La fête (de la science) est finie. En France, le tout jeune mouvement de scientifiques engagés Scientist Rebellion (« Scientifiques en rébellion ») a profité de la grand-messe scientiste annuelle qu’est la Fête de la science pour mener des conférences-occupations ciblant « des lieux dans lesquels se décident des projets climaticides ou écocides ». Des mobilisations qui (in)augurent d’autres actions dans les semaines et les mois à venir, notamment en Allemagne. Trois questions à Manua, coordinateur de Scientist Rebellion pour la France.
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Sciences Critiques − L’un des objectifs de Scientist Rebellion est d’inviter les scientifiques travaillant sur le climat à « sortir du bois » quant à la trajectoire climatique suivie actuellement par les sociétés industrielles, plus proche d’un réchauffement de 4°C que de 1,5°C. Pourquoi ? Et pourquoi certains climatologues peinent-ils encore autant à alerter publiquement sur la réalité climatique ?
Manua − Tout d’abord, un consensus existe bien chez les climatologues du monde entier pour affirmer que les politiques mises en place ne sont pas du tout en phase avec les objectifs affichés pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C, et que nous allons actuellement vers un monde à 3°C. Pour autant, cela ne résout pas la question de savoir si nous allons réellement pouvoir, ou non, limiter le réchauffement climatique à 1,5°C, et comment nous communiquons à ce sujet envers le grand public.
Or, sur ce sujet, nous faisons le constat d’une dissonance entre ce qui est dit en interne − rédacteurs et rédactrices du GIEC, climatologues, etc. − et ce qui est dit publiquement. D’un côté, une grande majorité de spécialistes du climat affirment qu’il est dorénavant impossible de respecter l’Accord de Paris ; de l’autre, l’histoire qui nous est contée par nos gouvernements est celle d’un « Net Zéro », c’est-à-dire d’une neutralité carbone encore plausible d’ici 2050 pour stabiliser le réchauffement climatique à 1,5°C. C’est sur ce point précis que travaille Scientist Rebellion (SR), en appelant ces scientifiques à se positionner et à prendre la parole publiquement. C’est ce qu’exprime notre slogan « Level with us » et qui est actuellement repris pendant nos actions d’octobre en Allemagne.
Ici, on mesure bien toute l’importance de cette prise de parole publique. Comment demander au grand public d’être à la hauteur de l’urgence climatique, au quotidien dans leurs actions, si nous ne savons pas précisément où nous en sommes sur l’horloge des 1,5°C ? Ce flou ralentit inévitablement le passage à l’action et c’est pourquoi SR pense qu’aujourd’hui l’expression « chaque dixième de degrés compte » ne suffit plus pour accélérer le changement, car cette formulation ne rend pas suffisamment compte de la réalité de la situation. C’est-à-dire qu’il n’y a plus seulement urgence à agir, mais que nous sommes dorénavant rentrés dans ce qu’on pourrait appeler « l’Âge des conséquences ». Il n’est plus minuit moins cinq, mais minuit cinq passé. Et le formuler ainsi est loin d’être pessimiste. Au contraire, il s’agit de savoir où nous en sommes précisément pour pouvoir agir dès maintenant à la hauteur de l’enjeu.
Nous sommes aujourd’hui rentrés dans ce qu’on pourrait appeler « l’Âge des conséquences ». Il n’est plus minuit moins cinq, mais minuit cinq passé.
Ici d’ailleurs se joue, à mon sens, un conflit entre optimisme et réalisme qui reflète bien la difficulté pour certains climatologues de se positionner publiquement. Faut-il anéantir l’espoir de la COP 21 en prônant un réalisme obstiné, mais qui peut possiblement susciter un sentiment d’abattement auprès de la population ? Ou, au contraire, rester dans la lumière en propageant l’espoir que c’est « encore » possible ? Scientist Rebellion pense que la lumière et le passage à l’action ne peuvent advenir qu’en partant d’un regard lucide sur la situation actuelle, pour y voir plus clair tous ensemble, et que l’optimisme chimérique nourrit justement une lumière trompeuse qui empêche d’accélérer le changement.
A ce propos, il est intéressant de se plonger dans l’ouvrage de la philosophe américaine Lauren Berlant, qui évoque cette notion de « cruel optimisme » qui existe quand quelque chose que nous désirons est en réalité un obstacle à notre propre épanouissement. C’est le cas, par exemple, à mon sens, quand on espère que l’on va réellement pouvoir réduire de moitié nos émissions mondiales de CO2 d’ici 2030 pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C, c’est-à-dire dans sept ans, quasiment demain. Ou quand on présume que le déploiement hypothétique à grande échelle de dispositifs de capture et de séquestration du dioxyde de carbone va nous sauver.
