« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Tchernobyl, Fukushima : les aménageurs de la vie mutilée

Tchernobyl, Fukushima : les aménageurs de la vie mutilée

Proclamant qu’il faut « gérer » sa peur à la suite de catastrophes comme celles de Tchernobyl et de Fukushima, les aménageurs de la vie mutilée, relayés par des représentants d’instances étatiques ou associatives, prétendent réduire à néant toute possibilité de mise en cause de la déraison nucléaire, enjoignant à chacun d’en tirer au contraire parti, plutôt que de se hasarder à en rechercher les responsables et à rendre inhabitées des terres inhabitables.

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> Cécile Asanuma-Brice, sociologue à la Maison franco-japonaise de Tokyo, auteure de nombreux articles sur la protection de la population après le désastre nucléaire de Fukushima. Jean-Jacques Delfour, philosophe, auteur de “La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité” (L’Échappée, 2014). Kolin Kobayashi, journaliste et écrivain, auteur de “Le crime du lobby nucléaire international, de Tchernobyl à Fukushima” (Éditions Ibun-sha, 2013). Nadine Ribault, écrivain, et Thierry Ribault, économiste au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), co-auteurs de “Les sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima” (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2012).

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N documentaire consacré aux désastres de Tchernobyl et de Fukushima a été présenté par Arte le 26 avril dernier, lançant une pernicieuse invitation à « vivre avec » la contamination radioactive, « défi » que prétendent, en ces jours sombres, relever les missionnaires de l’accommodation à la vie en zones contaminées par la radioactivité.

L’« Initiative de Dialogue pour la réhabilitation des conditions de vie après l’accident de Fukushima », présentée dans ce film, a été pilotée par de supposés, et néanmoins dangereux experts à l’œuvre à Tchernobyl hier, à Fukushima aujourd’hui, et en France demain.

Puisque la France a dans ses rangs des champions de la réhabilitation post-catastrophe, tels que Jacques Lochard ou Gilles Hériard-Dubreuil, soutenus par la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR), l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), l’Université médicale de Fukushima ou la Fondation d’extrême droite Sasakawa (alias Nippon Foundation).

Gilles Hériard-Dubreuil a fondé en 2013 le « courant » Écologie humaine, dont le nom reprend une terminologie vaticane, avec Tugdual Derville, porte-parole de « Manif pour Tous », et délégué général de l’Alliance Vita, association d’extrême droite catholique du mouvement pro-vie, qui milite contre l’avortement, contre l’euthanasie et contre le mariage entre personnes de même sexe.

M. Hériard-Dubreuil préside, par ailleurs, le cabinet de conseil Mutadis, sinistrement connu pour son engagement à Tchernobyl, sous subsides européens et internationaux, dans les programmes Ethos (1996-2001), SAGE (2002-2005) et CORE (Coopération pour la réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés du Bélarus, 2003-2008), qui prescrivent aux populations, sous couvert d’intentions thérapeutiques et participatives, des recettes d’accommodation à la vie en zones contaminées.

Un des principaux objectifs − atteint − de ces programmes, a été d’évincer du terrain de Tchernobyl les initiatives de protection sanitaire développées par des médecins et des physiciens après l’accident de la centrale, et de ne pas ralentir, en conséquence, la détérioration continue de la santé des populations, faute d’apporter une véritable prophylaxie.

 

 

Les faits de traîtrise de Gilles Hériard-Dubreuil à l’encontre des spécialistes de santé du Belarus ne semblent toutefois pas avoir dissuadé la députée européenne Europe Écologie-Les Verts Michèle Rivasi et l’avocate Corinne Lepage, « antinucléaires » déclarées, de collaborer avec ce dernier, de le nommer « secrétaire » et « expert qualifié » de leur association européenne Nuclear Transparency Watch, qu’elles ont créée et qu’elles président depuis 2013, appelant à rien moins qu’« une implication systématique des citoyens et de la société civile dans la préparation et la réponse aux situations d’urgence nucléaire en Europe », situations dont on aura suffisamment compris qu’elles ne tarderont plus à « survenir ».

Communiquer sur la sûreté nucléaire comme bien commun.

Ainsi, Mmes Rivasi et Lepage, qui ont chargé M. Hériard-Dubreuil de communiquer sur « la sûreté nucléaire comme bien commun » sur le site de leur association, soutiennent inconditionnellement l’initiative pronucléaire européenne RICOMET de développement de stratégies de « communication sur le risque » nucléaire et vantent les mérites des rapports radionégationnistes dont M. Hériard-Dubreuil est l’auteur, rapports à la gloire d’Ethos et de l’accommodation des populations à la radioactivité en situation d’accident nucléaire.

