« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. »
(Carl E. Sagan)

Science ouverte : entre militantisme et outil du capitalisme

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Le mouvement de la « science ouverte » se présente comme une alternative populaire au très juteux système des grands éditeurs scientifiques, que les chercheurs paient pour lire un article… et pour le publier ! Mais les promesses originelles d’émancipation du mouvement se heurtent aujourd’hui au mur capitaliste et à son étonnante faculté de réappropriation.

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UR LE PAPIER, le principe a tout pour plaire. Rendre les études scientifiques, mais aussi les données, les sources, le code, voire l’ensemble des ressources accessibles à tout le monde. Voici le credo de la science ouverte véhiculé par de nombreux militants depuis l’essor d’internet.

Dans un monde scientifique largement dominé depuis des décennies par les revues et les grands éditeurs, le numérique a rendu possible l’utopie d’une recherche affranchie des frontières, gratuite et ouverte à tout un chacun. À la fois au grand public qui voudrait s’informer à la source, et aux autres scientifiques qui peuvent ainsi se servir des données de leurs confrères et consœurs pour en reproduire les expériences et ainsi favoriser la construction et la diffusion de la connaissance.

Voilà pour le principe. En pratique, « il existe quelques freins de la part des chercheurs et des éditeurs, précise Suzanne Dumouchel, directrice de l’European open science cloud (EOSC) mis en place par la Commission européenne. Mais globalement, nous avons l’impression que les choses progressent et que la science ouverte se diffuse dans la plupart des disciplines. »

Ces freins sont divers. Les éditeurs voient dans ce mouvement la remise en cause d’un modèle économique qu’ils ont mis des années à bâtir et dans lequel les auteurs paient pour être publiés, les autres chercheurs paient pour accéder aux études et les universités paient pour s’abonner.

 

« C’est d’un changement de mentalité dont nous avons besoin. »

 

Pour les chercheurs en revanche, le problème est plus pervers. Nombreux sont ceux qui voient dans les revues ouvertes une baisse de la qualité et du prestige. Y publier serait un pis-aller comparé aux grandes revues payantes, plus à même de faire avancer leur carrière. « C’est d’un changement de mentalité dont nous avons besoin, ajoute Suzanne Dumouchel, mais cela évolue aussi. »

Selon les disciplines, les rapports à la science ouverte varient également. En astronomie par exemple, il est habituel de diffuser les données parce qu’il n’existe parfois qu’un seul instrument au monde capable de les recueillir. Et les chercheurs qui y ont accès en font bénéficier l’ensemble de leurs confrères.

En biologie ou en médecine, les progrès sont un peu moins visibles car on y manipule des données sensibles, protégées, qui ont trait à des patients par exemple, et qui ne doivent pas être partagées telles quelles avec toute la communauté, et encore moins au-delà.

 

> Les recommandations de l’Organisation des Nations-unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) concernant la science ouverte. (Crédit : UNESCO/Wikicommons)

 

Pour ce qui est de la chimie, la tendance est aussi à l’ouverture, mais les liens avec l’industrie sont souvent plus forts car les scientifiques dépendent parfois d’instruments conçus par des entreprises privées. Le constructeur impose alors une certaine confidentialité : pas question de laisser tous les résultats en accès libre.

En revanche, quelle que soit la discipline, ces mentalités ont une conséquence réelle sur les réticences des chercheurs, notamment en début de carrière, qui tentent de publier là où ils gagneront le plus de prestige aux yeux de leurs pairs. Un papier du magazine américain American Scientist ajoute : « Il y a des barrières sociales difficiles à évaluer. Par exemple, la peur de représailles après avoir signé de son nom et publié, dans une évaluation ouverte, un commentaire critique sur le travail d’un éminent collègue. Même si c’est bien justifié, cela rend moins probable pour un scientifique dans une position non-privilégiée de s’engager dans cette pratique [de science ouverte]. »

 

UNE ASPIRATION OPPOSÉE À L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ

 

C’est pourquoi des initiatives existent afin de favoriser la science ouverte et la rendre ainsi plus acceptable. En Europe, l’EOSC propose aux chercheurs de publier et de récupérer tout un ensemble de données en open-source. En France, le Fonds national pour la science ouverte soutient financièrement les projets qui participent au développement de la pratique.

