« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Stéphane Foucart : «Les débats scientifiques peuvent être instrumentalisés»

Stéphane Foucart : «Les débats scientifiques peuvent être instrumentalisés»

Journaliste scientifique au Monde, Stéphane Foucart a écrit La fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger. Tabac, dérèglement climatique, Organismes génétiquement modifiés (OGM), perturbateurs endocriniens, déclin des abeilles… Retour avec l’auteur sur ces controverses fabriquées de toutes pièces par les industriels.

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Sciences Critiques – Comment avez-vous eu l’idée d’écrire La fabrique du mensonge ?

Stéphane Foucart – Ce livre vient d’abord du travail que j’ai mené sur la controverse climatique, qui est apparue en France au milieu des années 2000 avec l’émergence du climato-scepticisme. C’est à cette occasion que j’ai commencé à m’intéresser à la manière dont un discours scientifique peut être instrumentalisé, voire retourné contre l’esprit même de la science. Quelques années plus tard, j’ai fait la rencontre de l’historien des sciences américain et professeur à l’Université de Stanford, Robert Proctor, à l’occasion de la sortie aux États-Unis de son livre Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac (éditions Des Équateurs, mars 2014).

Les cigarettiers ont été les premiers à user de l’extraordinaire force de persuasion que procure la production scientifique sur les responsables politiques, les médias et l’opinion publique.

Lors de notre entretien, il m’avait suggéré de jeter un œil sur ce qui relevait de la France dans un fonds documentaire connu sous le nom de « Tobacco Documents ». Ces archives rassemblent des millions de documents (rapports confidentiels, comptes-rendus de recherches, etc.), les mémos et les messages internes des grands cigarettiers américains – Philip Morris, RJ Reynolds, etc. –, sur cinq décennies. Ils ont été mis à la disposition du public suite à une décision de la justice américaine à la fin des années 1990. Robert Proctor montre comment les industriels de la cigarette instrumentalisent la science, c’est-à-dire comment ils l’orientent pour produire des connaissances intéressantes pour eux, mais aussi pour susciter des « débats » dans la société. Historiquement, les cigarettiers ont été les premiers à user de l’extraordinaire force de persuasion que procure la production scientifique sur les responsables politiques, les médias et l’opinion publique.

A mon retour en France, je me suis donc penché sur les ressources francophones de cette archive qui n’avaient jamais vraiment été exploitées jusque-là. Et ça a été un choc… Je me suis rendu compte que ce que l’on considérait être des controverses scientifiques légitimes sur le tabac en France dans les années 1980-1990 étaient en réalité des débats fabriqués de toutes pièces par les départements de relations publiques de Philip Morris, RJ Reynolds, Lorillard et consorts, ceux que l’on appelle depuis les « Big Tobacco ». Cette découverte fût extrêmement perturbante pour moi, en tant que journaliste scientifique, car j’aurais pu, en toute bonne foi, donner à lire ces éléments à mes lecteurs, des éléments qui avaient en fait été totalement créés pour défendre les produits de ces entreprises. J’ai donc poursuivi mes recherches et je me suis aperçu que la « boîte à outils » inventée par les cigarettiers au milieu des années 1950 pour leur propagande est aujourd’hui utilisée par d’autres secteurs industriels.

Les controverses sont SOIT structurées de manière à complaire à certaines entreprises, soit la manière dont les médias se saisissent de ces sujets scientifiques est biaisée.

J’ai ainsi pu constater que sur toute une variété de sujets – l’augmentation de l’incidence de certaines maladies métaboliques, la perte de la biodiversité, et notamment la disparition des insectes pollinisateurs, par exemple –, les débats scientifiques peuvent être instrumentalisés. Soit ces controverses sont structurées de manière à complaire à certaines entreprises, soit la manière dont les médias se saisissent de ces sujets scientifiques est biaisée, et finalement la manière dont le public finit par les penser est complètement erronée. C’est tout cela qui m’a donné à la fois l’envie et la matière d’écrire mon bouquin.

 

Quels sont les « outils » utilisés par les industriels pour « manipuler la science et nous mettre en danger », pour reprendre le titre de votre livre ?

