Il y a presque deux siècles, une « science » voyait le jour dans l’enthousiasme du milieu universitaire : la phrénologie. Depuis plus d’un siècle, cette « discipline » est qualifiée de « pseudoscience », c’est-à-dire qu’elle est présentée sous des apparences scientifiques, mais n’en a ni la démarche, ni la reconnaissance. Si cette pseudoscience fait maintenant sourire par son simplisme, ce n’est pas pour autant que la méthode qui la soutenait a disparue. On pourrait même dire que l’enthousiasme si répandu aujourd’hui dans l’université vis-à-vis de l’« intersectionnalité » n’en est que le nouvel avatar.
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I
L Y A PRESQUE DEUX SIECLES, une « science » voyait le jour dans l’enthousiasme du milieu universitaire : la phrénologie.
Celle-ci cherchait à trouver une association statistique entre la forme de la boîte crânienne et les mœurs, en particulier lorsque ces dernières sont douteuses.
Un de ses apôtres, Cesare Lombroso, développa même l’idée du « criminel-né », reconnaissable par son crâne.
Depuis plus d’un siècle, cette « discipline » est qualifiée de « pseudoscience », c’est-à-dire qu’elle est présentée sous des apparences scientifiques, mais n’en a ni la démarche, ni la reconnaissance.
En fait, son succès temporaire fut autrefois lié à son utilisation de la systématique, méthode permettant de dénombrer et surtout de classer les choses et les personnes dans un certain ordre, sur la base de principes logiques.
Et si on prenait aujourd’hui, comme sujet de la pédagogie du refus, la thèse de l’intersectionnalité ?
Il ne reste, pour sa popularité contemporaine, qu’un album de Lucky Luke, Les collines noires, où se manifestent plusieurs spécialistes, plus ou moins crétins, de la phrénologie.
Si cette pseudoscience fait maintenant sourire par son simplisme, ce n’est pas pour autant que la méthode qui la soutenait a disparue. On pourrait même dire que l’enthousiasme si répandu aujourd’hui dans l’université vis-à-vis de l’« intersectionnalité » n’en est que le nouvel avatar.
En effet, on y retrouve la même obsession à classifier, dans des catégories de plus en plus fines, mais se référant à des critères immuables, certains négatifs-nés (blanc, raciste, masculin…) et certains positifs-nés (décolonial, racisé, concerné…).
Pesanteur idéologique
Autre caractéristique commune : la volonté d’affirmer un déterminisme moral originel, de faire entrer les faits dans les catégories préfixées. Il ne s’agit plus du criminel-né, mais de l’oppresseur-né. Une fois la catégorie créée, point n’est besoin de prouver. Il suffit d’asséner et, surtout, de le faire en évoquant pèle-mêle les catégories-clés.
Point n’est besoin de prouver, il suffit d’asséner.
Ainsi, un groupe féministe[1]− NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Geneviève Azam : « Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde », 15 septembre 2018. / publie-t-il dans Les Inrockuptibles que « l’hétérosexualité a avant tout une utilité économique, alors elle va forcément s’insérer dans l’économie capitaliste, qui est une économie racialisée et coloniale […]. La construction de l’hétérosexualité comme mode d’organisation de la vie désirable est infusée par la blanchité. »
De telles théories fumeuses sont d’autant plus dangereuses qu’elles flattent des réflexes identitaires dans ce qu’ils ont de plus primitifs. C’est la fin du libre-arbitre : les individus sont et restent dans des boîtes.
A ceux qui s’étonneront que l’université soit le vecteur de ces pseudosciences, on rappellera l’article d’Alan Sokal dans la revue Social Text en 1996. Dans son texte, Sokal proposait d’enrichir « l’enseignement de la science et des mathématiques […] par l’incorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques. »
Ce texte aussi absurde que les scientifiques de Lucky Luke fut publié dans cette revue sérieuse sans un battement de cil. C’était le but de son auteur que de dénoncer la pesanteur idéologique. On pouvait, après cela, s’attendre à plus de sérieux dans l’Université.
Des théories fumeuses qui sont d’autant plus dangereuses qu’elles flattent des réflexes identitaires dans ce qu’ils ont de plus primitifs. C’est la fin du libre-arbitre : les individus sont et restent dans des boîtes.
Et pourtant, plus de vingt ans plus tard, un canular du même ordre vient de mettre en lumière la vacuité des thèses « intersectionnelles ». Anna Breteau révèle, sur le site Internet de l’hebdomadaire Le Point, comment une thèse purement idéologique, mais surtout profondément antiscientifique dans sa méthode, a réussi non seulement à passer les barrages, mais à obtenir une des meilleures notes possibles.
