« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Peut-on se réapproprier la science ?

Peut-on se réapproprier la science ?

S’il est tout à fait nécessaire et utile de se réapproprier nombre de connaissances scientifiques et médicales, on ne peut le faire, de manière émancipatrice, que dans la perspective d’une critique radicale de la société capitaliste et industrielle. Plutôt que de continuer la recherche scientifique vers la quête de toujours plus de maîtrise et de puissance pour l’État et le Marché, il nous faut développer des recherches et acquérir des connaissances qui peuvent aider chacun à assurer mieux et plus facilement sa subsistance en se fondant sur les ressources locales.

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> Bertrand Louart, menuisier-ébéniste à la coopérative agricole et artisanale autogérée de Longo Maï. Auteur notamment de “Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle” (La Lenteur, 2022). / Crédit Nicolas Louart.

L ME SEMBLE impossible de se réapproprier « la science » – l’institution scientifique – telle qu’elle est actuellement, car elle est devenue une technoscience, une forme de production de la connaissance orientée avant tout vers les applications industrielles, militaires et policières ; autrement dit, vers l’accroissement de la puissance de domination du capitalisme sur la nature et les humains. C’est de cette réalité dont le groupe Oblomoff est parti pour sa critique de l’institution[1]– Groupe Oblomoff, Un futur sans avenir. Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, L’Echappée, 2009. Lire aussi le texte du Groupe Oblomoff, Pourquoi il ne faut pas sauver la … Continue reading.

Or, par exemple, la démarche de l’association Sciences citoyennes est de débattre de l’utilité sociale de recherches déjà en cours (les plantes génétiquement modifiées, par exemple). Elle ne vise pas à remettre en question la recherche actuelle en partant du fait que l’institution scientifique est très marginalement « au service de la société » et largement au service des puissances établies qui dominent la société.

Sciences citoyennes estime que ce n’est pas son rôle de dire qu’il y a des recherches qui non seulement sont inutiles, voire même nuisibles pour la liberté et l’autonomie des individus (par exemple, les études de « gain de fonction » ayant pour but de rendre un virus plus pathogénique ou plus transmissible, dont il n’est pas exclu qu’elles soient accidentellement à l’origine du Sars-CoV-2[2]– Lire nos deux « Grands Entretiens » avec Etienne Decroly : « Un moratoire sur les expériences de virologie dangereuses devrait être mis en place », 2 mars 2021, et Brice Perrier : «  … Continue reading ), et qu’en conséquence il faudrait tout simplement arrêter de telles recherches.

Promouvoir le débat est une bonne chose, mais se réfugier derrière une pseudo-neutralité ou objectivité pour ne pas prendre position m’a toujours semblé un peu hypocrite…

 

Qui est capable de se tenir au courant des avancées de la science ?

 

Aussi, lorsque la charte de Sciences Citoyennes indique : « Après l’ère de la “maîtrise de la nature”, doit donc venir celle de la “maîtrise de la science” et de la citoyenneté scientifique », je ne peux m’empêcher de penser que si déjà être un « consommateur éclairé » est un travail à temps plein, alors la « citoyenneté scientifique » risque d’occuper le peu de loisirs qu’il vous reste !

On l’a vu pendant la pandémie de Covid-19[3]– Voir notre dossier spécial « Covid-19 »., il aurait fallu se tenir au courant des avancées de la science sur le virus et ses conséquences sur la santé, et donc connaître le dernier cri de la biologie, de la virologie et de la médecine. Mais qui est capable de le faire ?

La somme d’informations et les rebondissements de l’actualité en font une tâche démesurée et écrasante. Chacun est bien obligé de s’en remettre à des experts (ou des contre-experts) qui, comme tout le monde, ne sont pas exempts de conflits d’intérêts, de soif de pouvoir ou de prestige, surtout dans des circonstances dramatiques.

Aux États-Unis, dans les années 1970, le groupe Science for the People[4]– Traduction : « Science pour le peuple ». était beaucoup plus critique vis-à-vis de l’institution scientifique, notamment à propos d’une nouvelle « science », la sociobiologie, qui prétend que le patrimoine génétique est capable de déterminer de manière assez stricte le comportement des personnes, ce qui revient en fait à naturaliser les inégalités sociales, raciales et entre hommes et femmes.

Ils ont dénoncé la collaboration de scientifiques avec les militaires en vue de perfectionner certains systèmes d’armements. Bref, ils participaient à la contestation de la société capitaliste et industrielle en leur temps[5]– Voir les archives de leur revue (1969-1989)..

 

 

 

 

En 2019, le groupe s’est reformé et a repris son activité autour de la surveillance et du maintien de l’ordre, de l’agroécologie, des soins de santé et bien sûr du changement climatique, toujours dans une perspective radicale et émancipatrice.

Il semble y avoir des choses intéressantes qui sont publiées dans la nouvelle série de numéros de leur revue. Mais aussi encore quelques illusions sur le rôle historique de la science dans le monde moderne : « La science a été utilisée comme un outil d’accumulation de profits, d’oppression et de violence, mais elle a également contribué de manière significative à notre compréhension du monde et l’a rendu un endroit meilleur, plus sain et plus sûr pour beaucoup. »[6]– Camille Rullan, « Se réapproprier la science », Science for the People, décembre 2021. Le titre de la version originale est en français.

