Une chercheuse du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) vient d’être exclue pour un an pour avoir mis en danger, en publiant leurs noms de guerre, des militants clandestins rencontrés lors de ses travaux au Kurdistan. Elle conteste la décision devant le tribunal administratif. L’affaire met en lumière les imperfections de cette « justice interne » de la recherche que sont les missions à l’intégrité scientifique.
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AROLINE GUIBET-LAFAYE devra donc vivre un an sans son traitement de directrice de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). C’est la conséquence immédiate du rejet par le Tribunal administratif de Toulouse, le 21 février 2025, du référé suspension déposé par la chercheuse contre les deux ans d’exclusion, dont un avec sursis, prononcé contre elle par le CNRS.
Son employeur sanctionnait là les négligences de la sociologue dans l’anonymisation des personnes rencontrées lors d’une enquête de terrain sur des militants de la guérilla kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), susceptibles de les avoir mises en danger. Une affaire complexe, qui pousse à leurs limites les dispositifs institutionnels supposés garantir l’intégrité scientifique.
Une affaire complexe, qui pousse à leurs limites les dispositifs institutionnels supposés garantir l’intégrité scientifique.
Philosophe de formation, Caroline Guibet-Lafaye, 52 ans, menait depuis 2008 une belle carrière au sein du CNRS, développant des recherches reconnues de ses pairs sur la violence politique. Après avoir longtemps travaillé sur le Pays basque et le processus de désarmement d’ETA, elle décide en 2016 d’étudier également, dans une optique comparatiste, le PKK. Ce mouvement politico-militaire mène une lutte armée contre l’État turc depuis 1984.
Comme elle ne parle ni turc ni kurde, il lui faut des contacts sur le terrain. Par différents intermédiaires, elle fait la connaissance d’un doctorant turc puis d’une étudiante kurde, que nous appellerons Mehmet et Hinar, avec qui elle se rend dans la zone contrôlée par le PKK. Hinar mène ensuite une soixantaine d‘entretiens avec des membres, ou d’anciens membres, du PKK. Mehmet en mène également de son côté. L’ensemble de ces données de recherche, analysées par Caroline Guibet-Lafaye, permet cinq publications dans des revues à comité de lecture, toutes parues en 2022.
VIOLATION MANIFESTE
DES ENGAGEMENTS PRIS
Jusque là, rien que de très normal. L’affaire commence lorsque la Mission à l’Intégrité Scientifique (MIS) du CNRS reçoit le 14 juillet 2022 un signalement de Mehmet se plaignant de ne pas être co-signataire d’un article de Caroline Guibet-Lafaye auquel il estime avoir contribué. Une des singularités de la MIS, par rapport aux institutions homologues des universités ou des autres organismes de recherche, est qu’elle peut être saisie par n’importe qui, et non seulement par les membres de l’institution concernée.
Le 5 octobre 2022, c’est au tour du comité d’éthique de l’Association française de sciences politiques (AFSP) d’être saisi par Hinar, bientôt rejointe par Mehmet, avec une allégation bien plus grave. Certains articles publiés par Caroline Guibet-Lafaye – pour des raisons que nous détaillerons plus loin, nous avons choisi de ne pas les citer – indiquent les noms de code (pseudonyme utilisé dans la clandestinité), ainsi que certains éléments d’état-civil, des personnes interrogées sur le terrain. Selon Hinar et Mehmet, il y a là une violation manifeste des engagements pris auprès des « enquêtés » de leur garantir un total anonymat. Surtout, cette divulgation leur fait courir, à eux comme à leurs proches, de graves dangers car les services secrets turcs, comme du reste ceux du PKK, qui traquent les dissidences internes, peuvent utiliser ces informations pour découvrir leur véritable identité.

L’AFSP et la MIS prennent l’accusation très au sérieux, et décident de diligenter leurs propres enquêtes. Le rapporteur nommé par l’AFSP, qui s’appuie sur trois autres experts de la question kurde, examine en détail les publications incriminées. Il distingue trois situations : « 1) dans un grand nombre de cas, il a été impossible pour un chercheur ou un expert extérieur ne bénéficiant pas des informations des agences de renseignement turcs d’identifier un interviewé ; ce qui ne signifie pas que la Turquie ne le puisse pas. 2) Dans un certain nombre de cas, il a été possible d’identifier formellement l’interviewé, et donc d’associer un nom de code à un prénom et nom de naissance, mais il s’agissait de personnages publics. 3) Enfin, les informations publiées ont parfois permis d’associer un nom de code à un groupe restreint et très situé, permettant sans doute de les retrouver grâce à une enquête plus poussée ». Conclusion du rapporteur : « Il existe des risques réels et sérieux pour une grande partie des interviewés dont les noms de code ont été révélés ».
