La pandémie actuelle de Covid-19 illustre-t-elle l’effondrement de notre civilisation ? Alors qu’à l’urgence sanitaire succède désormais une profonde crise socio-économique mondiale, les gouvernements ont toutes les peines du monde à relever les défis posés par les nouveaux risques systémiques globaux. Seront-ils prêts à affronter les chocs suivants, et notamment ceux causés par les dérèglements climatiques ? Trois questions à Laurent Aillet, expert en risques, président de l’association Adrastia et co-directeur, avec le journaliste Laurent Testot, de l’ouvrage collectif Collapsus (Albin Michel, 2020).
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Sciences Critiques – Que représente, pour vous en particulier et pour les collapsologues en général, la pandémie actuelle de Covid-19 ? S’agit-il d’une nouvelle étape vers l’effondrement global de notre civilisation occidentale moderne ?
Laurent Aillet – Je ne peux pas répondre au nom de toute la communauté collapsologique car il serait prétentieux de prétendre connaitre toutes les idées contradictoires qui s’y discutent. Toutefois, chacun s’accorderait sans doute pour reconnaitre que toute structure se construit selon des principes spécifiques qui dérivent de propriétés intrinsèques. Ces principes apportent à la fois avantages et inconvénients qui forment les limites qui contiendront cette structure. Notre civilisation mondiale actuelle n’y échappe pas. Elle s’est construite sur cinquante ans de doctrine néolibérale[1]– NDLR : Lire la tribune libre de Christian Laval, La sociologie contre le néolibéralisme, 28 février 2017. / et avant cela sur deux siècles de révolution industrielle. Son principe est celui d’une croissance infinie par la maximalisation des profits, transformant de façon exponentielle le capital naturel à sa portée – la planète et son espace proche – en capital artificiel – des biens et des services au profit de l’humanité et des quelques rares espèces domestiques.
Soit le choc est fatal et notre organisation s’engage dans une période de « simplification incontrôlée », soit nous passons au travers… jusqu’à la prochaine fois.
En allant au moins cher, en supprimant redondances, capacités et stocks locaux, notre organisation a perdu en réactivité et capacité d’adaptation. Ce n’est pas la première fois que l’humanité est confrontée à une pandémie. Mais c’est la première fois qu’elle le fait dans cette configuration, organisée dans un seul immense système d’interdépendances nécessitant d’intenses logistiques, déjà confronté aux limites multiples d’un espace fermé et de plus en plus appauvri, où il n’est plus possible de puiser des moyens sans payer un coût énergétique toujours croissant.
Notre organisation va-t-elle pouvoir traverser ce moment sans en être profondément impactée ? C’est encore un peu tôt pour répondre avec certitude, mais de deux choses l’une : soit le choc est fatal et notre organisation s’engage dans une période de « simplification incontrôlée » à cause des insuffisances que nous avons laissées s’accumuler pour profiter, pour un temps limité, de biens et de services sans cesse plus nombreux, sophistiqués et énergivores, soit nous passons au travers… jusqu’à la prochaine fois.
A côté du réchauffement climatique, le Covid-19, c’est du gâteau.
En effet, à moins de nous réformer profondément – ce qui nous ramène à une simplification drastique –, si nous terrassons le Covid-19 en ne payant qu’un prix relativement modeste – les économistes annoncent le contraire – et en supposant que nous soyons capables de tirer une leçon effective de tout ceci – nous ne l’avons pas fait lors de la crise des subprimes en 2008 –, le salut de notre dispendieuse civilisation passe alors par une nouvelle montée en sophistication pour faire face à l’ajout d’une nouvelle contrainte : la menace pandémique. La survie du modèle oblige donc à plus de dépenses pour un résultat équivalent : fonctionner comme avant. C’est ce que l’anthropologue et historien américain Joseph Tainter appelle, dans son livre L’Effondrement des sociétés complexes (Le Retour aux sources, 2013), les « rendements marginaux décroissants ». L’issue parait assez évidente : moins de moyens disponibles pour le choc suivant. J’ignore lequel il sera précisément, mais le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) nous garantit qu’il y en a un qui toque depuis un moment déjà à notre porte : il se nomme réchauffement climatique et à côté de lui, le Covid-19, c’est du gâteau.
Comment analysez-vous les réponses des gouvernements européens, et notamment français, à la crise sanitaire actuelle ? Ont-ils les moyens suffisants pour éviter, ou au moins prévenir, les risques systémiques globaux qui pèsent de plus en plus sur nos sociétés complexes ?
