L’essentiel est de se libérer de la méta-philosophie du progrès, de s’évader de cette prison imaginaire dans laquelle les idées reçues de l’évolutionnisme nous ont enfermés. Le chemin de l’avenir est ouvert non par l’innovation en ligne droite mais par la rupture qui brise le temps du devenir et nous redonne notre liberté.
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J
E voudrais dans ce court article répondre à quelques questions que non seulement le monde des sciences sociales mais aussi le monde tout court se posent, sans tirer toutes les conséquences anthropologiques des réponses qui sont aussi évidentes que les questions.
L’idée de progrès ne fait plus recette, c’est un fait. Les politiques, ou plutôt les acteurs de ce « pouvoir » qui n’est pas nécessairement politique, ont tiré depuis longtemps les leçons de cette désaffection et les économistes de service ont rebaptisé « croissance » le progrès en lui enlevant tout contenu éthique.
Mais qu’y a-t-il de plus absurde qu’une croissance illimité dans un monde limité ?[1]– Sur ce thème, voir les ouvrages de Serge Latouche, et l’idée est maintenant bien incarnée dans le mouvement de la Décroissance, avec en France le mensuel du même nom, la revue … Continue reading
Par ailleurs, on continue à entendre ce mot progrès comme référence vide dans une philosophie de bazar, celle des discours de la planète médiatique, en particulier dans le domaine techno-scientifique où survit cet aphorisme archaïque : « On n’arrête pas le progrès ! ». Même si l’on sait que cette direction nous amène dans une voie sans issue !
Ainsi, personne ne prend au sérieux les platitudes progressistes, mais la confiance et même l’arrogance – à propos de l’énergie, des Organismes génétiquement modifiés (OGM)[2]– Voir notre dossier « Les OGM peuvent-ils nourrir le monde ? » / ou du nucléaire entre autres – des économistes, scientifiques et ingénieurs – si cette distinction a encore un sens – restent toujours aussi fortes.
L’arrogance des économistes, scientifiques et ingénieurs restent toujours aussi forte.
L’une des raisons doit être, selon moi, à chercher dans la manière dont l’évolutionnisme progressiste bénéficie d’un privilège méta-philosophique.
On connaît le film d’Al Gore « The Uncovenient Truth » [« Une vérité qui dérange », en français, NDLR] dans lequel est employée la métaphore du « Boiled Frog Syndrome » [ou la « Fable de la grenouille »], pour expliquer notre passivité : une grenouille plongée dans l’eau chaude saute hors du récipient, alors que si elle est plongée dans l’eau tiède et que l’on chauffe lentement elle se laisse bouillir et meurt.[3]– L’image est particulièrement forte en France puisque les anglo-saxons se moquent des Français en les appelant les « Frogs » /
Un dessin animé illustre très bien la situation. Al Gore se contente d’expliquer la situation par la désinformation organisée par les médias à la solde des lobbys. Or, je crois que cette explication est bien trop courte.
Il faut chercher bien plus loin, dans notre culture cachée, enfouie dans notre inconscient, dans les représentations collectives forgées par l’École et les discours savants pour comprendre à quel point il est difficile de prendre conscience de la gravité de la situation.
Rapidement et en simplifiant, j’appelle cet imaginaire d’arrière-fond la méta-philosophie du progrès. Et je ne peux m’empêcher de citer une longue tirade de Peter Sloterdijk qui décrit bien le problème de la conscience du mythe :
« C’est dans l’évolutionnisme qu’est la racine logique des cynismes théorisants qui jettent sur la réalité le regard olympien des maîtres.
Les théories de l’évolution recueillent l’héritage métaphysique au bénéfice des sciences.
Elles seules ont une force logique suffisante pour intégrer d’un regard englobant le Mal, la décadence, la Mort, la douleur, toute la somme des négativités qui sont la part de l’être vivant.