Il y a schématiquement quatre grandes formes d’instrumentalisation de la science. La première consiste à peser sur le corpus scientifique lui-même, c’est-à-dire sur ce que produit la communauté scientifique. C’est ce qu’ont fait les cigarettiers à partir des années 1950 en finançant des travaux de recherche. A cette époque, ces industriels, confrontés à l’apparition des cancers liés au tabac, vont par exemple financer massivement des laboratoires spécialisés en génétique fonctionnelle. Ces derniers travaillent sur les prédispositions individuelles et familiales à contracter telle ou telle maladie, ou encore sur les mécanismes moléculaires liés au déclenchement de ces pathologies. Ces recherches, qui ont d’ailleurs pu aboutir à des découvertes scientifiques réellement intéressantes, ont avant tout eu pour but de mettre au jour ce que les industriels appellent eux-mêmes les « causalités alternatives », c’est-à-dire tous les facteurs qui peuvent engendrer des maladies généralement attribuées au tabac. Et ils ont cherché dans toutes les directions. Leur but était de diluer la perception du risque liée à la consommation de cigarettes pour affirmer au final que, si fumer n’est pas très bon pour la santé, tellement d’autres choses sont toxiques, que fumer n’est en définitive pas si grave que ça.

Le but des industriels du tabac était de diluer la perception du risque liée à la consommation de cigarettes.

Idem sur la question du déclin des abeilles. Dès le début des années 1990, certains laboratoires académiques et certaines agences de sécurité sanitaire ont commencé à publier des travaux sur les pathologies naturelles de l’abeille, alors que celle-ci ne se portait globalement pas si mal — ce n’est que quelques années plus tard que son déclin a commencé. C’est à cette époque que les fameux insecticides néonicotinoïdes, aujourd’hui sur la sellette, étaient mis sur le marché… A l’époque, les revues scientifiques n’exigeaient pas la divulgation des sources de financement des travaux qu’elles publiaient et il n’est pas possible d’affirmer avec certitude que les firmes agro-chimiques ont joué un rôle dans cet intérêt soudain pour les pathogènes naturels de l’abeille. Mais dans les années qui ont suivi, on sait que des recherches sur les « causalités alternatives » aux pesticides ont été co-financées par les fabricants de pesticides. D’ailleurs, de manière générale, ces derniers relaient dans leur communication la thèse que ce sont les virus, les parasites et le manque de ressources nutritives qui sont la cause majeure du déclin mondial des abeilles.

Peser sur ce que produit la science reste très coûteux, alors les industriels vont aussi chercher à influencer l’expertise. C’est la seconde forme d’instrumentalisation de la science : il s’agit de placer, ou d’aider à placer, dans des organes d’expertise, certains experts en conflit d’intérêt ou des scientifiques dont on connaît les idées. Autrement dit, de les mettre au bon endroit au bon moment pour que ces gens-là rendent des avis « favorables ».

On arrive parfois à des situations aberrantes où des institutions disent l’exact opposé des agences de régulation. Tout cela parce que l’expertise a été instrumentalisée.

Aujourd’hui, par exemple, sur la question des perturbateurs endocriniens, il y a un hiatus gigantesque entre ce qui est produit par la communauté scientifique – ce sont des centaines d’études – et les déclarations des experts de l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) ou encore de la Food And Drug Administration (FDA) et de la Environmental Protection Agency (EPA) aux États-Unis. Les conflits d’intérêt y sont souvent quasi-structurels. On arrive d’ailleurs parfois à des situations aberrantes où des institutions, comme l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ou le Programme des Nations-Unies pour l’Environnement (PNUE), disent l’exact opposé des agences de régulation. Tout cela parce que l’expertise a été instrumentalisée.

 

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> Stéphane Foucart, journaliste scientifique au “Monde”. / Crédit DR.

 

Comment cette instrumentalisation est-elle possible ?

C’est le troisième instrument utilisé par les industriels : peser sur les outils même de l’expertise. Pour fonctionner, l’expertise a besoin d’outils standardisés qui sont, en général, des tests toxicologiques réglementaires réalisés sur des animaux. Il s’agit de cahiers des charges extrêmement précis de tout ce que doit réaliser un laboratoire pour évaluer les propriétés délétères d’une substance par exemple. Et la manière dont ces tests réglementaires sont construits permet de déceler, ou non, certains problèmes.