Deux ans d’exclusion dont un avec sursis, une sanction d’une exceptionnelle gravité perçue comme très excessive par de nombreux chercheurs.
Informée de ce rapport, Caroline Guibet-Lafaye procède, comme il lui a été demandé, en partie à l’anonymisation des articles, en remplaçant les noms de code par des chiffres… Certains articles restent cependant accessibles dans leur version initiale ; c’est la raison pour laquelle nous choisissons ici de ne pas les citer.
La MIS, également saisie entre temps par Hinar qui précise n’avoir jamais été rémunérée pour son travail, demande l’avis de trois experts. Tous concluent que le défaut d’anonymisation fait courir des risques aux personnes rencontrées. Les experts relèvent enfin, car leur saisine portait aussi sur la question de la signature des articles issus de ce travail de terrain, que Mehmet et Hinar doivent voir leurs contributions explicitement mentionnées dans les publications.
DES MANQUEMENTS GRAVES
À L’INTÉGRITÉ SCIENTIFIQUE
Le 24 janvier 2024, la MIS, qui a eu connaissance du rapport de l’AFSP, transmet une synthèse de son enquête au président-directeur général (PDG) de CNRS. Ce dernier estime que les manquements à l’intégrité scientifique sont suffisamment graves et caractérisés pour justifier une comparution en Commission Administrative Paritaire en formation disciplinaire (CAP). Cette instance se compose de chercheurs, pour moitié nommés par la direction et pour moitié élus sur listes syndicales. Elle peut proposer au PDG du CNRS, seul habilité à la prononcer, une sanction contre un agent ayant commis une faute professionnelle.
Caroline Guibet Lafaye est convoquée devant la CAP le 25 septembre 2024. Elle s’y rend confiante, sans avocat (mais avec une déléguée syndicale), estimant avoir corrigé les erreurs initiales d’anonymisation et proposé à Mehmed et Hinar différentes formules reconnaissant leurs apports à ses recherches. Mais sa comparution devant la CAP tourne, pour elle, à la catastrophe. Ses réponses souvent lapidaires, et sa tendance à minimiser la gravité des faits qui lui sont reprochés, irritent. « À aucun moment, elle n’a apporté d’explications convaincantes du fait que la promesse faite aux personnes interviewées d’un anonymat garanti n’avait pas été tenue. Elle n’a eu de cesse d’inverser la charge de la preuve, en réclamant que l’on démontre que des risques pesaient réellement sur les personnes mal anonymisées », témoigne un membre de la CAP.

Au bout d’une journée entière, épuisante et tendue, d’audition, la CAP décide à l’unanimité de prononcer contre Caroline Guibet-Lafaye une exclusion temporaire. « J’ai rarement vu une CAP aussi unanime lors de sa délibération sur le type de sanction », rapporte un autre membre de la CAP. Le vote sur la durée de la sanction (pouvant aller de 15 jours à 2 ans), et la part de sursis, est en revanche plus partagé.
Une journée d’audition épuisante et tendue.
La sanction adoptée – deux ans d’exclusion dont un avec sursis – est d’une exceptionnelle gravité. Elle est perçue comme très excessive par de nombreux chercheurs, dont les quelques dizaines de membres du comité de soutien à Caroline Guibet-Lafaye. Un des derniers précédents au sein du CNRS remonte aux sanctions prises contre les biologistes Olivier Voinnet et Patrice Dunoyer en 2015 et 2018, pour des faits incontestés de manipulations d’image ayant conduit à la rétractation de plusieurs articles de la littérature scientifique. Caroline Guibet-Lafaye décide de contester la sanction devant le Tribunal administratif. Son référé suspension, on l’a vu, a été rejeté, mais un second recours, pour « abus de pouvoir » devrait être jugé dans les prochains mois.
Ce sont donc des magistrats administratifs qui seront amenés à se prononcer, de fait, sur une allégation de manquement à l’intégrité scientifique… Soit précisément ce que souhaitait éviter l’édifice institutionnel mis en place en France à partir de la fin des années 2010 pour traiter ce genre d’affaire. Sa philosophie était de traiter « entre pairs » ces problèmes, l’expérience – en particulier américaine − prouvant que leur judiciarisation conduisait à des impasses.

Que peuvent donc savoir des juges des usages, variables d’une communauté scientifique à l’autre, en matière de signature des articles ? Du rapport à établir avec les « enquêtés », pour ce qui concerne les sciences humaines et sociales ? Avec les « assistants de recherche » sur le terrain ? « Il n’existe pas de textes de référence, de charte écrite, spécifiant ce qui se fait, et ce qui ne se fait pas, dans le rapport aux enquêtés, mais il existe une sorte de déontologie coutumière, observe le politiste Frédéric Sawicki, président du comité d’éthique de l’APSP. Il est par exemple d’usage de spécifier précisément qui a collecté les données et comment, lorsque ce n’est pas le chercheur lui-même qui s’en est chargé. Mais il est vrai que la frontière est poreuse entre qui produit les données et qui signe les articles. »
Que peuvent donc savoir des juges des usages, variables d’une communauté scientifique à l’autre, en matière de signature des articles ?