L’« évolution » (progrès) est pour cela la théodicée moderne, cette théodicée permet l’ultime interprétation logique de la négativité. »[4]– Peter Sloterdijk, Critique de la Raison Cynique, C. Bourgeois, 1987, p.231. Voir une somme sur la question de Salvador Juan, Critique de la déraison évolutionniste : animalisation de … Continue reading
Il faut chercher dans notre culture cachée, enfouie dans notre inconscient, dans les représentations collectives forgées par l’École et les discours savants pour comprendre à quel point il est difficile de prendre conscience de la gravité de la situation.
Ou bien encore, plus récemment, François Jarrige[5]– François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne (Centre Georges Chevrier). / replace la question dans son contexte historique : « Avant l’ère industrielle, les artefacts techniques étaient insérés dans des imaginaires et des logiques socio-économiques distincts de ceux qui se sont développés en Occident (moderne). Les résistances demeuraient limitées car elles étaient largement inutiles tant la technique était elle-même associée aux croyances et aux besoins des groupes. »[6]– François Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, Paris, 2014, p.41. /
Il existe ainsi une sorte de substrat métaphysique qui occulte la conscience et que l’on peut appeler méta-règle, que Douglas Hofstadter décrit comme la présence d’une règle non dite, non écrite qui se situe dans la trame du récit et reste invisible à la conscience de l’acteur.
L’exemple frappant est celui de la lampe d’Aladdin. Lorsque le génie sort de la lampe et qu’il propose à son sauveur d’exaucer trois vœux, Aladdin pourrait tout simplement s’exprimer ainsi : « Je ne veux pas trois mais un nombre illimité de vœux ! ».[7]– Le mathématicien philosophe Douglas Hofstadter exploite cette réflexion dans Gödel, Escher, Bach, Interéditions (titre anglais Gödel, Escher, Bach, an Eternal Golden Braid, Basic Books, … Continue reading
Or, aucun lecteur ne donne cette réponse car elle rendrait le récit sans intérêt, pourtant ce lecteur n’a pas conscience de la raison pour laquelle il s’interdit de le faire. L’intrigue n’a de valeur que par une règle qui n’est pas énoncée. Il en va de même pour la croyance au progrès.
PRÉAMBULE :
LA TECHNO-PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
ET L’OUBLI DU SUJET
Je m’explique : le privilège de cette croyance tient moins à la puissance des réalisations objectives, d’une puissance indéniable mais que l’on sait maintenant être aussi désastreuse que bénéfique, qu’à une conception de l’histoire qui procure le dernier refuge à l’idéologie évolutionniste.
En effet, l’historicisme, ou croyance en un sens de l’histoire, a plus ou moins disparu des versions modernes du grand récit sur le passé que s’est forgé l’homme moderne.
Pourtant, dans une dimension de ce récit survit la représentation d’un temps orienté par un but que l’humanité semble chercher à chaque instant dans sa marche, même si cette humanité titube parfois.
Il s’agit de l’histoire des techniques où seules des querelles de clochers séparent les diverses écoles, évolutionniste, déterministe, continuiste, fonctionnaliste, etc.[8]– Pour un débat, voir George Basalla, The Evolution of Technology, Cambridge, Uty Press, 1988. / car toutes sont d’accord sur un fait : l’objet d’aujourd’hui, même sous la forme d’une machine très compliquée, est le successeur d’une longue suite d’inventions cumulatives.
Si la seule relation avec leur milieu qu’avaient les hommes de la préhistoire se limitait à celle de la recherche de la plus grande violence possible, il est fort probable que l’homme moderne n’aurait jamais vu le jour.
La technique, et plus largement la technoscience, deviennent ainsi le dernier refuge d’un évolutionnisme moribond.
Pourtant, le paradoxe devient alors philosophiquement désastreux : ce progrès correspond à une histoire qui se réalise sans avoir besoin du sujet homme.
En effet, le récit mythique s’appuie sur le désir et la capacité de l’homme à rendre ses outils de plus en plus efficaces – du point de vue de la prédation. Mais de quel homme réel s’agit-il ?
N’est-ce pas tout simplement le sujet contemporain préoccupé d’une seule chose : « accumuler la puissance », celui que la modernité a mis au centre de son système de valeurs ?