Pour avoir réalisé des cartographies des risques d’entreprise et des programmes de réaction aux catastrophes, je n’ai pas vraiment eu la sensation que les réponses des gouvernements étaient, en général, établies et prévues à l’avance. Seuls quelques pays asiatiques proches de la Chine, comme Taïwan ou la Corée du Sud, semblent avoir tiré, d’une façon pérenne, les leçons du SRAS [Syndrome respiratoire aigu sévère, NDLR] en 2003 et du H1N1 en 2009, car il faut être ici très clair : le Covid-19 n’est une surprise pour aucune autorité sanitaire. Ces pays ont su décrypter la communication officielle de leur grand voisin et étaient prêts.
Mais, ailleurs, l’improvisation parait avoir prédominé. Je ne parlerai pas de pays comme le Brésil ou les Etats-Unis, où la rationalité semble absente depuis longtemps chez leurs chefs de gouvernement. Mais, en France, on aurait pu espérer un meilleur retour d’expérience après les incendies, en 2019, de Notre-Dame de Paris ou celui de Lubrizol, à Rouen. Le pire, selon moi, a été, disons-le pudiquement, le cafouillis, dans la communication, sur la gravité de la pandémie, les moyens à mettre en place puis la reconnaissance à demi-mots de leur absence quasi-institutionnelle.[2]– NDLR : Lire la tribune libre de Philippe Godard, Méga corona machino virus, 26 mars 2020. / C’est le signe d’une difficulté à prendre en compte l’abrupte réalité, voire même le symptôme que les représentations du réel sont polluées par des croyances – « nous avons les moyens » –, des dogmes – « le marché y pourvoira » –, voire des mythologies – « Il existe assez de capacités de production en attente quelque part pour servir tous les pays en même temps en cas de pandémie ».
Nos représentations du réel sont polluées par des croyances, des dogmes, voire des mythologies.
En contexte de compétition internationale, tout cela augure mal de la suite : crise financière, récession, tensions sociales, pénuries dans certaines régions du monde, désordres géopolitiques, afflux de réfugiés, etc. Sans même y ajouter d’autres difficultés à venir et déjà identifiées, qui n’ont pas disparu pour autant : difficultés d’accès à une énergie abondante, désordres climatiques, tensions sur l’accès à eau, disparition de la biodiversité, état des océans, etc.[3]– NDLR : Lire la tribune libre de Simon Charbonneau, De la toute-puissance de la nature, 16 mars 2020. /
Sur quels piliers et suivant quelles politiques doit être refondé, selon vous, le « monde d’après » la crise du coronavirus ?
Même les pires tyrannies doivent tenir compte d’un certain consentement de la part de leur population. Des efforts considérables sont faits pour l’obtenir : loisirs distractifs, publicité, médias orientés, contrôle des systèmes sociaux et éducatifs, et jusqu’à l’entretien de forces de l’ordre pour réprimer les plus récalcitrants.
Je conseillerais à chacun de s’instruire et de développer son sens critique.
Comme Alexandre Soljenitsyne en son temps face à l’impéritie et aux falsifications du système soviétique, je conseillerais donc à chacun de s’instruire et de développer son sens critique[4]– NDLR : Lire la tribune libre de Jacques Testart, Pourquoi et comment être « critique de science » ?, 16 février 2015. / , d’abord pour constater nos propres dénis puis refuser les mensonges qui nous sont servis. Notre société, comme toutes les autres auparavant, est construite sur des mythes fondateurs. Les nôtres empêchent dorénavant toute bifurcation vers un meilleur futur possible. Reconnaître et dire la vérité, c’est s’obliger à changer.
Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.
> Dessin à la Une : Marc Gosselin (marcgosselin.deviantart.com)
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References
↑1 | – NDLR : Lire la tribune libre de Christian Laval, La sociologie contre le néolibéralisme, 28 février 2017. / |
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↑2 | – NDLR : Lire la tribune libre de Philippe Godard, Méga corona machino virus, 26 mars 2020. / |
↑3 | – NDLR : Lire la tribune libre de Simon Charbonneau, De la toute-puissance de la nature, 16 mars 2020. / |
↑4 | – NDLR : Lire la tribune libre de Jacques Testart, Pourquoi et comment être « critique de science » ?, 16 février 2015. / |
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