Laurent Bonnefoy, politiste spécialiste de la péninsule arabique, relève qu’il est « peu commun, dans la tradition française, de travailler sur un terrain en sous-traitant la collecte des données et les entretiens avec les enquêtés. Cela existe dans la tradition anglo-saxonne, mais sous une forme très encadrée juridiquement, avec des formulaires de consentement à signer par les enquêtés ».
DES PRINCIPES JURIDIQUES FONDAMENTAUX
PEU RESPECTÉS
Autre difficulté attendant les magistrats du Tribunal administratif de Toulouse : comment pourront-ils apprécier la réalité de la mise en danger des « enquêtés » du PKK dont certaines informations ont été divulguées dans les articles de Caroline Guibet-Lafaye ? Les rapporteurs de la MIS et de l’AFPS ont conclu que cette mise en danger était réelle. Mais d’autres chercheurs ont témoigné, par écrit, en faveur de Caroline Guibet-Lafaye pour affirmer que les informations divulguées ne faisaient courir aucun risque aux personnes concernées.
Farhad Khosrokhavar a ainsi souligné que les noms de militants du PKK cités par Caroline Guibet-Lafaye figuraient déjà dans des livres en langue anglaise. Olivier Roy a de son côté relevé qu’« il n’y a rien de nouveau dans la description des personnes mentionnées par Caroline Guibet-Lafaye par rapport à ce que tant les autorités turques que le PKK savent déjà ». Ont également témoigné en ce sens plusieurs anciens responsables de la DGSE, ce qui a le don d’irriter certains chercheurs furieux de ce mélange des genres. Mais ces témoignages de cadres du renseignement ne sont-ils pas susceptibles d’emporter la conviction de magistrats davantage que ceux de chercheurs, en désaccord entre eux ?
Le dispositif français de traitement des manquements à l’intégrité scientifique ne garantit qu’imparfaitement les droits de la défense et la procédure contradictoire.
Les colloques de l’Office français de l’intégrité scientifique (Ofis) ont souvent souligné que le dispositif français de traitement des allégations de manquements à l’intégrité scientifique respectait mal certains principes juridiques fondamentaux. Il ne dispose d’aucune procédure d’appel, permettant à une décision de première instance d’être réexaminée, toujours dans le cadre d’une discussion entre pairs. Et il ne garantit qu’imparfaitement les droits de la défense et la procédure contradictoire.
Dans cette affaire, on peut se demander si l’enquête menée par la MIS a réellement relevé d’une véritable instruction, à charge et à décharge. Ce sont ces lacunes manifestes que révèle l’affaire Caroline Guibet-Lafaye. Quelle que soit son issue, elle devrait relancer les discussions au sein de la communauté scientifique sur la mise en conformité de ses procédures internes de traitement des allégations de manquement à l’intégrité scientifique avec les principes généraux du droit.
Nicolas Chevassus-au-Louis, journaliste / Sciences Critiques.
4 mars 2025 à 18 h 03 min
Vous avez raison de souligner que cette affaire n’aurait pas eu lieu si les jeunes chercheurs avaient été, d’emblée, correctement cités et, surtout, si l’anonymat des personnes rencontrées au sein du PKK avait été respecté.
En revanche, je ne vous suis pas sur le parallèle que vous faîtes avec l’affaire ayant opposé Laurence De Cock à Zaka Toto. Il est exact que la XVIII ème chambre du tribunal judiciaire a relaxé Zaka Toto, poursuivi en diffamation par Laurence De Cock. Cependant, aucune procédure judiciaire n’a jamais été engagée, à ma connaissance, par Zaka Toto pour faire reconnaître la réalité du plagiat dont il s’estime victime. Il n’y a là qu’une accusation peu étayée… et certainement pas une vérité judiciaire.
Nicolas Chevassus-au-Louis
3 mars 2025 à 21 h 11 min
Bonsoir,
Si cette personne avait associé correctement les deux jeunes chercheurs qui ont effectué un travail pour elle et avait respecté l’anonymat des personnes interrogées sur le terrain, peut-être n’en serait-elle pas là aujourd’hui? Cette affaire semble l’écho de celle qui a opposé Laurence De Cock à Zaka Toto pour plagiat il y a quelques temps. Cela s’est aussi terminé par un procès au détriment de Mme De Cock. Peut-être que certains usages ne sont plus ceux que l’on veut continuer à reproduire au sein de la recherche?