L’Homo-Economicus et l’Homo-Industrialis, sujets contingents, deviennent le modèle de référence pour fabriquer une histoire dominée par la figure d’un sujet transcendant. Un beau tour de passe-passe !
On peut remarquer, en effet, que la différenciation de l’homme par rapport aux autres primates se fait à partir de deux critères, l’un éthologique, la bipédie, l’autre technologique, le fait de fabriquer des outils.
Mais des outils pour quoi ? Pour un usage utilitaire, nourriture, vêtement, logement, etc. décident les préhistoriens. N’est-ce pas contradictoire avec le fait que l’évolution du mental qui accompagne l’hominisation apporte avec elle la parole, le rire, l’angoisse, l’entraide, le sentiment esthétique, le jeu ?
De ce fait, le seul témoignage que nous avons du passé, à savoir la pierre (voir illustration ci-dessous), d’une part laisse de côté tout un pan de l’humanité qui s’exprimait à partir d’objets périssables, tel le bois, et d’autre part risque d’induire en erreur sur l’intention première de celui qui fabriquait l’outil.
Si la seule relation avec leur milieu qu’avaient les hommes de la préhistoire lointaine se limitait à celle de la recherche de la plus grande violence possible sur la nature, et plus généralement leur environnement, il est fort probable que l’homme moderne, dit « Sapiens », n’aurait jamais vu le jour.
A en juger par la catastrophe qui nous menace, en ayant précisément cette attitude prédatrice, cette voie évolutive n’est pas la bonne.
Qu’une tribu des îles Andamans chasse avec l’arc par plaisir alors qu’une autre tribu d’à côté utilise le filet, que les Amérindiens aient eu des jouets en bois avec quatre roues sans jamais « inventer » la roue pour la traction, que les Eskimos n’utilisent pas la raquette en hiver alors que les Kwaktiuls ou les Mandans, à la même latitude, chassent grâce à elle durant cette période, que les Chinois des Ming aient eu à la fois une pompe à eau à piston et des mines de charbon sans vouloir associer l’une et l’autre – à la différence des Écossais de l’époque de James Watt –, et bien d’autres cas, presque innombrables, ne les gênent pas.
L’aventure dans laquelle s’est lancé l’Occident avec une technologie fondée sur la puissance du feu ne prolonge pas L’aventurE des Homo Habilis qui ont découvert l’usage du feu.
Que des peuples n’aient pas eu envie d’être efficaces selon nos critères, c’est-à-dire notre éthique de la production, mais qu’ils aient eu de tout autres désirs en maniant les outils ne relève pas de cette logique fondée sur la « rationalité des fins » inventée par nous et ils sont donc mis hors de l’histoire.
Ils n’ont, à strictement parler, aucun sens selon cette anthropologie qui voit dans l’homme du passé, ou d’ailleurs, une forme ancienne de l’homme contemporain.
Cette histoire veut donc oublier que la technique dans les autres civilisations que la nôtre est totalement sociale, en ce sens qu’elle est insérée dans un ensemble de significations qui renvoient à un univers symbolique.
Il faut reconstituer cet univers pour comprendre le rôle joué par l’objet technique, ou dans une terminologie weberienne, se préoccuper de la rationalité des valeurs (Wertr-) pour saisir le sens de la rationalité des fins (Zweckr-) en usage dans cette civilisation.
Mais ceci n’est qu’un préambule qui devrait nous permettre d’échapper un instant à la vision ethnocentrique que véhicule avec lui l’évolutionnisme progressiste.
Je soutiens que l’aventure dans laquelle s’est lancé l’Occident avec une technologie fondée sur la puissance du feu ne prolonge pas une autre aventure, celle des Homo Habilis qui ont taillé les pierres puis découvert l’usage du feu. Et pour cela je défendrai trois thèses.
PREMIÈRE THÈSE :
LE PRIVILÈGE ACCORDÉ AU FEU PAR LA SOCIÉTÉ THERMO-INDUSTRIELLE DEVIENT FOLIE DES GRANDEURS AVEC LE PÉTROLE
Il est de plus en plus évident que la société contemporaine se trouve dans une impasse mais je voudrais préciser la réalité concrète de cette impasse et tenter de déchiffrer sa signification profonde.
