiel pandémique pose un tout autre problème pour la santé humaine. »

 

DES EXPÉRIENCES D’APPRENTIS SORCIERS

 

Car la question ne réside pas seulement dans le type de virus étudié, elle tient aussi aux modifications qu’on lui apporte. « Les virus mutent naturellement, mais une seule mutation à la fois est observée en moyenne », explique Decroly. Or, certaines expériences forcent ce rythme évolutif des agents pathogène, en induisant plusieurs mutations à la fois et en leur faisant, de surcroit, franchir la barrière des espèces. « Les mutations, dans un virus aviaire, lui permettant d’infecter l’Homme sont usuellement éliminées lorsque le virus se réplique chez les oiseaux ou les gallinacés. Mais en le cultivant sur des furets, par exemple, on force son évolution vers une version plus adaptée aux mammifères et donc potentiellement plus dangereuse pour l’humain », continue-t-il en faisant référence à une expérience très controversée au sein de la communauté scientifique.

En 2011, le virologue Ron Fouchier et son équipe ont en effet « boosté » les mutations d’un virus de la grippe aviaire H5N1 avant de le faire circuler entre des furets. Une expérience qui a conduit l’administration Obama à imposer un moratoire sur les expériences de gain de fonction en 2014, levé par celle de Trump en 2017.

Face à de tels risques, le durcissement des réglementations nationales, même avec les meilleures intentions du monde, pourrait bien se révéler contre-productif. « Quand il y a eu ce moratoire sur le financement des expériences qui se faisaient aux États-Unis dans des laboratoires P3[3]– Les laboratoires sont classés en quatre niveaux de confinement biologique, selon la dangerosité des agents pathogènes étudiés : P1 (sécurité minimale), P2 (protection standard), P3 … Continue reading, un certain nombre d’entre elles se sont poursuivies en Chine en P2 et rarement en P3, donc dans de moins bonnes conditions de sécurité », rappelle Étienne Decroly.

 

 > Statue : La Chimère, d’Arezzo (Museo Archeologico Nazionale / Wikicommons)

 

Pour ce chercheur, une réponse strictement nationale ne suffit pas, il plaide pour une réglementation mondiale sur le modèle de l’Agence internationale de l’énergie atomique. « Si l’on impose des contraintes aux pays qui respectent déjà des protocoles stricts, on ne fait qu’augmenter le risque », conclut-il. Il propose également d’installer des boîtes noires dans les laboratoires, enregistrant en continu les manipulations effectuées, ce qui permettrait, en cas de pandémie, de retracer l’origine d’un virus et d’évaluer s’il a pu s’échapper d’un laboratoire.


 

« Les bénéfices sont privés, alors que les risques sont publics : si jamais il y a une pandémie, tout le monde sera touché. »

 

Plus radical que son collègue, Simon Wain-Hobson, virologue, Professeur émérite de l’Institut Pasteur, soutient quant à lui l’interdiction pure et simple des expériences de gain de fonction avant qu’elles ne provoquent une catastrophe.


Pour Wain-Hobson, ces manipulations sont bien trop risquées pour être tolérées. « On peut fabriquer une chimère, mais une fois qu’elle prend sa propre vie, elle peut muter naturellement, devenir plus virulente et se transformer en un sérieux pathogène », alerte-t-il. Un scénario qu’il juge inacceptable, tant les conséquences d’un accident dépassent largement le cadre d’un laboratoire ou même d’un pays. « Les bénéfices sont privés, alors que les risques sont publics : si jamais il y a une pandémie, tout le monde sera touché », assène-t-il.


 

UNE COURSE À L’ARMEMENT THÉRAPEUTIQUE ? 

 

Faute de débat et d’une véritable volonté politique de régulation, le nombre d’infrastructures de haute sécurité ne cesse d’augmenter depuis la crise du Covid, selon le rapport Global BioLabs, publié en 2023 par des chercheurs du King’s College London et de la George Mason University. En 2021, on comptait 59 laboratoires P3+ et P4 dans 23 pays. Deux ans plus tard, ils sont 69, répartis dans 27 pays, avec une forte croissance en Asie. L’Inde, à elle seule, prévoit d’en construire quatre supplémentaires.

Les chercheurs soulignent également que si la biosécurité (prévention des accidents) est encadrée, la biosûreté – qui concerne les risques de détournement ou d’usage malveillant – reste largement insuffisante. Parmi les 27 pays dotés de laboratoires P4, seul le Canada a une législation complète.


Cependant, tous ces laboratoires ne servent pas aux expériences de gain de fonction. Selon Étienne Decroly, seules quelques pour cent de ces recherches présentent un réel danger – un chiffre faible, mais suffisant pour inquiéter et soulever la question de leur finalité thérapeutique.
D’autant que le rapport bénéfices-risques fait l’objet de débats chez les spécialistes, tant ces expériences peinent à anticiper l’avenir pandémique.