Il existe aussi HAL (Hyper Articles en ligne), une plateforme développée en 2001 avec la participation du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), pour accueillir les publications en accès libre. « Tout cela correspond à des valeurs portées par l’Europe, assure Suzanne Dumouchel. L’égalité, l’équité… Cela demande un certain courage politique car il faut réinventer les modèles économiques. »

Si les institutions françaises et européennes semblent avoir complètement embrassé le mouvement de la science ouverte, de l’autre côté de l’Atlantique ce sont des militants moins reconnus qui s’en sont chargés. « Historiquement, l’inspiration vient en partie du logiciel libre, soutient Alexandre Hocquet, historien des sciences à l’Université de Lorraine. C’est un peu le monde des hackers, ceux qui s’opposent à l’économie de marché. »

C’est dans cette ambiance que naît ArXiv en 1991, destinée à accueillir des études en cours de publication en physique, astronomie ou mathématiques, et qui propose aujourd’hui plus de deux millions d’études entièrement libres et gratuites. Mais aussi rigoureusement relues et corrigées par l’ensemble des scientifiques y participant et y publiant.

 

« De très grosses entreprises se sont emparées de la science ouverte pour en tirer profit. »

 

Alors, la science ouverte, utopie de gauche ? « Pas forcément, considère Alexandre Hocquet. Il n’y a pas de contradiction entre être libre et ouvert, et rester intéressant commercialement. De très grosses entreprises se sont emparées de la science ouverte pour en tirer profit. »

C’est le cas, par exemple, de Google. Emblème du capitalisme moderne, le mastodonte d’internet s’est servi du Human genome project, cet énorme programme mondial ouvert destiné à séquencer l’intégralité de l’ADN humain. Google en a fait AlphaFold, un logiciel utilisé pour modéliser les protéines et aider les scientifiques à concevoir des médicaments. « Pour le coup, AlphaFold a vraiment résolu un problème, assure Alexandre Hocquet. L’outil est performant, utile, et fonctionne parfaitement. Mais si c’est le cas c’est parce que Google a toute l’infrastructure nécessaire pour se servir efficacement des données ouvertes. »

 

 

La science ouverte produirait donc un système dans lequel les vrais bénéficiaires sont les plus grosses entreprises. Une mise en pratique à des années-lumière de l’idéologie portée par les militants du logiciel libre, qui voient aujourd’hui leur combat récupéré par les plus grands groupes de la Silicon Valley.

Pour Alexandre Hocquet, quelles que soient les origines de la science ouverte, aujourd’hui elle est essentiellement l’outil d’un capitalisme libéral : « Toutes ces données, c’est une façon pour les entreprises de proposer des services. Et ce sont celles qui ont la plus grosse infrastructure qui peuvent s’en servir. Pourquoi nous utilisons Zoom pour communiquer et pas une alternative libre ? Parce que Zoom est plus performant. Le fonctionnement est en open-source et chacun pourrait créer son application de communication, mais personne n’a assez de puissance de serveurs pour que le débit soit suffisant et stable. Alors nous prenons ce que nous proposent les plus grosses entreprises. Celles qui ont les moyens d’investir sur ces données ouvertes. »

Suzanne Dumouchel nuance : « Au niveau européen, nos partenaires privilégiés sont des plus petites entreprises qui bénéficient également de l’ouverture des données. Foxcub, e-SDF, Pleias, Net7 et d’autres. Il n’y a pas que Google sur le secteur, et d’autres initiatives moins visibles et plus petites existent. Je pense que nous sommes dans une phase de transition. Les valeurs d’égalité sont saisies par une approche libérale, et la difficulté est de trouver cet entre-deux : rester sur une vocation de partage, mais tout en soutenant l’innovation que peut apporter la science ouverte. »

 

DATA IS THE NEW OIL

 

Mais pour Alexandre Hocquet, il y a aussi un autre problème fondamental : la vision de la donnée. « C’est une logique extractiviste. On considère la donnée comme une ressource pure qui se diffuse comme si c’était du pétrole ou de l’or. Mais ce n’est pas si simple. » En effet, un des fondements de la science ouverte est d’améliorer la reproductibilité des études. Si une expérience a réussi pour une équipe de scientifiques, il devrait être possible d’en récupérer l’ensemble des données et de la réitérer.

Seulement, tout n’est pas si simple. « Quand les données sont produites, c’est dans un cadre théorique, quelqu’un qui les a pensées, précise l’historien. Par exemple, avez-vous déjà essayé de décrire ce qu’est un dribble dans le foot ? Certains en ont une vision utilitaire, d’autres plutôt esthétique. On ne peut pas transmettre de données brutes d’une étude à une autre et s’attendre à obtenir la même qualité d’expérience. »

Cette vision se propage d’autant plus avec l’avènement de l’intelligence artificielle (IA) générative, qui repose sur la captation d’un maximum de données (d’ailleurs volées çà et là sans aucune régulation ou presque). Ici, la méthode d’extraction importe peu tant que la machine est nourrie de tout un tas de données. Et ces modèles basés sur le machine learning, qu’il s’agisse d’IA générative ou d’un outil comme AlphaFold, sont d’autant plus performants que les données scientifiques en accès libre sont nombreuses.