Cette impasse se révèle sous la forme d’une brutalité socio-technique à deux niveaux : le premier est atteint dès le choix techno-logique qui a présidé à la naissance de la société industrielle, celle de l’affirmation de la puissance à l’aide du feu du moteur thermique, ce qui nous permet de caractériser la société moderne comme thermo-industrielle.[9]– Je développe ces idées dans Fragilité de la puissance, Fayard, 2003. /
Le second niveau est atteint avec la dépendance du pétrole qui fut un processus d’une rapidité inouïe : il commence certes avec la guerre de 1914 mais c’est dans les années 1950 seulement que le système bascule.
En un siècle, l’énergie fossile s’empare de presque toute la technologie. En un demi-siècle, le pétrole va assurer 40 % des besoins des pays industrialisés.
Un siècle, un demi-siècle, c’est-à-dire un instant au regard de l’histoire du monde et cette instant devrait donner la clé de toute l’histoire ?[10]– L’ethnologue Leslie Alvin White, disciple réputé de Franz Boas, est tombé dans ce piège, bien que son récit s’arrête à la fin du monde antique, ce qui en réalité est encore … Continue reading
L’impasse est ainsi totale parce que nous sommes démunis intellectuellement pour penser autrement la suite de l’aventure humaine et que concrètement les ressources pétrolières sont les plus limitées des ressources fossiles – par rapport à notre gourmandise – alors que non seulement les transports, mais toute la vie quotidienne en dépend : agriculture, chauffage, électricité – à l’exception unique et dangereuse de la France –, habillement, électronique, informatique – un ordinateur de bureau « coûte » 238 litres de pétrole –, etc.[11]– Le cyberespace est très chaud contrairement aux idées que propagent souvent les médias. Voir « Modernizacion écologica y technologias de la informacion » in Ernest Garcia, Medio ambiente y … Continue reading
En outre, le principe de Carnot, ou seconde loi de la thermodynamique, revu par Nicholas Georgescu-Roegen, nous enseigne – en simplifiant – que tout échange entraîne une perte qui se transforme en rayonnement ou entropie.
Lorsque les hommes utilisaient les différents éléments naturels, cette perte n’avait pas d’importance puisque l’énergie fournie par les quatre éléments venait directement du soleil, ressource inépuisable à notre échelle de temps.
Toutefois, dès que l’on récupère une énergie solaire transformée en substance matérielle, le système technique se referme sur lui-même car seule la planète Terre fournit ces matières.
Ainsi, la chaleur qui fait fonctionner la mégamachine qu’est devenu notre monde reste bien celle du soleil – il n’y en a pas d’autre – mais elle est prise au piège.
Cette énergie fossile provient d’un gigantesque cimetière qui a enfermé la vie organique il y a 400 millions d’années, et la chaleur, emmagasinée sous terre, se répand sur la planète en un éclair, c’est-à-dire la durée de l’expansion de cette civilisation thermo-industrielle.
Le pétrole révèle ainsi, mieux encore que le charbon, la folie des grandeurs de notre civilisation. Il redonne en sortant de terre une énergie d’une puissance inimaginable jusque-là : pour une calorie investie, on retire 100 calories.
C’est un véritable jackpot qui explique, en partie, la rapidité de son insertion dans la niche écologique du système thermo-industriel.
Ainsi, ces deux niveaux de réalité, le choix de l’élément feu comme moyen de la puissance et le privilège de la facilité qui fit du pétrole le roi des combustibles, dressent-ils deux murs que nous ne pourrons en aucun cas éviter.
DEUXIÈME THÈSE :
LE TEMPS DE L’ÉVOLUTION TECHNIQUE EST TOTALEMENT FALLACIEUX
La représentation moderne du temps vit dans nos têtes comme un paradoxe qui rend, si on l’examine à fond, notre vision du monde totalement incohérente.