Les protocoles de tests réglementaires sont conçus dans une opacité totale au sein d’organismes intergouvernementaux par des experts dont on ne connaît même pas l’identité.

J’aime prendre l’image du télescope. Quand les astronomes construisent un télescope, ils le font pour voir certaines choses, quitte à ne pas en voir d’autres. Un télescope permet de voir les cratères à la surface de la Lune, mais il ne permet pas de voir les objets posés sur une table. Les protocoles de tests réglementaires, c’est exactement la même chose. Un exemple très simple : les tests mis en œuvre par les industriels pour évaluer le caractère cancérigène, ou même les effets délétères, de certaines substances prévoient uniquement d’analyser l’aspect de tel organe, de mesurer son poids, etc. Mais rien n’est mis en place pour détecter tout simplement la formation de lésions pré-cancéreuses. Le seul fait de décider de ce que l’on va observer, ou non, a un effet majeur sur la manière dont les risques sont évalués. Or, aujourd’hui, tous ces protocoles de tests réglementaires sont conçus dans une opacité totale au sein d’organismes intergouvernementaux, comme l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) ou l’Organisation Européenne et Méditerranéenne pour la Protection des Plantes (OEPP), par des experts dont on ne connaît même pas l’identité. Il y a dans ces instances une culture de co-gestion des questions techniques avec les entreprises concernées ayant un intérêt à ce qu’on évalue leurs produits de telle manière plutôt que de telle autre. Les protocoles de tests réglementaires sont par conséquent plutôt laxistes par rapport à ce que l’on pourrait exiger si on avait comme unique objectif la sécurité sanitaire et environnementale.

Le quatrième et dernier instrument utilisé par les industriels, une fois que tous les autres ont été épuisés, est de communiquer, non plus uniquement dans les milieux autorisés, mais directement dans l’opinion publique et auprès des décideurs. Des études, même si elles ont été officiellement démontées sans aucune ambiguïté, peuvent finalement réussir à distiller le doute. Ici, la science n’est pas seulement retournée contre elle-même, c’est-à-dire que l’on n’a pas seulement transformé les valeurs propres à la communauté scientifique – l’exigence de rigueur, la recherche de l’exactitude, la prise en compte de la contradiction, la modestie devant les faits, etc. –, on a aussi retourné des valeurs qui sont celles des médias. En donnant par exemple systématiquement la parole à la partie adverse, les journalistes promeuvent finalement plus une vision juridique de la vérité qu’une vision scientifique.

Des études, même si elles ont été officiellement démontées sans aucune ambiguïté, peuvent finalement réussir à distiller le doute.

C’est évident concernant la question du dérèglement climatique. Dans ce cas, les études des climato-sceptiques, qui ne représentent pourtant que quelques personnes face à des milliers de scientifiques, servent de matière à des journalistes désireux de proposer au public une controverse qui n’existe pas réellement dans la communauté savante. Le résultat ? Même s’il y a une unanimité de la part des scientifiques compétents pour dire à la fois que le changement climatique est une réalité, qu’il est essentiellement causé par les activités humaines et qu’il s’agit d’un problème grave pour les sociétés humaines à l’horizon de quelques décennies, il reste encore dans l’opinion publique entre 30% et 50% de gens, bon an mal an, qui pensent qu’on n’est pas sûrs…

 

Vous évoquez surtout dans votre livre les « réussites » des industriels. Existe-t-il toutefois des cas où les industriels ont été mis en échec dans leurs tentatives d’instrumentaliser la science ?

