Bruno Canard est directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) à l’Université Aix-Marseille. Sa spécialité : les coronavirus. Alors que la course mondiale aux médicaments et aux vaccins contre le Covid-19 fait rage, il souhaite faire entendre la « colère légitime » des scientifiques de la recherche publique, dont le travail pour répondre à l’urgence sanitaire n’est pas, selon lui, suffisamment reconnu par les gouvernements. Trois questions à un chercheur engagé contre le désengagement des pouvoirs publics dans la recherche sur les virus émergents.
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Sciences Critiques − Comment expliquez-vous le désintérêt et le désengagement financier des pouvoirs publics européens et français pour vos recherches sur les coronavirus ? Et quelles en sont les conséquences, selon vous ?
Bruno Canard − Le désintérêt n’est pas spécifiquement sur mes recherches sur les coronavirus, mais sur la recherche fondamentale en général, et la science fondamentale sur les virus émergents en particulier. Il y a plusieurs raisons à cela, qui prennent leur origine aux alentours de 2008-2009. La première, c’est la crise financière qui assèche les économies européennes. Il est décidé à ce moment-là qu’il est plus important de renflouer les banques immédiatement que n’importe quel autre secteur. Les budgets publics pour la recherche sont asséchés, le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) est en permanence menacé de démantèlement.
Il est davantage payant pour les politiques de montrer que l’on met des millions d’euros sur la table en réaction à une épidémie plutôt que de les anticiper sur le long terme.
La deuxième raison, c’est l’apparition − certainement liée − des réseaux sociaux et de l’imposition, dans les mentalités, de la réaction émotionnelle immédiate à la place de la réflexion : il est davantage payant pour les politiques de montrer que l’on met des millions d’euros sur la table en réaction à une épidémie − comme cela a été fait pour H1N1, Ebola, Zika, etc. − plutôt que de les anticiper sur le long terme. Entre les deux, il n’y a pas le même bénéfice politique vis-à vis-du contribuable européen… En France, cette tendance lourde n’a pas été infléchie par les présidents successifs, de Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron, en passant par François Hollande, jusqu’à la crise due au Covid-19.
Pour quelles raisons « la science ne marche pas dans l’urgence et la réponse immédiate », comme vous l’avez écrit ? Autrement dit, quelles sont les limites de la recherche scientifique face à une urgence sanitaire ?
Dans les sciences de la vie, la recherche scientifique a pour vocation de découvrir les acteurs, les structures et le fonctionnement des éléments des cellules, des micro-organismes, des virus, et leurs interactions, leur implication dans les maladies, etc.
S’il y avait eu un vaccin contre le coronavirus de 2003, il est pratiquement certain qu’il n’aurait pas marché de manière satisfaisante contre le Covid-19.
En travaillant, entre autres, avec les chimistes médicinaux, les scientifiques fournissent les données qui permettent ensuite de faire des candidats-médicaments, dont l’industrie se charge enfin de la transformation en médicaments[1]− NDLR : Lire la tribune libre d’Éliane Mandine, Peut-on breveter le soleil ?, 11 mai 2020. / , en partenariat avec les cliniciens. L’unité de temps d’un cycle complet découverte-médicament est de l’ordre de 10 à 15 ans. Demander un médicament dès le lendemain d’une épidémie n’a aucun sens. Il y a, bien sûr, le repositionnement des médicaments existants. Mais, on l’a vu, rien de transcendant n’a été repositionné pour lutter contre le Covid-19, et probablement rien ne vaudra un médicament conçu spécifiquement pour un virus − et non pas recyclé d’une autre indication.
En ce qui concerne les virus émergents, la seule possibilité raisonnable est un investissement sur le long terme dans la découverte du monde viral − ce qu’on appelle la « virosphère » − et la caractérisation scientifique à l’avance des membres les plus représentatifs des différentes familles. Car, à l’intérieur des familles virales, il y a des caractéristiques invariantes. Il est alors possible de transférer très rapidement les connaissances acquises sur un virus vers un autre.
La France confond la recherche scientifique avec la recherche médicale.