Aveuglement stupéfiant sur l’espace-temps qui n’est pas le nôtre, lequel se retrouve a l’intérieur même de notre propre histoire puisque le terme de Moyen-Âge lui-même enlève tout sens propre à cette période : ce n’est qu’un passage « intermédiaire » (moyen) entre le monde antique et la Renaissance, moment où se retrouve le droit fil de notre devenir !
Les discours savants sont remplis de référence à l’origine : le Big Bang et le premier instant, Lucy et le premier être humain, le néolithique et les premiers agriculteurs, Catyal-Huyuk et la première ville, etc. ou même dans le domaine qui nous concerne James Watt et la première véritable machine à vapeur.
La pensée dominante contemporaine reste totalement prisonnière d’une idéologie évolutionniste, c’est-à-dire d’un temps rempli d’évènements ordonnés.
Cette modernité affirme pourtant refuser toute philosophie de l’histoire et il y a longtemps que Hegel, ou pour les spécialistes Herder, n’ont plus de crédit sur ce plan.
Or, comment concilier un fait premier avec une histoire non orientée ? En réalité, la pensée dominante contemporaine reste totalement prisonnière d’une idéologie évolutionniste, c’est-à-dire d’un temps rempli d’évènements ordonnés.
Imaginer le temps socio-historique comme un labyrinthe, une suite de bifurcations et de ruptures qui établissent une radicale discontinuité entre les périodes est proprement impossible à concevoir.[12]– Mais Jose Luis Borges en a fait le thème de son livre Fictions, 1951. /
Je donne comme exemple dans mon livre la notion de tendance technique que j’oppose à celle de trajectoire : l’anthropologie préhistorique connaît seulement la tendance technique qu’un exemple très célèbre suffit à illustrer.
Le caillou frappé (pebble-culture) devient silex taillé puis poli pour finir couteau en acier, l’objet renfermerait donc une tendance à être de plus en plus efficace ! Un déterminisme techno-logique orienterait ainsi l’évolution de l’objet.
Mais un autre exemple très simple dessine par contraste la trajectoire : l’automobile. Cette dernière n’est pas le successeur d’un quelconque char à bancs de nos ancêtres paysans ou du carrosse des riches, encore moins du char de Ben Hur.
Elle s’est imposée immédiatement comme véhicule-symbole de la société capitaliste, marchandise support de l’individualisme.
Cette voiture fut dès le début, à la grande différence des anciens moyens de transport, un « mobil home ». L’homme pressé, qui en réalité est un escargot monté sur deux roues était né. L’engin « automobile/mobil home » ne peut se comparer à aucun objet du passé.
Comme le soutient Paul K. Feyerabend à propos de l’histoire, faite selon lui de phénomènes incommensurables[13]– Paul K. Feyerabend, Adieu à la raison. Vers une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil (en anglais, Farewell to Reason, Verso, 1987). /, il y a discontinuité absolue dès que l’on tient compte de la nature sociale du phénomène technique.
L’histoire tendancielle du couteau est aussi fausse que celle qui nous fait voir dans le moteur à explosion la suite logique d’un progrès universel.
L’énergie pour mouvoir la voiture hippomobile pouvait se trouver au bord du chemin. L’automobile a besoin d’un immense réseau, un macro-système technique pour fonctionner.
Sa fragilité est bien supérieure à celle de la voiture hippomobile et dans tous les cas son milieu environnant, son monde, n’est pas le même, c’est en cela que les deux objets techniques sont incommensurables.
La notion de trajectoire ouvre ainsi à la différence de celle de tendance, sur deux indéterminations, celle de l’origine et celle de la fin.
L’histoire tendancielle du couteau est aussi fausse que celle qui nous fait voir dans le moteur à explosion la suite logique d’un progrès universel.
Il y a cinq cents ans encore les couteaux de pierre étaient largement utilisés, par des civilisations aussi riches que les nôtres, les Aztèques par exemple, alors que les manuels scolaires datent la fin de l’âge de pierre vers 3000-4000 avant Jésus-Christ. Bel exemple de reconstruction d’une histoire universelle à partir de la nôtre !
TROISIÈME THÈSE :
LA LIBERTÉ DANS LE LABYRINTHE.
