[Retour à la Une*] Avec la bombe atomique, la civilisation mécanique est parvenue à son dernier degré de sauvagerie. Dans un avenir plus ou moins proche, il va falloir choisir entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.
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E MONDE est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.
On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football.
Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique.
Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie.
Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.[1]− NDLR : Lire le texte de Hannah Arendt, Penser ce que nous faisons, 25 mars 2017. /
En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles.
Il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles.
Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.[2]− NDLR : Lire le texte d’Alexandre Grothendieck, Allons-nous continuer la recherche scientifique ?, 20 juin 2017. /
Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu’elles sont, annoncées au monde pour que l’homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d’une littérature pittoresque ou humoristique, c’est ce qui n’est pas supportable.[3]− NDLR : Lire la tribune libre d’Olivier Rey, Nuclear Manœuvres in the Dark, 17 mars 2016. /
Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive.
On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. Et ce peut être après tout le prétexte d’une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.
Au reste, il est d’autres raisons d’accueillir avec réserve le roman d’anticipation que les journaux nous proposent.
Quand on voit le rédacteur diplomatique de l’Agence Reuters annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu’il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.
Que la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.
Qu’on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d’Hiroshima et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons.
Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable société internationale, où les grandes puissances n’auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.
Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené.
Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements[4]− NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Jacques Testart, « Il faut prendre le mal à la racine », 30 mai 2017. / , l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.
Albert Camus
*Parce que les écrits, même sur Internet, ne restent pas toujours, nous avons entrepris en 2024 de republier 30 des textes (tribunes libres, « Grands Entretiens », reportages, enquêtes…) que nous avons mis en ligne depuis février 2015. Ce texte a été publié pour la première fois le 8 août 2017.
> Post-scriptum : le texte que nous publions ici intégralement est paru dans le journal Combat du 8 août 1945, soit deux jours après le bombardement atomique de Hiroshima et à la veille de celui de Nagasaki, au Japon.
> Photo de Une : à Nagasaki, au Japon, le 24 septembre 1945, quelques semaines après le bombardement atomique de la ville par l’armée américaine (Cpl. Lynn P. Walker, Jr. [Marine Corps] / DOD « War and Conflict » image collection).
> Photo : nuage provoqué par l’explosion de la bombe atomique au-dessus de la ville japonaise de Nagasaki, le 9 août 1945 (Hiromichi Matsuda / Licence CC).
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References
↑1 | − NDLR : Lire le texte de Hannah Arendt, Penser ce que nous faisons, 25 mars 2017. / |
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↑2 | − NDLR : Lire le texte d’Alexandre Grothendieck, Allons-nous continuer la recherche scientifique ?, 20 juin 2017. / |
↑3 | − NDLR : Lire la tribune libre d’Olivier Rey, Nuclear Manœuvres in the Dark, 17 mars 2016. / |
↑4 | − NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Jacques Testart, « Il faut prendre le mal à la racine », 30 mai 2017. / |
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