Un exemple : le virus de Zika émerge, c’est un frère jumeau du virus de la dengue. Une quantité impressionnante de données scientifiques accumulées sur la dengue se retrouvent alors tout à fait valables et utilisables. Il aura fallu 10 ans pour réaliser la structure tri-dimensionnelle de la machinerie de réplication − l’ARN polymérase − du virus de la dengue par cristallographie aux rayons-X alors que cette dernière a permis de faire celle du virus Zika en quelques mois. Ce n’est toutefois pas vrai pour les vaccins, car les éléments viraux produisant l’immunité ne sont souvent pas assez conservés dans la même famille virale. Ainsi, s’il y avait eu un vaccin contre le coronavirus de 2003, il est pratiquement certain qu’il n’aurait pas marché de manière satisfaisante contre le Covid-19.
Comment la pandémie de Covid-19 a-t-elle, jusqu’à présent, et peut-elle, à l’avenir, transformer la recherche scientifique en France et en Europe ?
Je ne vois aucun signe tangible de transformation. Or, il faut une volonté politique forte pour pouvoir anticiper les problèmes infectieux très en amont, en particulier via le soutien à la recherche fondamentale. En France, prenez la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR), en cours d’élaboration. Cette loi ne s’attaque à aucune des faiblesses systémiques recensées depuis des années, en particulier concernant le soutien aux laboratoires et concernant les personnels Ingénieurs, Techniciens et Administratifs (ITA), qui font un travail absolument nécessaire pour que les chercheurs puissent travailler.[2]− NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Annie Dequeker : « L’Université, ce n’est pas uniquement des enseignants et des étudiants », 9 mars 2019. /
La Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR) ne s’attaque à aucune des faiblesses systémiques recensées depuis des années.
Leur nombre a dramatiquement diminué ces dernières années. Ils sont remplacés par des précaires en contrats à durée déterminée. Ce qui fait qu’à chaque fin de contrat ou de projet de recherche, toute la mémoire, les protocoles, le savoir du laboratoire ne sont plus conservés ni transmis. Au lieu de cela, une augmentation de salaire est proposée aux chercheurs seulement. Or, il est très clair que les chercheurs « premiers de cordée » sont attirés d’abord par des conditions de travail satisfaisantes : ils deviennent alors productifs et compétitifs, et le salaire suit dans un second temps. Mais un premier de cordée ne viendra jamais s’installer dans un laboratoire qui n’a pas d’équipements ou de facilités techniques compétitives, même si vous lui doublez sa paie. Au bout de trois ans, il n’aura rien publié et il sera mort scientifiquement.
En ce qui concerne les virus émergents, nous ne savons pas encore lequel apparaîtra après le Sars-Cov-2 et, donc, il est impératif de créer une agence de recherche sur les virus émergents dans laquelle les scientifiques soient mieux représentés. Ce sont eux, et non pas seulement les médecins et cliniciens, qui créent le terreau scientifique qui devient ensuite matière médicale et clinique. La France confond la recherche scientifique avec la recherche médicale.[3]− NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Jacques Testart : « La gestion de l’urgence s’accorde mal avec la science », 29 avril 2020. / Elle n’intègre pas assez les scientifiques en amont des décisions concernant la santé, alors que ces dernières dépendent beaucoup de champs disciplinaires comme la biodiversité, la chimie médicinale, la biophysique, etc., avant d’arriver au problème médical proprement dit.
Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.
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References
↑1 | − NDLR : Lire la tribune libre d’Éliane Mandine, Peut-on breveter le soleil ?, 11 mai 2020. / |
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↑2 | − NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Annie Dequeker : « L’Université, ce n’est pas uniquement des enseignants et des étudiants », 9 mars 2019. / |
↑3 | − NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Jacques Testart : « La gestion de l’urgence s’accorde mal avec la science », 29 avril 2020. / |
24 mars 2021 à 17 h 32 min
Pour qu’il y ait volonté, une pensée stratégique est nécessaire généréepar elle et la mettant en oeuvre, celle que l’on désigne comme ”Grande stratégie”. Mais les ”Grandes stratégies” n’apparaissent que dans des environnements où le futur, le devenir, ce que je nomme ”Sur-vie”, ont leur importance en soi, non sous la forme de noms dont on use d’une manière marketing mais comme représentations concurrentes au niveau politique. Ce n’est, semble-t-il, pas le cas aujourd’hui, au moins en France.