ÉCHAPPER AU FEU
Si la technique est sociale comme je le soutenais dans le préambule, il n’y aucune raison pour qu’elle suive un chemin déterminé. Ce monde aurait pu ne pas être tout simplement.
La détermination d’aujourd’hui par hier et de demain par aujourd’hui est un leurre qui fonctionne sur une interprétation perverse de la causalité, tout particulièrement dans le domaine technologique.
Le monde que l’économiste décrit aujourd’hui marchant au rythme de la « croissance » destructrice de la planète n’est pas plus vrai que celui des Aztèques sacrifiant leurs prisonniers pour maintenir le soleil en vie.
Le vieil adage latin – ou plutôt du Droit Canon médiéval – « Post hoc ergo propter hoc » [« A la suite de cela, donc à cause de cela », NDLR] appliqué en histoire des techniques fabrique une vision linéaire totalement factice.
Par exemple, l’Eolipile de Héron d’Alexandrie est présentée comme l’ancêtre de la machine à vapeur mais cette réalité n’est pas un fait historique. Elle le devient parce que l’on construit une série qui prend un sens pour l’homme d’aujourd’hui.
Un espace homogène, vide est rempli d’événements par l’historien-magicien du temps actuel. Un temps linéaire qui a toute l’apparence d’un passé objectif sort ainsi du chapeau de ce magicien.
Mircea Eliade définissait encore plus négativement cette façon de poser l’homme au centre. Il parlait de « terreur de l’histoire » et le fait technique rentre pleinement dans le cadre de son jugement lorsqu’on évoque le réchauffement climatique ou le nucléaire : « La justification d’un événement historique par le simple fait qu’il est événement historique, autrement dit, par le simple fait qu’il s’est produit de cette façon, aura bien de la peine à délivrer l’humanité de la terreur qu’il inspire »[14]– Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1975, p.173. /. Une phrase à méditer en ce temps de retour violent du fait religieux.
Du coup, le monde que l’économiste décrit aujourd’hui marchant au rythme de la « croissance » destructrice de la planète n’est pas plus vrai que celui des Aztèques sacrifiant leurs prisonniers pour maintenir le soleil en vie, mais il l’est tout autant si nous ajoutons foi au dire de ces économistes.[15]– On peut regretter qu’un célèbre économiste très critique et très médiatisé soit pris au piège d’une vision de la croissance totalement engluée dans l’historicisme … Continue reading
La liberté n’est qu’AU PRIX de l’aventure dans le labyrinthe du temps.
Le Produit Intérieur Brut (PIB) peut cesser de croître pour les uns, le soleil ne plus se lever pour les autres. Les deux illusions sont productrices de sens mais un jour ou l’autre, lorsque la planète entre dans le coma ou que des barbus blancs s’attaquent victorieusement au soleil en abattant ses idoles, il faut changer de cap.
La liberté n’est qu’à ce prix, celui de l’aventure dans le labyrinthe du temps et de la création sans cause.
CONCLUSION
Il n’y avait aucune nécessité historique pour que la machine thermique s’empare de notre avenir[16]– Je développe cette thèse dans un ouvrage Le choix du feu. A l’origine de la crise climatique, Fayard, 2007. /. Cette invention aurait pu avoir lieu et ne jamais devenir innovation, jamais trouver sa place dans la niche écologique.
C’est ce qui serait sans doute arrivé à la pompe de Watt si elle n’était pas devenue locomotive. La locomotive tomba, en effet, au bon moment. Ce fut une machine autant idéologique que technologique. Elle créa le modèle du macro-système technique[17]– Tom Hugues, Networks of Power, John Hopkins, Uty Presse, 1983. Alain Gras, Grandeur et dépendance, sociologie des macro-systèmes techniques, Presses Universitaires de France (PUF), 1996 et Les … Continue reading ou plus simplement établit les bases de l’expansion machinique. Mais ceci est une autre… histoire.
L’invention de la machine thermique aurait pu NE jamais trouver sa place dans la niche écologique.
L’essentiel est de se libérer de la méta-philosophie du progrès, de s’évader de cette prison imaginaire dans laquelle les idées reçues de l’évolutionnisme nous ont enfermés.