Oui. Il y a un précédent bien connu avec le tabac. Les cigarettiers avaient missionné des épidémiologistes pour qu’ils s’expriment dans des colloques, dans des forums organisés par les pouvoirs publics, pour promouvoir des « guides de bonne pratique épidémiologique ». Ces guides disaient en gros : en-dessous d’un risque relatif de deux, on estime que l’effet observé est un effet fortuit qui est possiblement attribuable à un bruit statistique, à une variation aléatoire de l’incidence de telle ou telle maladie. Autrement dit, pour qu’un risque commence à devenir réel, au sens scientifique du terme, il faut multiplier par deux les risques de contracter une maladie. Or, les études épidémiologiques qui étaient menées jusque-là concluaient que le risque relatif de contracter un cancer du poumon, pour les personnes soumises au tabagisme passif, était d’environ 1,3. Ce qui veut dire que la probabilité d’avoir un cancer du poumon augmente de 30%, à peu près, si vous vivez une grande partie de votre temps dans une atmosphère où les gens fument autour de vous. Or, +30% ce n’est pas +100%. Si les épidémiologistes travaillant pour les manufacturiers du tabac avaient eu gain de cause à l’époque, il aurait été reconnu officiellement que le tabagisme passif n’était pas un risque sanitaire avéré, parce que le risque relatif est inférieur à deux. Mais cette stratégie a échoué. Les agences de régulation ont fini par accepter l’idée que le tabagisme passif représentait bien un risque accru de contracter le cancer du poumon mais aussi toute une variété de maladies.

81LbxdkfrRLUn autre exemple : à la fin des années 1990 et au début des années 2000, des études étaient publiées en nombre pour créer des contentieux autour de certaines problématiques liées au climat. Par exemple, de nombreux travaux cherchant à montrer que les augmentations de températures observées à la surface de la Terre sont en fait liées aux conjonctions planétaires, à la rotation de la Terre par rapport au soleil, aux rayons cosmiques, etc., ont fait chou blanc. Ces contre-feux allumés dans la littérature savante n’ont pas eu d’effets sur l’expertise rendue in fine par le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), qui, pour rédiger ses rapports, a trié le bon grain de l’ivraie en décidant d’écarter ces travaux tordus. De ce point de vue-là, cette tentative a été un échec dans la mesure où elle n’a pas pesé sur les conclusions de l’expertise.

 

Y a-t-il des disciplines scientifiques qui sont particulièrement ciblées par les industriels ?

Bien sûr. Historiquement, la génétique fonctionnelle a été l’une des disciplines financées prioritairement par les géants du tabac. Au point que Robert Proctor estime que cela a introduit un « macro-biais » dans la conduite de la recherche en biologie, tout au long de la seconde moitié du XXème siècle. Les gens doivent penser que leurs ennuis de santé viennent d’eux-mêmes et pas de leur environnement. C’est toujours très intéressant pour les industriels de soutenir l’idée selon laquelle les causes des maladies sont à chercher dans le fonctionnement de l’organisme lui-même plutôt que dans l’exposition à ce qui nous entoure. Un généticien américain de premier plan, Clarence Little, ira jusqu’à distribuer lui-même l’argent des cigarettiers auprès de certains laboratoires… Même après le triomphe des démocraties occidentales sur le nazisme, l’eugénisme n’est pas encore complétement mort.

Les gens doivent penser que leurs ennuis de santé viennent d’eux-mêmes et pas de leur environnement.

L’épidémiologie, elle aussi, a été une science très fortement pénétrée par les cigarettiers. Des travaux soutenus par Philip Morris et d’autres ont cherché à multiplier artificiellement le nombre de paramètres utilisés dans les équations d’évaluation du risque. Et plus on multiplie les paramètres, plus le poids relatif de chacun d’eux diminue. L’épidémiologie est une science qui, aujourd’hui encore, est extrêmement courtisée par les industriels.

 

Qu’est-ce qui motive certains scientifiques à collaborer avec les industriels et à défendre leurs intérêts ?

Je crois que la plupart d’entre eux n’en sont absolument pas conscients. Les analyses des « Tobacco Documents » le montrent. La plupart des scientifiques qui sont engagés dans les recherches sur les « causalités alternatives » au tabac sont instrumentalisés à leur insu. Il ne faut pas oublier que la fonction sociale d’un scientifique n’est « que » de produire de la connaissance, la plus rigoureuse et la plus exacte possible. Il cherche donc à être publié dans des revues prestigieuses à comité de lecture, ce qui lui permet de maximiser ses chances d’avancement de carrière. Et pour travailler et publier, il lui faut de l’argent. Or, en Europe, cet argent est distribué de plus en plus parcimonieusement par les agences de financement public. La Stratégie de Lisbonne, adoptée en 2000, incite par exemple les chercheurs du monde académique à se tourner vers les entreprises pour lever des fonds et travailler en coopération avec elles.