 

> Photo d’un laboratoire P4 (United States Army Medical Research Institute of Infectious Diseases / Wikicommons)

 

« Souvent les mutations induites ne sont pas celles qui apparaissent dans la nature et il est difficile de prédire la « carte d’identité du virus » qui va émerger de ces expériences », explique Renaud Piarroux, épidémiologiste, chef du service de parasitologie-mycologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

Autrement dit, ces recherches, censées anticiper la prochaine pandémie, produisent en réalité des résultats souvent imprévisibles. « Tout le monde dit que l’on ne peut pas prévoir la prochaine pandémie. On n’a pas de temps à perdre avec de la science fiction ! », insiste Simon Wain-Hobson. Mais au-delà des enjeux scientifiques et sanitaires, cette prolifération de laboratoires s’inscrit dans un mouvement qui apparaît davantage stratégique et politique.

 

CONTRÔLER LES VIRUS

 

« Chacun veut développer ses vaccins, sa thérapeutique et prendre l’avantage dans un domaine hyper concurrentiel », observe Renaud Piarroux. Mais la course ne se limite pas à l’innovation médicale, souligne ce spécialiste des épidémies : « Contrôler les virus, c’est détenir un pouvoir car un pathogène pandémique peut devenir une arme ». Il rappelle que l’histoire est jalonnée d’exemples où les microbes ont bouleversé les rapports de force[4]– Auteur de Sapiens et les microbes – Les épidémies d’autrefois, éditions du CNRS – 2025.  entre les belligérants.

Ainsi, lors de la guerre de Pontiac (Ohio – 1763-1766), les Britanniques ont délibérément utilisé la variole pour affaiblir les populations amérindiennes. À l’inverse, « le paludisme, notamment, a longtemps préserver l’Afrique de la colonisation, explique Renaud Piarroux. Ce n’est qu’en maîtrisant ces infections que les Européens ont pu s’installer au cœur du continent. »

L’Union européenne semble s’inscrire dans ce continuum. Loin de poser des limites claires, elle mise sur l’ambiguïté de la logique duale pour favoriser les synergies entre recherche civile et militaire. C’est du moins ce que laisse entendre le Livre blanc publié en janvier 2024, au titre évocateur : Sur les options permettant de renforcer le soutien à la recherche et au développement de technologies à double usage.

 

« Les entreprises profitent de la frontière floue entre civil et militaire pour maximiser leur accès aux financements. »

 

Dès l’introduction, le chemin est balisé : « L’objectif général de ce Livre blanc est d’explorer des options pour améliorer l’intégration et la fertilisation croisée des technologies civiles et de défense dans l’industrie européenne ». Invoquant tel un mantra la « souveraineté technologique » et la « sécurité européenne », la Commission propose plusieurs pistes pour renforcer les liens entre recherche civile et militaire, en facilitant le transfert des innovations entre ces deux domaines.

Un glissement du terrain civil vers le militaire qui ne date pas d’aujourd’hui, comme le montre une étude de 2018 réalisée par des économistes de l’Université de Cadix sur les 100 plus grandes firmes de défense. Officiellement, l’UE interdit le financement direct de la recherche militaire, mais « les entreprises profitent de la frontière floue entre civil et militaire pour maximiser leur accès aux financements », souligne cette étude.

 

> Estampe : Janus aux portes solsticiales de Robert van Audenaerd (Limédia Galeries / Wikicommons)

 

Il suffit d’inclure une application civile, même mineure, pour qu’un projet devienne éligible aux subventions d’Horizon Europe, programme censé financer la recherche civile. Les auteurs montrent que les entreprises ne développent pas des technologies civiles avant de les adapter au domaine militaire ; elles utilisent directement les financements civils pour perfectionner des innovations stratégiques. 


Des financements que ces entreprises de défense cumulent depuis 2021 avec le Fonds européen de défense (FED), un programme spécifiquement consacré à la recherche et au développement militaire, doté d’une enveloppe de 13 milliards d’euros pour la période 2021-2027 et visant renforcer l’autonomie stratégique de l’UE.

L’ensemble des projets financés par l’UE est recensé dans Cordis, une base de données accessible au public. Son exploration confirme que des financements issus du programme Horizon Europe, officiellement dédiés à la recherche civile, bénéficient également à l’industrie de la défense et de l’armement.

Le financement massif de domaines comme « l’espace et la défense », l’IA, la cybersécurité ou encore les biotechnologies, reflète une logique où la maîtrise et le développement des outils et solutions technologiques se posent clairement comme des leviers de domination.


Florence Gaillard, journaliste / Sciences Critiques.

 > Photo de Une : Allégorie de la Simulation, de Lorenzo Lippi (Musée des Beaux-Arts d’Angers / Wikicommons) 

 

Notes

Notes
1 United States Government Policy for Oversight of Dual Use Research of Concern and Pathogens with Enhanced Pandemic Potential.
2 – Étienne Decroly est l’auteur d’Expériences en virologie, éditions Quae – 2025.
3 – Les laboratoires sont classés en quatre niveaux de confinement biologique, selon la dangerosité des agents pathogènes étudiés : P1 (sécurité minimale), P2 (protection standard), P3 (confinement renforcé) et P4 (sécurité maximale).
4 – Auteur de Sapiens et les microbes – Les épidémies d’autrefois, éditions du CNRS – 2025.
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