Le chemin de l’avenir est ouvert non par l’innovation en ligne droite mais par la rupture qui brise le temps du devenir et nous redonne notre liberté. Le vrai développement durable consiste à penser la discontinuité.
De toute manière, c’est là notre seul solution pour sortir de l’impasse car nous en sommes arrivés au point où la phrase de Georges Bernanos devient cruellement prophétique : « La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté. »[18]– Georges Bernanos, La France contre les robots, 1ère édition, 1945, Livre de Poche, 1999. /
Alain Gras
> Post-scriptum : le texte d’Alain Gras était initialement titré « Progrès technique et mythe évolutionniste : une méta-règle de l’inconscient contemporain ».
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References
↑1 | – Sur ce thème, voir les ouvrages de Serge Latouche, et l’idée est maintenant bien incarnée dans le mouvement de la Décroissance, avec en France le mensuel du même nom, la revue Entropia, ou l’Institut Momentum, créé par Agnès Sinai et Yves Cochet, qui relie le problème de l’anthropocène à la solution de la décroissance. / |
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↑2 | – Voir notre dossier « Les OGM peuvent-ils nourrir le monde ? » / |
↑3 | – L’image est particulièrement forte en France puisque les anglo-saxons se moquent des Français en les appelant les « Frogs » / |
↑4 | – Peter Sloterdijk, Critique de la Raison Cynique, C. Bourgeois, 1987, p.231. Voir une somme sur la question de Salvador Juan, Critique de la déraison évolutionniste : animalisation de l’homme et processus de civilisation, L’Harmattan, 2006. / |
↑5 | – François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne (Centre Georges Chevrier). / |
↑6 | – François Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, Paris, 2014, p.41. / |
↑7 | – Le mathématicien philosophe Douglas Hofstadter exploite cette réflexion dans Gödel, Escher, Bach, Interéditions (titre anglais Gödel, Escher, Bach, an Eternal Golden Braid, Basic Books, 1979. / |
↑8 | – Pour un débat, voir George Basalla, The Evolution of Technology, Cambridge, Uty Press, 1988. / |
↑9 | – Je développe ces idées dans Fragilité de la puissance, Fayard, 2003. / |
↑10 | – L’ethnologue Leslie Alvin White, disciple réputé de Franz Boas, est tombé dans ce piège, bien que son récit s’arrête à la fin du monde antique, ce qui en réalité est encore plus grave : The Evolution of Culture : The Development of Civilization to the Fall of Rome, Mac Graw Hill, 1959. White a au moins le mérite de la simplicité : plus la société utilise d’énergie, plus elle est civilisée ! / |
↑11 | – Le cyberespace est très chaud contrairement aux idées que propagent souvent les médias. Voir « Modernizacion écologica y technologias de la informacion » in Ernest Garcia, Medio ambiente y sociedad : la civilizacion industrial y los limites del planeta, Alienza Editorial, 2005, pp.219-231. / |
↑12 | – Mais Jose Luis Borges en a fait le thème de son livre Fictions, 1951. / |
↑13 | – Paul K. Feyerabend, Adieu à la raison. Vers une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil (en anglais, Farewell to Reason, Verso, 1987). / |
↑14 | – Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1975, p.173. / |
↑15 | – On peut regretter qu’un célèbre économiste très critique et très médiatisé soit pris au piège d’une vision de la croissance totalement engluée dans l’historicisme évolutionniste, Thomas Piketty. / |
↑16 | – Je développe cette thèse dans un ouvrage Le choix du feu. A l’origine de la crise climatique, Fayard, 2007. / |
↑17 | – Tom Hugues, Networks of Power, John Hopkins, Uty Presse, 1983. Alain Gras, Grandeur et dépendance, sociologie des macro-systèmes techniques, Presses Universitaires de France (PUF), 1996 et Les macro-systèmes techniques, Que sais-je, PUF, 1998. / |
↑18 | – Georges Bernanos, La France contre les robots, 1ère édition, 1945, Livre de Poche, 1999. / |
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