« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

La recherche publique toujours plus dépendante des intérêts privés

Passé complètement inaperçu, un rapport d’experts pointe « l’essor considérable » des relations entre les établissements publics de recherche français et les acteurs industriels et marchands. Un état de fait qui a des répercussions de plus en plus préoccupantes à la fois sur la production des savoirs scientifiques et sur l’expertise publique. Le rapport édicte un certain nombre de recommandations pour faire face à l’urgence de la situation.

Depuis une vingtaine d’années en Europe, et singulièrement en France, les relations entre la recherche publique et le monde des affaires ne cessent de se multiplier, au point de devenir « la norme » dans les grands programmes européens et français. C’est cette situation, préoccupante, que pointe un récent rapport de la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement (cnDAspe).

Selon les experts indépendants auteurs du rapport rendu public en mai 2024, l’essor de ces relations public-privé est « considérable ». Cet état de fait résulte principalement, selon eux, de la baisse tendancielle des financements publics, au profit des financements privés. Si bien que l’influence, pour ne pas dire l’emprise, des acteurs marchands et des industriels sur la recherche publique est devenue « structurelles », autrement dit systémiques.

 

Les relations entre la recherche publique et le monde des affaires sont devenues la norme.

 

Au-delà des seuls conflits d’intérêt financiers, la défense et la promotion des intérêts privés dans la recherche publique prennent des formes diverses et variées, selon les experts : du financement des établissements et des équipes de recherche à l’entrisme dans les institutions scientifiques, en passant par l’influence directe sur les travaux de recherche et d’expertise. « Les financements et rémunérations sont étudiés, ainsi que la présence des acteurs marchands dans les institutions et les modalités par lesquelles leurs vues s’imposent au domaine de la recherche et de l’expertise », résument les auteurs du rapport, qui a fait l’objet d’un avis de la cnDAspe.

 

« LES INTÉRÊTS PRIVÉS SONT PARTOUT »

 

Quelle est l’ampleur de ce phénomène aujourd’hui en France ? Quelles sont les motivations des entreprises privées ? Quelles formes ces stratégies d’influence revêtent-elles ? Avec quelles conséquences sur la production des savoirs scientifiques et, partant, sur l’expertise scientifique publique, concernant en particulier les dossiers liés à la santé publique et à l’environnement ? C’est à toutes ces questions, cruciales dans un contexte où se multiplient et s’aggravent les affaires de santé environnementale, que cherchent à répondre les experts mandatés par la CnDAspe.

« Elles sont partout, au point d’avoir tissé une énorme toile », témoigne Lorette Philippot, chargée de campagne Finance privée aux Amis de la Terre, qui scrute l’entrisme des banques dans les grandes écoles et les universités françaises. « Plus de la moitié des 103 établissements que nous avons étudiés ont des liens avérés avec le pétrolier TotalEnergies », observe de son côté Jack Berat, membre du collectif Scientifiques en rébellion. Plus globalement, l’étudiant juge « démentielle » l’ampleur du mécénat des industries polluantes et nocives (du pétrole, de la chimie, de l’aéronautique, de l’armement…) dans l’enseignement supérieur et la recherche.

 

Payer moins d’impôts, avoir accès aux données des chercheurs, s’acheter une image auprès des étudiants, etc.

 

Pour parvenir à leurs fins, les industriels visent aussi bien à obtenir des places dans les conseils d’administration des grandes écoles et des universités qu’à soutenir financièrement la vie étudiante – entre autres stratégies. Leurs motivations ? « Payer moins d’impôts, avoir accès aux données des chercheurs, s’acheter une image auprès des étudiants, etc. », répond Jack Berat.

« Ce n’est pas anodin si tout cela est si opaque », avance Marine Arcaina, chargée de mobilisation aux Amis de la Terre. « Cette opacité finit par nuire à la confiance que les citoyens placent dans les institutions scientifiques, ne serait-ce que parce qu’elle induit du doute », abonde Mathieu Lequesne, fondateur de l’association Acadamia, qui milite pour la transparence des contrats de mécénat entre les universités et les entreprises.

 

DES RECOMMANDATIONS POUR
FAIRE FACE À L’URGENCE DE LA SITUATION

 

Comment faire face à toutes ces situations problématiques, et y remédier ? Le groupe d’experts mandaté par la cnDAspe appelle à des « réformes » profondes de la recherche et de l’expertise publiques, en vue d’en renforcer l’indépendance et l’autonomie.

Leurs premières recommandations « structurantes » (maintien des financements publics, renforcement de la transparence, sensibilisation des personnels, nouvelles règles déontologiques, collégialité et multidisciplinarité…) doivent faire face à l’urgence de la situation. Elles en appellent d’autres, au vu de l’ampleur des enjeux, de la diversité des établissements publics concernés, ainsi que de la variété des formes que prennent désormais les interactions public-privé dans la recherche et l’expertise en France et en Europe.

Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

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