La lumière et le passage à l’action ne peuvent advenir qu’en partant d’un regard lucide sur la situation actuelle.
Au-delà donc d’un consensus inexistant sur ce sujet parmi les spécialistes du climat du monde entier, et qui empêche pour le moment d’alerter publiquement d’une même voix, on voit bien également que se cache en filigrane sur ce sujet une bataille des mots. A nouveau, Scientist Rebellion, par sa démarche, n’enterre aucunement l’espoir d’un revirement radical vis-à-vis de la crise environnementale que nous vivons. Nous agissons pour un changement de paradigme le plus rapidement possible. Seulement, nous croyons qu’un faux espoir ne contribue pas suffisamment à insuffler ce sentiment de vélocité pour agir tous ensemble à la hauteur des enjeux qui nous attendent.
Scientist Rebellion prône la désobéissance civile. Comment convaincre les scientifiques de s’engager dans la « rébellion » ? Au vu des contraintes qui pèsent sur eux − institutionnelles, économiques et financières, politiques, etc. − peuvent-ils réellement passer à l’acte ?
Je ne crois pas que l’on puisse pousser qui que ce soit au militantisme écologique. Cela advient suite à une multitude d’expériences singulières qui, un jour, s’alignent et suscitent ce désir de passer à l’action. En revanche, je crois aux partages de vie et aux endroits de résonances internes qui, en ricochant à travers l’altérité, nous enrichissent les uns les autres. Depuis que je mobilise pour la campagne en cours, ma stratégie a donc été celle-ci : des centaines d’heures d’échanges, par téléphone ou autres (tables-rondes, visioconférences, événements à l’université…) pour dialoguer et tisser des liens et des réseaux un peu partout en France, comme avec le réseau de « Scientifiques en Rébellion ». Puis, une fois qu’on a le sentiment de faire partie d’une communauté, c’est à chacun de poursuivre son cheminement personnel.
Une phrase forte, qui permet de bâtir cette communauté, définit bien le travail que nous menons à Scientist Rebellion : « Si nous, en tant que scientifiques, qui alertons depuis des décennies sur le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité, nous ne passons pas à l’action, comment pouvons-nous attendre du grand public qu’il le fasse à notre place ? » J’aime beaucoup cette phrase car elle montre bien aussi la volonté de SR de se rapprocher du grand public pour faire un travail de pédagogie sur ces questions-là. Personnellement, je n’ai d’ailleurs jamais tissé autant de liens que depuis que je travaille avec SR ; et c’est d’ailleurs un argument que j’avance souvent dans mes échanges avec les scientifiques pour mobiliser : le fait que la désobéissance civile ouvre une porte qui n’existe nulle part ailleurs dans nos métiers respectifs. Lorsque l’on participe à une action de désobéissance civile non violente, le cœur bat fort, notre relation à l’autre évolue, une perméabilité se créé qui pousse à être moins cérébral et davantage dans le corps. Or, cette conversion permet de tisser des liens d’une autre manière, plus sensible et plus dense. Et ce sont précisément ces liens durables qui font naître par la suite des projets entre nous et participent à catalyser le changement.
Lorsque l’on participe à une action de désobéissance civile non violente, le cœur bat fort, notre relation à l’autre évolue, ce qui permet de tisser des liens plus sensibles et plus denses. Et ce sont précisément ces liens durables qui participent par la suite à catalyser le changement.
Quant aux contraintes qui pèsent sur les scientifiques qui s’engagent, elles sont minimes, voire inexistantes. Rappelons qu’il s’agit ici de désobéissance civile non violente, il n’y a donc pas réellement de prises de risques. De plus, chacun peut bien sûr s’investir à des degrés différents, et il est tout à fait possible de soutenir une action avec simplement une banderole dans les mains, sans risque juridique. Le plus important est que l’on soit les plus nombreux à prendre part à ces actions. A mon sens, il n’y a donc pas d’obstacles plus importants que dans d’autres secteurs de métiers. Si l’on veut agir aujourd’hui, c’est tout à fait possible pour tout le monde. Et les contraintes que vous évoquez ne légitiment pas le non-passage à l’acte. Comme en témoigne Kévin Jean, maître de conférences en épidémiologie, les retours de plusieurs scientifiques ayant publiquement participé à des actions de désobéissance civile non violente vont dans le même sens : les craintes pour les répercussions sur les carrières qu’on peut avoir a priori sont largement surestimées. Participer à des actions de désobéissance pour le climat et l’environnement ne vous met pas directement en porte-à-faux avec votre institution, celle-ci réagit peu ou pas du tout. Et de la part des collègues, les retours montrent qu’au contraire, cela a plutôt tendance à générer de la sympathie de ceux qui partagent les mêmes inquiétudes.