Le thème ainsi salué était : « Et si l’antisémitisme de Dieudonné n’était qu’une forme de résistance à la domination blanche dans la sphère publique ? ». Commentaire du correcteur : « C’était bien, votre devoir. Je vous ai mis une très bonne note. »
Lors des septièmes Rencontres Science et Humanisme, à Ajaccio, en 2013, Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien et philosophe reconnu[2]− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Jean-Marc Lévy-Leblond : « Il n’y a pas de maîtrise démocratique de la science », 19 décembre 2015. / , intervenant sur la nécessité du retour à la dispute universitaire, demandait qu’on prenne pour sujet d’enseignement une science qui s’est révélée fausse après des années de gloire − il citait la phrénologie − et qu’on amène les étudiants à développer ainsi leur sens critique. C’est ce qu’il appelle « la pédagogie du refus ».
Et si on prenait aujourd’hui, comme sujet de cette pédagogie du refus, la thèse de l’intersectionnalité ?
André Bellon
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References
↑1 | − NDLR : Lire notre « Trois questions à… » Geneviève Azam : « Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde », 15 septembre 2018. / |
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↑2 | − NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Jean-Marc Lévy-Leblond : « Il n’y a pas de maîtrise démocratique de la science », 19 décembre 2015. / |
25 avril 2020 à 11 h 44 min
Mon article est effectivement axé sur la dérision. Ce choix volontaire s’inscrit dans la lignée de Sokal et s’est retrouvé dans l’action d’Anna Breteau. Que l’analyse de cette dernière soit dans Le Point n’enlève rien au problème lui-même. Si on ne juge une thèse que par son support, remarquons qu’il y a peu de chance que ce soit publié dans Libé. Les arguments de Bruno sont finalement axés sur la forme et pas sur le fond. Remarquons simplement qu’il semble avoir le cœur mieux accroché devant les inepties des inrockuptibles.
22 avril 2020 à 22 h 57 min
Je trouve effectivement que cet article assez faible, il ne donne pas les éléments qui permettent de se faire sa propre idée.
Je ne vois pas le rapport avec la phrénologie.
La seule référence au “Point” affaiblit la démonstration (à cause de la “qualité” de cette revue)
La comparaison à Lucky Luke est inutilement ironique et affaiblit la démonstration aussi
Tout cela montre qu’il s’agit surtout d’un pamphlet.
L’auteur pense ce qu’il pense : dont acte ! mais quel est l’intérêt ?
6 avril 2020 à 13 h 42 min
Je ne sais pas ce qu’est une démarche scientifique pour l’auteur de ce commentaire.
Pour ma part, je retrouve dans son texte tous les apriori des partisans de l’intersectionnalité :
1/ Par principe, ils classent leurs adversaires à droite (je cite : « votre article irait mieux dans le Point »). Cette méthode, typique de la « nouvelle gauche » depuis plusieurs décennies, déprécie la question en diabolisant l’opposant.
2/ Ils classent l’intersectionnalité, sans autre forme de procès, dans la démarche scientifique. Je cite : « renouvellements épistémologiques les plus féconds en sciences sociales depuis plusieurs décennies ». On n’est jamais si bien servi que par soi-même.
3/ Ils ne remarquent évidemment pas l’absurdité des déclarations des intersectionnels que je cite.
4/ Ils transforment une question profondément politique en question purement scientifique.
5/ Ce n’est pas parce que la question est répandue dans l’Université qu’elle est scientifique. L’Histoire abonde en périodes de crises universitaires.
Il y a un côté totalitaire dans ce type de méthodes. Si vraiment, l’auteur du commentaire se veut scientifique, je lui rappelle qu’il n’y a jamais eu de science sans critique.
4 avril 2020 à 19 h 35 min
Triste caricature, qui n’adopte rien de ce que l’on attend d’une “démarche scientifique”. Si on veut faire une critique de “l’intersectionnalité”, il faudrait d’abord prendre la chose au sérieux, étudier en détail les multiples acceptions et usages du terme, parfois mot d’ordre, parfois simple notion, mais aussi souvent véritable concept.
On ne serait pas surpris de lire un papier comme celui-ci dans Le Point, mais dans un espace de publication dénommé “sciences critiques” c’est assez triste.
L’intersectionnalité est un concept lié, plus ou moins directement, aux renouvellements épistémologiques les plus féconds en sciences sociales depuis plusieurs décennies.