Quant à Jacques Lochard, vice-président de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR), et directeur du Centre d’étude sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (CEPN), dont les membres sont le Commissariat à l’Énergie Atomique, Areva, l’IRSN et EDF, il est, lui aussi, un contributeur actif et rusé à la propagation de l’idéologie de la « culture pratique de la radioprotection » à Fukushima, comme à Tchernobyl.

 

CINQ RECETTES EMPOISONNÉES

 

Voici leurs cinq recettes, qui, pour être bien concoctées, n’en sont pas moins empoisonnées de cette mort qui enverra les gens moisir à plat.

1. Inciter chacun à rester vivre dans les zones contaminées, tout en « optimisant » son exposition à la radioactivité à proportion du coût économique et social de sa protection. Ainsi, maximisent-ils le nombre de personnes contraintes de suivre un protocole de contrôle et de mesure permettant de survivre dans la contamination à moindre coût. À défaut de les soigner.

2. Considérer la réalité radioactive comme un problème psychologique. Il s’agit de transformer une réalité scientifique et sociale – la contamination radioactive et ses dégâts –, en phénomène faisant l’objet d’un « ressenti » individuel, lui-même tributaire de l’état mental, ou psychologique, de chacun.

conforter les gens dans le délire selon lequel ils sont des sujets autonomes dans la gestion de leur contamination alors qu’ils sont prisonniers des rapports techno-sociaux.

Le rapport à la radioactivité ne relèverait ainsi que d’une gestion personnalisée de l’angoisse. À dire d’experts, ce ne serait alors plus la situation de contamination qui serait irrationnelle, mais la perception qu’on en aurait.

3. Recourir à un jargon d’« authenticité », pontifiant et illusoirement concret dans lequel les appels à l’autonomie, à la dignité, à la communauté et à l’humain ne font qu’emprunter à la théologie de pâles reflets de transcendance, afin de mieux assujettir l’individu au fonctionnement, ici du tout radioactif, ailleurs du tout sécurisé.

Or, conforter les gens dans le délire selon lequel ils sont des sujets autonomes dans la « gestion de leur contamination », alors qu’ils savent bien qu’il leur est seulement impossible de ne pas se plier aux rapports techno-sociaux dont ils sont prisonniers, c’est vouer à l’échec toute possibilité d’échappée.

On conditionne les populations à la cogestion du désastre, en les encourageant à stimuler, et a minima à simuler, les réflexes et les comportements induits par les modifications du monde environnant. Cette recherche de l’adaptation parfaite passe par l’intériorisation de toutes les formes de pressions que la contamination radioactive fait naître.

 

 

4. Promouvoir la résilience, nouvel horizon de l’homme adaptable, censé ne compter que sur lui-même et ses insondables capacités de « rebond ». Au nom d’un relativisme pragmatique, d’un primat de « la vie quotidienne », ces médiateurs du désastre insufflent la défiance, voire la décrédibilisation, des connaissances scientifiques les moins contestables, distillent le doute et propagent l’ignorance sur les effets sanitaires de l’exposition durable aux dites « faibles doses » de rayonnement ionisant, tout en déplorant « la montée de la défiance des populations vis-à-vis des différentes sortes d’autorités. »

Insuffler la défiance, voire la décrédibilisation, distiller le doute et propager l’ignorance.

Résilience aidant, c’est à nous qu’ils assignent ensuite la tâche de recoller les morceaux de ce qu’ils contribuent à détruire. Ils préconisent de remplacer les normes de protection par de simples recommandations destinées à faciliter l’action des individus. « Les gens passent ainsi de la résignation à la créativité », s’enthousiasme Jacques Lochard.

Ainsi, chacun n’aurait plus qu’à mobiliser ses propres réserves de résistance à l’irrésistible et devenir « partie prenante » de sa propre irradiation. On reconnaît là le choix de l’État japonais : maintenir les populations sur place et diminuer d’autant, à court terme du moins, le coût d’un accident nucléaire.

5. Banaliser la radioactivité, cet obstacle que l’on apprend à contourner au quotidien dans la recherche de « solutions » immédiates, ponctuelles et individuelles. La radioactivité ne poserait alors problème que dans la seule mesure où les pratiques de vie des habitants les amèneraient à la « croiser » sur le chemin de l’école, du travail, ou de la promenade.

