Docteur en physique-chimie, Vincent Ball est professeur en sciences des matériaux à l’Université de Strasbourg. C’est en scientifique critique qu’il observe depuis plusieurs années, de l’intérieur, les évolutions de la recherche et de l’enseignement supérieur, entre influences du technoscientisme et emprise du néolibéralisme. Face à la « startupisation » du monde académique et au malaise ressenti par un nombre toujours plus important d’enseignants-chercheurs, il ouvre des pistes de réflexion et de résistance. Trois questions à un scientifique inflexible.
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Sciences Critiques – Quelle est votre expérience du monde de la recherche et de l’enseignement supérieur ? Plus précisément, selon vous, comment le système technoscientifique actuel discipline-t-il les chercheurs ?
Vincent Ball – J’ai été immergé dans un milieu d’artisans et de techniciens dès mon enfance, d’où une certaine fascination pour les technosciences. J’ai ensuite eu la chance de pouvoir faire de bonnes études universitaires avec le soutien de ma famille. Il y a 25 ans, le système universitaire français était relativement humain et il y régnait un esprit d’entraide relatif entre collègues − les mandarins insupportables ont toujours existé, ils sont juste plus horribles aujourd’hui. La donne a beaucoup changé depuis, surtout avec la création de l’Agence Nationale pour la Recherche (ANR).
Les mandarins insupportables ont toujours existé. Ils sont juste plus horribles aujourd’hui.
Maintenant, il faut faire de l’« impact », à travers la maximisation de notre facteur d’impact. Nous sommes de plus en plus en concurrence les uns avec les autres, y compris au sein d’un même laboratoire. Si l’indice de citation est élevé, les chances sont meilleures d’obtenir un financement, c’est donc un argument fort pour prendre le pouvoir. Les scientifiques ne sont pas, hélas, des personnes désintéressées. Ce sont avant tout des humains qui attachent une certaine importance, quelque fois de façon démesurée, à leur personne.
En sciences des matériaux particulièrement, la création de startups devient monnaie courante pour les chercheurs qui veulent faire carrière. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Le développement des startups est un phénomène mondial lié à l’expansion du néolibéralisme.[1]− NDLR : Lire la tribune libre de Christian Laval, La sociologie contre le néolibéralisme, 28 février 2017. Le milieu scientifique ne fait que reproduire les logiques inhérentes au monde économique, qui le finance : on délocalise, on spécialise à outrance, etc. Il y a une volonté politique forte d’instaurer un système libéral, et non institutionnel, au sein du monde de la recherche.
La création de startups est aussi une tentative pour permettre aux grandes institutions − comme le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) ou l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (Inserm) − et aux universités de réduire leur masse salariale : les startups sont présentées comme des débouchés pour les jeunes diplômés. Cela semble devenir une véritable mode, au point que ceux qui ne se lancent pas dans l’aventure passent pour des ringards. La création de startups valorise aussi socialement les chercheurs, leurs revenus restant assez faibles comparés à ceux des cadres d’autres secteurs professionnels.
Une startup est surtout un moyen pour le monde économique de phagocyter complètement la recherche à son profit.
Avec une startup, le chercheur peut devenir chef d’entreprise et valoriser son image sociale. Ce qu’il fait sert enfin à quelque chose ! C’est aussi, et surtout, un moyen pour le monde économique de phagocyter complètement la recherche à son profit. Il ne faut pas se leurrer, les interactions entre le monde économique et celui de la recherche ont toujours été fortes.[2]− NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Roger Lenglet : « La recherche scientifique s’est laissée aliéner par l’argent », 22 avril 2021. A cet égard, je conseille la lecture du livre de David Cosandey : Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique (Flammarion, 2007).
Ce lien s’est renforcé, avec un contrôle étatique accru de surcroît, lors de la Seconde Guerre mondiale puis durant la Guerre froide. L’industrie a alors récupéré le monde scientifique institutionnalisé. Les universités ont désormais presque toutes des cellules de « valorisation » des travaux de recherche et des structures aidant à la création de « jeunes pousses ».
Je ne suis pas strictement opposé à ce système, mais le fait de le rendre quasi obligatoire − de la même façon que l’on rend Internet obligatoire pour payer ses impôts, pour commander son billet de train, etc. − me hérisse. Où est la liberté ? Je trouve très dangereux de libéraliser la recherche et de favoriser exclusivement le développement des nouvelles technologies, car la science et la technique ne sont pas neutres. Tout ce que nous créons peut avoir des conséquences positives ou néfastes sur l’avenir.
Je trouve très dangereux de libéraliser la recherche et de favoriser exclusivement le développement des nouvelles technologies, car la science et la technique ne sont pas neutres.
Ce sont les citoyens qui devraient participer à la gestion de la science. Mais il y a un sérieux travail d’éducation à faire… Le désir de technique par tout un chacun masque en fait une ignorance scientifique forte. Or, il se trouve que la commodité technique est assouvie par l’industrie et stimulée par la propagande. Cela n’a rien à voir avec la science.