Pour autant, la question se pose pour certains scientifiques haut-placés. Certains auteurs du GIEC m’ont en effet fait part de leur volonté de passer à l’action, mais de leur crainte ensuite de ne plus être invités dans des conférences importantes où ils et elles auraient la possibilité d’agir pour pousser leur auditoire à lutter contre l’inaction climatique. Cette crainte est totalement légitime et nous avons aussi, bien évidemment, besoin d’eux dans ces évènements-là. Ceci dit, là aussi, les craintes semblent surestimées : des scientifiques étrangers, membres du GIEC, ont publiquement participé à des actions de désobéissance, ont parfois même eu des altercations avec la police, sans que cela semble leur avoir coupé l’accès à certaines tribunes officielles. A ce propos, un expert du GIEC m’a d’ailleurs dit récemment qu’il sentait qu’il ne suffisait plus d’informer et qu’il faudrait peut-être commencer à réfléchir à monter un groupe d’activistes au sein du GIEC. J’ai trouvé ça super ! On voit donc bien que les lignes bougent et que c’est en décloisonnant tous nos secteurs de métiers, pour rentrer en porosité les uns les autres, que nous arriverons à bâtir tous ensemble une société plus juste et plus respectueuse du vivant, à développer une forme de « cosmo-politesse », pour reprendre l’expression très belle de Baptiste Morizot.
Scientist Rebellion en appelle aux États pour lutter contre le réchauffement climatique. Or, les États, notamment ceux du Nord, ont montré qu’ils n’étaient pas forcément des alliés dans cette lutte, s’avérant même quelques fois être des opposants acharnés… Pourquoi en appeler préférentiellement à eux ? Et pourquoi réduire votre engagement aux seules émissions de gaz à effet de serre alors que la crise écologique concerne aussi l’effondrement du vivant ou encore la perte des repères et des liens sociaux et humains ?
La politique de ces États est effectivement largement insuffisante pour protéger les citoyens du changement climatique, et l’État Français a d’ailleurs été condamné dernièrement pour préjudice écologique. Pour autant, ce sont aujourd’hui ces États qui permettent l’écriture de projets de lois pour lutter contre le dérèglement climatique. En parallèle d’une volonté de changer ce système qui tue littéralement le vivant, il est donc aussi indispensable de s’adresser à eux si on veut opérer un changement de paradigme. Nous avons besoin d’agir sur tous les fronts. Et ça marche. Les militants écologistes ont déployé une nouvelle stratégie de contentieux juridiques sur le climat ces dernières années, et les premières décisions en la matière sont tombées au détriment de l’Etat. C’est le cas par exemple de « l’Affaire du Siècle », signée par 2,3 millions de Français en 2018, portée par quatre associations qui ont ensuite saisi le tribunal administratif. L’idée, c’était de faire reconnaître par la justice les carences de l’État dans la lutte contre le réchauffement climatique. Et il y a deux ans, la juridiction a ordonné à l’administration française de réparer ses engagements non tenus de baisse des émissions de gaz à effet de serre.
Un expert du GIEC m’a dit qu’il sentait qu’il ne suffisait plus d’informer et qu’il faudrait commencer à réfléchir à monter un groupe d’activistes au sein du GIEC.
Scientist Rebellion cherche donc également, à travers la désobéissance civile non violente, à cibler l’État pour le mettre en face de ses manquements, avec ici des propositions plus ciblées. Par exemple, une de nos demandes concerne l’annulation de la dette des pays du Sud. Or, l’Allemagne possède le quatrième vote mondial le plus influent au sein du Fonds Monétaire International (FMI). En ciblant le gouvernement allemand, nous espérons donc agir sur ce vote et opérer un changement. Bien sûr, nous ne sommes pas naïfs, et nous savons bien que cette bataille ne sera pas suffisante à cet égard. Mais ce n’est qu’en répétant les actions et en mobilisant toujours plus, qu’un jour nous pourrons peser sur la balance.
Au-delà donc d’en appeler aux États pour lutter contre le réchauffement climatique, SR cherche avant tout à encourager la population à prendre part à ces actions. Il est important d’ailleurs de rappeler que nul besoin d’être « scientifique » pour rejoindre les actions sur le terrain de SR. Il suffit seulement de ne pas porter de blouse blanche et de ne pas prendre la parole publiquement au nom de SR. L’heure est au décloisonnement de tous nos mouvements. Ce n’est qu’ensemble, unis, dans une volonté de tisser des relations à l’égard du vivant, que nous pourrons réellement avoir un impact sur la crise environnementale que nous vivons actuellement.