C’est un fait scientifique indéniable : les résultats des recherches sont toujours orientés suivant leur mode de financement.

Or, c’est un fait scientifique indéniable : les résultats des recherches sont toujours orientés suivant leur mode de financement. Ce que l’on appelle le « Funding Effect » n’est pas un délire de journalistes, de conspirationnistes ou de chercheurs en sciences sociales qui n’auraient rien compris à la science. Il y a des méta-analyses qui prouvent la réalité du Funding Effect. Et, à mon avis, les scientifiques qui participent aux campagnes des industriels le font sans avoir d’idée très claire de ce à quoi ils participent.

 

Il est beaucoup question dans votre livre d’« agnotologie ». Qu’est-ce exactement ?

C’est un terme qui a été inventé par Robert Proctor en 1992. L’agnotologie n’est pas vraiment une discipline en tant que telle, au sens où il n’y a pas de chaire d’agnotologie aujourd’hui dans les universités américaines ou européennes. Il s’agit plutôt d’une démarche intellectuelle, au carrefour de l’épistémologie, de l’histoire des sciences, de la sociologie et peut-être même du journalisme, qui cherche à comprendre les raisons pour lesquelles nous ne savons pas ce que nous ne savons pas. Pourquoi cherche-t-on dans telle direction plutôt que dans telle autre ? Pourquoi des thématiques de recherche se structurent autour de certaines questions plutôt que d’autres ? Pourquoi est-ce que telle connaissance a disparu ? C’est ce dernier questionnement qui a conduit Proctor à construire ce mot.

Pourquoi cherche-t-on dans telle direction plutôt que dans telle autre ? Pourquoi des recherches se structurent autour de certaines questions plutôt que d’autres ? Pourquoi est-ce que telle connaissance a disparu ?

En travaillant sur l’hygiénisme dans l’Allemagne nazie des années 1920-1930, il s’est aperçu que les premières campagnes de santé publique, de lutte contre le cancer par exemple, avaient été imaginées par les Nazis. Pourquoi ? Pour une raison simple. Parce que ce genre de discours rentrait dans le cadre général de l’hygiène raciale et dans l’exercice d’une certaine forme de bio-pouvoir du régime sur la population. Le message des dirigeants du Reich était en substance le suivant : « Vous, jeunes Aryens, vous n’êtes pas les seuls propriétaires de votre biologie, vous en êtes également les dépositaires. Vous êtes responsables de la pureté de la race aryenne. Il faut donc que vous préserviez votre corps sain, pour maintenir la vigueur de la race, et pour cela que vous renonciez à ce qui peut pervertir ou polluer votre corps, comme le tabac. » Proctor s’est rendu compte que, dès les années 1930, les médecins allemands et autrichiens avaient une connaissance empirique, mais solide, du lien entre la consommation de cigarettes et le développement de certains cancers, en particulier les cancers des poumons. Il a ainsi remarqué, en étudiant la manière dont les connaissances persistent, ou non, que ce savoir médical avait disparu et qu’il a fallu le redécouvrir, le ré-investiguer, aux États-Unis dans les années 1940-1950. Ce qui est étonnant lorsque l’on sait que les Américains n’ont pas laissé se perdre toutes les connaissances scientifiques de l’Allemagne Nazie : les travaux sur la propulsion et la balistique de Werhner von Braun, par exemple, ont largement contribué au programme spatial américain dans l’après-guerre.

 

Qu’est-ce qui détruit le savoir à l’époque actuelle ?

Ce n’est jamais une chose en particulier. Proctor rappelle que c’est une sorte de coalition, de concomitance d’intérêts à un instant donné. Par exemple, des intérêts religieux, idéologiques et industriels vont converger à un moment pour qu’un savoir disparaisse.

Des intérêts religieux, idéologiques et industriels peuvent converger à un moment pour qu’un savoir disparaisse.