Le soutien aux startups accroît le risque de favoriser l’émergence d’apprentis-sorciers, notamment dans le domaine des technologies numériques et des biotechnologies. Il n’y a jamais de discussions critiques sur les dangers que peut représenter ce système économique à l’Université. La « startupisation » est devenue un mode de fonctionnement institutionnalisé et sans possibilité de critiques : tu participes ou tu te tais.
Face à la privatisation et la marchandisation de la recherche, et face au malaise ressenti par un nombre croissant de chercheurs et d’enseignants du supérieur, que faire ? Comment peuvent-ils résister ?
La résistance n’est possible que si les chercheurs et les enseignants acceptent de ne plus vouloir progresser dans leur carrière. Pour « faire carrière », il faut publier, déposer des brevets. Pour cela, il faut de l’argent et comme les financements publics se réduisent comme peau de chagrin, il n’y a pas le choix : soit on s’associe avec un industriel − pour lequel on fait essentiellement de la prestation et on s’arrange pour garder une part de financement pour « sa recherche » −, soit on monte sa startup.
Une voie alternative consisterait à créer des collectifs associatifs de chercheurs financés par des mécènes. Des structures de ce type émergent actuellement. Mais les mécènes peuvent aussi être issus du monde économique et je ne vois pas, par conséquent, comment ils pourraient être neutres, c’est-à-dire sans intérêt personnel, en dehors de celui de voir leur nom sur une plaque commémorative.
Les étudiants doivent à tout prix savoir que cette poussée frénétique vers le développement technique s’inscrit dans une philosophie scientiste, dont la seule justification est l’efficacité.
D’un autre côté, il faut redéfinir les objectifs de la recherche : est-ce vraiment nécessaire de disposer de toujours plus de connaissances qui finiront, un jour ou l’autre, par des développements techniques destinés à alimenter la croissance économique ? Quels sont les vrais problèmes que la science pourrait résoudre ?
Par exemple, pourquoi ne pas essayer de faire en sorte que la vie perdure sur Terre, que l’être humain ne soit plus au-dessus de la Nature ou encore qu’il ne se transforme pas en machine ?[3]− NDLR : Voir notre Dossier spécial : Le transhumanisme à l’épreuve du réel, 18 juillet 2018. Voilà des sujets de recherches pluridisciplinaires qui sortent quelque peu de nos schémas de pensée étriqués et de nos stricts besoins de financement.
Pour repositionner la science et la recherche comme outil culturel dans ce contexte de « survie », et surtout pas comme machine de transformation, je pense que l’enseignement de l’histoire et de la philosophie des sciences devrait être obligatoire à partir du second cycle d’études supérieures pour tous les étudiants en sciences des matériaux et en science de la vie, y compris dans les « grandes écoles ».[4]− NDLR : Lire l’article d’Anthony Laurent, Mais que font les universitaires ?, 1er décembre 2020. On ne peut plus se contenter des cours d’« éthique », qui ne sont qu’une mascarade − comme le sont la bioéthique et l’économie verte !
Les étudiants doivent à tout prix savoir que cette poussée frénétique vers le développement technique − à ne pas confondre avec le progrès[5]− NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Patrick Chastenet : « Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout », 15 septembre 2020. − s’inscrit dans une philosophie scientiste, dont la seule justification est l’efficacité, uniquement quantifiée par des nombres. Mais les institutions de l’Education nationale permettront-elles un tel enseignement ? Je suis presque sûr de la réponse. Voilà peut-être un foyer de résistance active. Nous avons, théoriquement, encore le droit d’expression et de polémique. Pour combien de temps encore ?
Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.
> Dessin de Une : « Faculté des Sciences » / Adene (Anne Derenne)
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References
↑1 | − NDLR : Lire la tribune libre de Christian Laval, La sociologie contre le néolibéralisme, 28 février 2017. |
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↑2 | − NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Roger Lenglet : « La recherche scientifique s’est laissée aliéner par l’argent », 22 avril 2021. |
↑3 | − NDLR : Voir notre Dossier spécial : Le transhumanisme à l’épreuve du réel, 18 juillet 2018. |
↑4 | − NDLR : Lire l’article d’Anthony Laurent, Mais que font les universitaires ?, 1er décembre 2020. |
↑5 | − NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Patrick Chastenet : « Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout », 15 septembre 2020. |
9 janvier 2022 à 2 h 17 min
“je pense que l’enseignement de l’histoire et de la philosophie des sciences devrait être obligatoire à partir du second cycle d’études supérieures”
Haha ! Ainsi soit-il ! Mais lorsque ces étudiants formés à la philosophie des sciences s’apercevront que la politique de Mr Ball n’a d’autre fondation que sa technophobie (et non une crainte légitime sur l'”expansion du néolibéralisme”), ils seront plus enclins à demander plus de “technoscience”. A moins bien sur que les cours de philo des sciences qu’il imagine soient très sélectifs…