Au Japon, se mène désormais une chasse quotidienne aux hotspots de contamination radioactive, réduits à des incidents facilement résolus en grattant le sol et en stockant la terre dans des sacs poubelle, ou en installant des rideaux de plomb aux fenêtres des chambres d’enfants afin d’« éviter la contamination venant de la forêt. »

Au quotidien, on sait que si on se coupe, c’est bien de se désinfecter. Ça, c’est du pratique. Eh bien, la radioactivité c’est pareil.

Tout lien avec les méprisables concepts universels de menace, de santé, de vie, est dilué, et circonscrit, dans la catégorie des difficultés personnelles – la « sur-inquiétude des mères » –, ou dans celle des contraignantes, mais inévitables, nécessités hygiéniques ou ménagères.

Décidément en guerre avec sa science, M. Lochard nous confiait au cours d’un entretien : « Au quotidien, on sait que si on se coupe, c’est bien de se désinfecter. Ça, c’est du pratique. Eh bien, la radioactivité c’est pareil. »

 

L’IRRATIONALITÉ ET L’EXTRÊME VIOLENCE DU « VIVRE AVEC »

 

Ces aménageurs de la vie mutilée, relayés par Arte et tant d’autres représentants d’instances étatiques ou associatives, telles que Nuclear Transparency Watch de Mmes Rivasi et Lepage, et M. Hériard-Dubreuil, défendent haut et fort l’irrationalité selon laquelle il existerait un entre-deux de la contamination, où l’exposition au rayonnement ne serait dangereuse qu’en principe, mais s’avèrerait inoffensive dans la réalité. Véritable irrationalité, cette extrême violence du « vivre avec » est une insulte aux survivants.

Il s’agirait donc d’endiguer l’horreur de la contamination en la coulant dans les formes pseudo-rationnelles d’un « tous ensemble, nous vaincrons la radioactivité » ? C’est à quoi se vouent ces prêcheurs de soumission en expliquant, sans foi ni loi, qu’on peut échapper au danger en s’y confrontant, qu’on peut gratter la terre, mais en croisant les doigts.

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Proclamant qu’il faut « gérer » sa peur, ils prétendent réduire à néant toute possibilité de mise en cause de la déraison nucléaire, enjoignant à chacun d’en tirer au contraire parti, plutôt que de se hasarder à en rechercher les responsables.

Il fallait dire ce qu’est l’objectif de ces rédempteurs du « vivre avec », qui n’en paieront pas le prix, eux qui ont choisi d’emplir les hôpitaux de malades plutôt que de rendre inhabitées des terres inhabitables.

Tribune libre collective de :
Cécile Asanuma-Brice, Jean-Jacques Delfour, Kolin Kobayashi, Nadine Ribault et Thierry Ribault

> Photos à la Une et panoramique : logements en ruine dans la ville de Pripiat, à trois kilomètres de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, plusieurs années après la catastrophe du 26 avril 1986. / Crédit CC.

 

Pour en savoir plus…
« Laisser mourir, c’est tuer. Cogérer, c’est co-détruire », 1er juin 2016. Analyse approfondie de Nadine et Thierry Ribault, écrivain et chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), co-auteurs de Les sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2012.)

 

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Un commentaire

  1. Bravo pour cet excellent article, qui montre qu’aujourd’hui comme hier, ou encore plus qu’hier, le mensonge d’État s’érige sans problème en vérité. Certes, les propagateurs des nouvelles vérités officielles (en l’espèce, “on peut vivre heureux à Tchernobyl et à Fukushima”) prennent encore quelques précautions d’usage et, comme le relève le texte, certaines expressions sont très fumeuses (“la sûreté nucléaire comme bien commun” par exemple). Nous n’en sommes donc pas à des expressions aussi catégoriques que “La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage”, etc., du monde d’Orwell. Mais si nous n’en sommes pas là, c’est parce que ce n’est plus la peine de le formuler ainsi ! Dans son roman, Orwell attirait l’attention sur le mensonge de tous les États et sur le fait que le totalitarisme passait aussi ou d’abord par le langage. La société actuelle a contourné ce stade “1984”. Elle a substitué au discours cohérent un “adieu au langage”, comme dirait Jean-Luc Godard, qui n’en est pas moins totalitaire et pas moins inquiétant.
    Le texte montre bien comment l’indécence d’une position cynique peut parfaitement se recouvrir du masque de la bonté la plus dégoulinante et comment l’abjection peut revêtir les couleurs de la charité voire de l’humanisme. Il ne faut pas s’y tromper : le totalitarisme est là, l’ignorance est en effet devenue la force, et bientôt, la guerre risque d’être la paix.

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