Cela voudrait-il dire qu’il faut refermer les vannes au nom de la lutte contre les firmes ? Pas forcément. « La science ouverte reste un mouvement qui peut être vertueux, assure Alexandre Hocquet. Mais il ne parvient pas tout le temps à ses fins. Ce qu’il faut, c’est voir les situations au cas par cas. » Suzanne Dumouchel, quant à elle, y voit un espoir face à la situation géopolitique : « Nous sommes dans des logiques d’affrontement, des perspectives de fermeture. Il faut s’assurer que tout cela reste en place. Les chercheurs, eux, veulent pouvoir continuer à travailler, mais ils se retrouvent face à des baisses de financements et des tensions dont ils ne sont pas maîtres. Aujourd’hui, plus que jamais, la science ouverte doit être protégée et défendue. »

Hugo Ruher, journaliste / Sciences Critiques.

 > Illustration de Une : Le Mundaneum de Mons (Crédit : Gautier Demouveaux)

 

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2 réponses

  1. Pas d’accord avec la fin de cet article : « la science ouverte doit être protégée et défendue ».
    Exemple en médecine (qui n’est pas du tout à l’abri de la science ouverte !), pour imposer un vaccin contre la grippe hors de prix. « Retour du vaccin Efluelda : beaucoup de bruit pour rien ?
    Quentin Haroche | 15 Octobre 2025, Journal international de Médecine » https://www.jim.fr/viewarticle/retour-du-vaccin-efluelda-beaucoup-bruit-rien-2025a1000rtg?ecd=wnl_all_251016_jim_daily-
    « L’hiver dernier, le vaccin Efluelda n’avait pas pu être utilisé lors de la campagne vaccinale 2024-2025, en raison d’un désaccord entre Sanofi et les autorités françaises sur le prix. S’appuyant sur des études qu’il avait menées, le laboratoire français estimait que son vaccin haute dose était plus efficace que les produits standards et demandait qu’il soit vendu environ 30 euros, soit trois plus que les autres vaccins antigrippe. Les autorités françaises s’appuyaient en revanche sur une évaluation réalisée par la Haute Autorité de Santé (HAS) en 2020, selon laquelle le vaccin Efluelda n’était pas plus efficace que les autres vaccins. Si ce vaccin était disponible entre 2020 et 2024, la HAS se refusait donc à le recommander particulièrement (…). Dans un avis rendu le 9 mai dernier, la HAS a en effet finalement recommandé que le vaccin Efluelda soit administré en priorité aux sujets âgés de plus de 65 ans, revenant donc sur son précédent avis de 2020.(…) Il est donc probable que ce revirement de la HAS ne soit pas le fruit de manipulations politiques, mais simplement d’un changement de circonstances économiques et scientifiques, la plus grande efficacité de l’Efluelda ayant notamment été démontré par un article publié dans la revue Clinical Microbiology and Infection en août 2024. »
    Et regardons cet article https://www.clinicalmicrobiologyandinfection.org/article/S1198-743X(24)00410-5/fulltext
    Original article : Volume 30, Issue 12p1592-1598 December 2024 ; est en Open access. Et parmi les signataires : Sanofi…
    Protéger et défendre la science ouverte ne changera rien à l’essentiel. Qui garantit la crédibilité de la publication ? Parce que « La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » ou des institutions, ou de la presse qui duplique, etc.

  2. Vous indiquez que « De très grosses entreprises se sont emparées de la science ouverte pour en tirer profit ». Mais il est nécessaire aussi, d’informer sur les initiatives françaises qui s’emparent du mouvement de la science ouverte pour « Généraliser l’accès ouvert aux publications et (…) faire en sorte que les données produites par la recherche publique française soient progressivement structurées en conformité avec les principes FAIR (Faciles à trouver, Accessibles, Interopérables, Réutilisables), préservées et, quand cela est possible, ouvertes. » (https://www.ouvrirlascience.fr/deuxieme-plan-national-pour-la-science-ouverte-pnso/). Et il serait intéressant de porter un regard critique sur les résultats concrets de ce projet ambitieux «La France s’engage pour que les résultats de la recherche scientifique soient ouverts à tous, chercheurs, entreprises et citoyens, sans entrave, sans délai, sans paiement» (https://www.ouvrirlascience.fr/deuxieme-plan-national-pour-la-science-ouverte-pnso/
    Ce site est vraiment très intéressant. En particulier une petite encyclopédie de la science ouverte. Il informe sur les prix de la science ouverte remis par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

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