Concernant la nocivité du tabac, Proctor a beaucoup travaillé sur le Plan Marshall et il a montré que toutes les commissions qui se réunissaient à l’époque aux États-Unis pour définir les grandes lignes de ce programme étaient, pas uniquement, mais partiellement, trustées par des élus de Virginie, l’un des principaux états producteurs de tabac. Ces élus cherchaient à écouler leur tabac blond « flue-cured » vers l’Europe qui restait consommatrice de tabac brun, lequel était beaucoup moins dangereux et addictif que le tabac blond de Virginie. Durant la période d’après-guerre, il y avait donc des représentants de certaines industries – et des élus sensibles à leurs préoccupations – qui n’avaient pas intérêt à ce que soient mobilisées les connaissances scientifiques et médicales acquises en Allemagne dans les années 1930 sur les liens entre maladies et consommation de tabac.

 

Vous indiquez dans votre livre vouloir revenir à « une science libre et indépendante pour répondre aux enjeux à venir ». Quelle est votre vision d’une science « libre et indépendante » ?

La science n’est pas complètement asservie. Il y a aujourd’hui une grande part de la communauté scientifique qui est en train de se détourner d’une sorte d’idéologie scientiste qui préfère relever les bénéfices liés à l’innovation techno-scientifique, plutôt que ses dégâts. Il y a plusieurs raisons à ce retournement. La principale raison est que les scientifiques commencent à comprendre que la technologie provoque des dégâts à l’échelle globale, des dégâts que l’on va avoir énormément de mal à contrecarrer, ou même à juguler, avec toujours plus de technologie. A cet égard, les chercheurs qui étudient le climat ont de plus en plus conscience de leur responsabilité sociale. C’est quelque chose de très fort chez eux.

Les scientifiques commencent à comprendre que la technologie provoque des dégâts que l’on va avoir énormément de mal à contrecarrer avec toujours plus de technologie.

Désormais, les « poches » de scientisme se trouvent surtout dans des institutions scientifiques vieillissantes, comme les Académies des sciences et de médecine, en France en tout cas, où les gens qui y siègent sont des personnes d’un certain âge qui ont encore souvent des réflexes mentaux hérités de la révolution industrielle du XIXème siècle. Aujourd’hui, au contraire, une nouvelle génération de chercheurs développe un regard bien plus critique sur les technosciences.

 

Que penser alors de l’émergence de certaines techniques comme la géo-ingénierie ?

Il ne s’agit que d’un tout petit noyau au sein de la communauté scientifique. Les géo-ingénieurs ne représentent presque rien. Sans le basculement dont je parle, il y aurait justement aujourd’hui beaucoup plus de chercheurs favorables au déploiement de la géo-ingénierie. Or, quand on regarde les publications qui sortent sur ce sujet, on s’aperçoit que les propos sont extrêmement prudents sur les techniques de refroidissement du climat et que les scientifiques concernés cherchent surtout à investiguer leurs effets délétères plutôt que leurs effets présumés bénéfiques. Pour moi, il y a une prise de conscience forte de la communauté scientifique sur les effets de la technique.

 

Les jeunes chercheurs aujourd’hui se sentiraient donc concernés par les enjeux écologiques ?

J’en suis convaincu. Même des chercheurs qui travaillent sur des choses qui sont a priori extrêmement rebutantes pour les écologistes – comme la transgenèse sur les animaux – le font aussi avec le but de minimiser au maximum les effets de la technique.

Les jeunes chercheurs ont une conscience environnementale aiguë.

Les moustiques transgéniques, par exemple, permettent de lutter contre la prolifération de la dengue au Brésil ou en Malaisie. Ils sont mis au point par des chercheurs qui ont une conscience extrêmement aiguë des effets de la généralisation de la chimie de synthèse – insecticides, herbicides, fongicides – sur les écosystèmes, de tout ce que l’on met dans l’environnement. Finalement, ce sont des gens qui ont une conscience environnementale aiguë, même s’ils développent des technologies qui vont être en définitive contestées par les tenants d’un écologisme pur et dur.

 

Le basculement dont vous parlez se fait-il sans heurts ou au contraire, à l’instar de ce que l’on observe dans la société, des tensions fortes traversent la communauté scientifique ?