Ce qui m’amène à répondre à votre deuxième question. Scientist Rebellion ne réduit pas seulement ses engagements aux seules émissions de gaz à effet de serre. Pour reprendre l’exemple de la demande de l’annulation de la dette des pays du Sud formulée par Debt for Climate (D4C), qui a rejoint notre coalition d’octobre, il y a un travail immense derrière pour expliquer le lien entre cette dette et l’extraction des énergies fossiles. Et donc avec l’effondrement du vivant.
Les climatologues du monde entier affirment que les politiques mises en place ne sont pas du tout en phase avec les objectifs affichés pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C.
En effet, ces pays endettés qui reçoivent, pour survivre, des prêts de la Banque mondiale ou du FMI avec des taux d’intérêts exorbitants, sont directement à la merci de multinationales qui les poussent, pour les aider à rembourser leurs prêts, à cette extraction pour exporter ensuite. C’est le cas, par exemple, du Sénégal, qui est poussé par la Banque mondiale à extraire du pétrole et du gaz de ses terres pour le compte de compagnies australiennes, anglaises et américaines, ou encore celui de l’Argentine, qui subit des pressions du FMI pour autoriser des compagnies européennes et américaines à faire de la fracturation hydraulique dans la Vaca Muerta, l’une des plus grandes réserves mondiales de gaz et de pétrole de schiste, située au milieu des steppes de la Patagonie. Cette exploitation soulève bien évidemment des problèmes sociaux et environnementaux : échappement de bulles de gaz, modification de la structure du sol et du paysage, contamination du sol par les eaux rejetées par le forage et des nappes phréatiques par le forage lui-même… C’est tout un écosystème qui est affecté. L’eau et l’air sont contaminés, les plantes s’assèchent et des maladies apparaissent qui affectent la communauté locale. Scientist Rebellion, en participant à cette coalition, essaie donc de se battre à tous les niveaux puisque nos actions englobent également cette demande de D4C.
On voit bien d’ailleurs ici à quel point tout est relié. S’attaquer aux émissions de dioxyde de carbone, c’est s’attaquer en même temps à l’effondrement de la biodiversité ou encore aux technologies à fort impact carbone qui exacerbent cette crise de la sensibilité au vivant que nous traversons actuellement − les casques de réalités virtuels, par exemple, pour ne citer qu’eux. Scientist Rebellion n’est évidemment pas un mouvement contre l’innovation technologique, mais nous en appelons au bon sens pour retrouver un équilibre et un respect envers le vivant, et donc entrer en décroissance pour consommer moins et vivre mieux. Finalement, il s’agit simplement de renvoyer la balle au vivant qui nous donne tant, notamment à travers l’air que nous respirons à chaque seconde. Comme l’écrit le philosophe italien Emanuele Coccia dans La Vie des plantes : « Notre vie commence par un premier souffle et se termine par un dernier souffle. Vivre, c’est respirer, et embrasser en son propre souffle toute la matière du monde. »
Nous en appelons au bon sens pour retrouver un équilibre avec le vivant, et donc entrer en décroissance pour consommer moins et vivre mieux. Il s’agit simplement de renvoyer la balle au vivant qui nous donne tant.
C’est ce que je trouve particulièrement beau à travers notre coalition d’octobre : au-delà des actions, nous essayons avant tout de tisser des liens tous ensemble au niveau international, de se connecter les uns les autres pour retrouver en nous cette sensibilité, ce goût empathique, afin d’ouvrir un dialogue permettant de dépasser les dissensions qui peuvent exister et qui ralentissent l’action. Sans cela, toutes les actions du monde ne suffiront pas pour lutter contre l’inaction climatique. C’est en faisant « corps » tous ensemble face au pouvoir, main dans la main avec le vivant, que nous y parviendrons.
Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.
> Photo de Une : Deux scientifiques engagés dans Scientist Rebellion bloquent le ministère fédéral de l’Economie et de la Protection du climat allemand à Berlin, le 7 avril 2022 (Stefan Müller, Flickr / CC).
> Photo Pano 1 : Des scientifiques de Scientist Rebellion déploient une banderole devant le ministère fédéral des Transports allemand à Berlin, le 8 avril 2022 (Stefan Müller, Flickr / CC).
> Photos désobéissance civile : Des activistes de Scientist Rebellion sont emmenés par la police allemande après le blocage d’un pont à Berlin, le 6 avril 2022 (Stefan Müller (Flickr / CC).
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