Ce basculement se fait dans un contexte de fortes tensions. Et plus il sera effectif, c’est-à-dire plus il se développera, s’accélérera et deviendra tangible, plus il y aura radicalisation de ceux qui portent le discours opposé. Les sciences de l’environnement sont montées en puissance vers les années 1970 et 1980 – disons surtout à partir des premiers grands travaux en chimie de l’atmosphère, sur les pluies acides et sur le trou dans la couche d’ozone. Ce sont là les premiers diagnostics établis sur les effets de la technique à l’échelle globale. Le GIEC est créé dans le même temps, en 1988, et le Sommet de la Terre de Rio se tient dans la foulée, en 1992.

Plus les sciences de l’environnement se développeront, et plus la communauté scientifique se tournera vers l’analyse des effets de la technique, plus le discours tenu par les industries que ces recherches incommodent sera radical.

Les sciences de l’environnement ne sont donc pas si récentes que ça. Or, on note que c’est au même moment, au début des années 1990 plus précisément, que les grandes entreprises polluantes mettent en branle leur arsenal de propagande scientifique. Là aussi, les « Tobacco Documents » le montrent clairement. Comme le tabagisme passif était traité à l’époque comme une question environnementale par les agences sanitaires – on parlait de « fumée de tabac environnementale » –, les Philip Morris, RJ Reynolds, etc. ont alors décidé de faire pièce aux sciences de l’environnement, en fédérant notamment d’autres industries polluantes aux États-Unis. Plus les sciences de l’environnement se développeront, et plus la communauté scientifique se tournera vers l’analyse des effets de la technique, plus le discours tenu par les industries que ces recherches incommodent sera radical.

Propos recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

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Un commentaire

  1. Bonjour,

    Quelques remarques à M. Foucart :

    – Sur le titre : Il me semble que la production scientifique EST instrumentalisée et l’a toujours été, dans des proportions particulièrement importante depuis au moins le milieu du 19ème siècle (pour certains plus encore) et aujourd’hui de façon plus forte et opaque que jamais : Ce que vous dites des questions posées par “l’agnotologie” est totalement intrinsèque à la science. En effet, quelles questions posent-on ou pas? De quelle manière? Selon quelles normes scientifiques, techniques ou plutôt, clairement, industrielles depuis 150-200 ans? Que fait-on des connaissances qui dérangent? Il y a toujours eu des médecins pour critiquer les aspects meurtriers de la médecine pétro-chimique : ont-ils été entendu pour leurs expertises de terrain? Non. On a juste évité de leur apprendre la toxicologie, verso de la pharmacologie et prit soin d’organiser une médecine pyramidale dont les outils sont développés “en laboratoire” puis appliqués par les soignants sans que jamais aucun feedback de terrain ne soit prit en compte. Aucun soignant à l’heure actuelle n’a réellement les moyens de comprendre ce qu’il fait…
    La recherche en biologie est également tout à fait à l’image de cela. Il y a des décennies déjà que l’on ne forme plus de naturalistes, de moins en moins d’écologues et éco-toxicologues et aujourd’hui, la très rapide évolution mène à la formation de chercheurs axés sur la génétique ou les “omics” dans une démarche d’ingénierie sur le vivant et non de recherche, mais plus un seul en capacité de comprendre un écosystème. On remet même aux mains de non-chercheurs, via des projets de “recherche participative”, la tâche d’observer le vivant comme si cette mission de la science (l’observation) ne nécessitait pas de compétences spécifiques.
    Votre exemple sur les moustiques transgéniques est tristement révélateur de cet état de fait…

    En outre, si par exemple les géants du numérique comme Larry Page mettent leurs enfants dans des écoles sans numérique, c’est bien qu’ils retiennent, eux, les avis d’experts qui mettent en avant ses dangers sur le développement de l’enfant. Experts pourtant non retenus par les décideurs.

    – Sur le climat : les enjeux industriels et militaires du développement des technologies de modification du climat qui se développent depuis un demi-siècle et l’opacité de ces développements et recherches ne laissent en effet aucune possibilité à quiconque d’avoir un avis éclairé (l’urgence brandie vient-elle cautionner leur développement? Les problèmes constatés sont-ils déjà en partie de leur fait? A quoi rime une expertise sur le climat qui ne les prend pas en compte et n’évoque que le CO2, devenu une taxe virtuelle qui ne sert concrètement qu’à renflouer le porte-monnaie de personnalités comme Al Gore?). Bel exemple d’instrumentalisation en effet, mais dans quel sens?

    – Sur les façons d’instrumentaliser :

    1 – D’abord, il est important de préciser que les sciences humaines sont instrumentalisées depuis également des décennies afin de manipuler les esprits et les cultures via la “com” (rappelons au passage que “science” et “culture” sont intimement liées). Et elles se sont bien améliorées là-dessus. C’est ce que dénoncent actuellement les “sciences sociales embarquées”, c’est à dire de plus en plus ouvertement mobilisées pour accompagner l’acceptabilité sociale des prises de décisions (y compris en politique, dans le journalisme de masse, dans le soft power à travers par exemple l’industrie Hollywoodienne, etc).

    2 – Ensuite cette instrumentalisation ne rend pas seulement le jugement du grand public erroné, mais celui des chercheurs eux-mêmes car elle commence dès la construction de la connaissance et pas seulement dans la récupération médiatique ou politique. Et cela commence par la petite école : pourquoi a-t-on prit soin de nous enseigner tant de chimie de synthèse et si peu de philosophie et sciences humaines au lycée? Pourquoi aujourd’hui, via des opérations de diffusion de la CSTI (Culture Scientifique, Technique et Industrielle… tout dans le même sac…) va-t-on enseigner à des collégiens comment faire des biotech chez soi, combien c’est simple et ludique? Quels type de chercheurs, ou plutôt de techniciens, ces bagages de connaissances peuvent-ils engendrer socialement?

    3 – Ce que vous dites sur les orientations des recherches en cancérologie du côté des caractéristiques individuelles est vrai pour absolument toute la santé publique aujourd’hui : on va stigmatiser les comportements à risque – étrangement nommés “maladies évitables” – tout en continuant de nier les maladies environnementales ou sans prendre en compte par exemple du coté des addictions l’énorme responsabilité de la médecine moderne. De même, on recherche de plus en plus systématiquement des causes génétiques à tout type de pathologies alors que l’on ne fait plus de toxicologie, encore moins dans la sphère “publique” (une exposition environnementale pouvant être à l’origine de mutations génétiques par ailleurs…). Les médias (dont le vôtre? Je ne sais plus mais c’est bien son style…) ont donné un bel exemple de cette stratégie en diffusant massivement en début d’année auprès du grand public un “étude scientifique” affirmant que les cancers seraient le fruit du hasard et de composantes purement individuelles, quand il ne semble pas “hasardeux” que les petits franciliens de 0 à 5 ans aient vus leur taux de cancer augmenter de +47% entre 1980 et 2000…

    4 – Sur les récupérations médiatiques : votre journal n’est pas en reste à ce niveau-là. Il fût bien l’un de ceux qui fustigèrent Séralini à la sortie de son étude sur les OGM…

    – Ce que vous dites sur les prises de conscience des jeunes chercheurs est probablement juste, quoique votre exemple souligne bien la culture technicienne à l’oeuvre dans les labos. Cependant, d’un point de vue politique, la situation dans les universités est de plus en plus totalitaire et nombre de chercheurs “conscients” de l’instrumentalisation de leurs recherches quittent leur boulot ou restent dans une grande souffrance éthiques. Quelles que soient les disciplines, chacun le dit : on n’a jamais autant été dans la pensée unique. De plus, la création de l’ANR en 2005 a réellement modifié les conditions de travail des chercheurs notamment du “publique”, poussés aux partenariats public-privés, au développement et très orientés (pour avoir des sous en physique par exemple, il faut mettre “nano” sur les projets de recherche).

    – Enfin : les scientifiques sont sans cesse appelés à répondre de questions posées en réalité par la finance et l’industrie, n’étant eux-mêmes qu’un faible maillon de la chaine… Il y a aujourd’hui sur le territoire français plus de techniciens de biotechs (formés dans des lycées pro) que de biologistes. Lesquels des deux sont en mesure de comprendre ce qui se développe réellement? Là encore votre journal entretient bien l’ambivalence en faisant la promotion de l’hight-tech trop souvent sous couvert de “science”…

    Au passage, M. Foucart, le Transhumanisme que vous évoquez parfois, c’est justement ça : techniciser l’humain ET son environnement…

    Cordialement.

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