Il me semble que c’est oublier un peu vite l’industrie nucléaire – le pur produit et l’aboutissement ultime de la science moderne –, qui a produit les bombes atomiques et thermonucléaires qui sont toujours une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, et les déchets nucléaires qu’il faudra gérer pour une espèce d’éternité, qui tous deux menacent radicalement la vie sur Terre. La dissémination des radioéléments nous ramène non pas à la bougie, ni au Moyen-Âge et moins encore à l’âge des cavernes, mais à des conditions biologiques bien plus reculées, à une époque où seules les bactéries peuplaient la Terre.

Si je pense qu’il est tout à fait nécessaire et utile de se réapproprier nombre de connaissances scientifiques et médicales, je crois qu’on ne peut le faire de manière émancipatrice que dans la perspective d’une critique radicale de la société capitaliste et industrielle.

 

On ne peut se réapproprier nombre de connaissances scientifiques et médicales de manière émancipatrice que dans la perspective d’une critique radicale de la société capitaliste et industrielle.

 

Et par « critique radicale », il s’agit de remettre en question non seulement les bases socio-économiques du capitalisme au sens marxiste, c’est-à-dire essentiellement la propriété privée des moyens de production, la logique de marché concurrentiel et d’accumulation de profit. Mais aussi le démantèlement d’une grande partie du système industriel, et par exemple les transports rapides, qui rendent possible la concurrence sur un marché abstrait et qui imposent un rythme trépidant à toute la vie sociale.

Alors, bien sûr, il n’y a pas de force sociale pour réaliser une telle révolution actuellement ! Mais il n’est pas nécessaire d’« attendre » un tel événement pour commencer ici et maintenant une telle réappropriation dans cette perspective[7]– Sur ce point, je renvoie à mon livre, Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle, La Lenteur, 2022..

Les connaissances scientifiques ont permis d’élucider et de mieux comprendre les ressorts des connaissances et savoir-faire empiriques des paysans, artisans et guérisseuses… dans le même temps où le capitalisme industriel faisait disparaître leurs métiers pour les remplacer par des marchandises standardisées.

Il n’est bien sûr pas question de se réapproprier les savoir-faire et les métiers tels qu’ils étaient, mais d’inventer de nouvelles pratiques adaptées à notre temps et aux circonstances de la lutte pour la reconquête de notre liberté et de notre autonomie.

Bertrand Louart, Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle. Éditions La Lenteur, 2022.

Plutôt que de continuer la recherche scientifique vers la quête de toujours plus de maîtrise et de puissance pour l’État et le Marché, développer des recherches et acquérir des connaissances qui peuvent aider chacun à assurer mieux et plus facilement sa subsistance en se fondant sur les ressources locales.

Mais la méthode des sciences est très particulière, car elle a été développée par et pour la physique et la mécanique, étude des mouvements et relations entre les corps matériels, c’est-à-dire ce que l’on considère comme des objets inanimés, inertes et morts.

La spécificité de cette forme de connaissance réside dans l’exigence d’objectivité, qui consiste à ne prendre en compte que les qualités mesurables et quantifiables des corps, et les phénomènes isolables et reproductibles en un milieu confiné, comme le laboratoire. Or, malgré tous les efforts des technocrates, nous ne vivons pas encore tous dans un milieu entièrement confiné, à l’abri derrière des écrans.

Dans une perspective de réappropriation de notre subsistance, il est donc nécessaire d’élargir l’horizon au-delà de la seule méthode des sciences, c’est-à-dire sortir du laboratoire et étudier les phénomènes à l’état libre, tels qu’ils se présentent dans les circonstances de la nature vivante.

Les paysans et artisans savent depuis longtemps qu’ils n’ont pas affaire à des matériaux inertes et morts, que même si les saisons reviennent chaque année, les phénomènes auxquels ils ont affaire ne sont jamais tout à fait les mêmes et ne sont pas aussi aisément maîtrisables que dans un dispositif expérimental de laboratoire.

 

Il est nécessaire de sortir du laboratoire et d’étudier les phénomènes à l’état libre, tels qu’ils se présentent dans les circonstances de la nature vivante.

 

« Les connaissances agricoles des paysans étaient une “suite de capacités d’improvisation”. Le rituel du travail était le même, mais son contenu changeait. Ils se raccrochaient à la coutume, mais elle indiquait seulement ce qu’il fallait faire. La manière et le moment étaient impossibles à déterminer. Cela ne dépendait pas d’eux. Par conséquent, leur tradition ne pouvait être qu’approximative, étant donné que la situation concrète dans laquelle le paysan effectuait sa tâche était sujette à un changement constant. »[8]– Marc Badal, « Petits mondes paysans », revue L’Autre côté n°4, « Un monde en voie de disparition : les paysans », Poitiers, hiver 2019.

Cette « capacité d’improvisation » est fondée sur la familiarité avec les phénomènes de la nature, sur l’expérience vécue et accumulée avec les années. Face aux phénomènes complexes de la nature, ils devaient s’en remettre à leur intuition pour savoir quoi faire en quelles circonstances. Mais, comme le souligne Marc Badal, « les paysans étaient des superstitieux maladifs » parce que leur savoir était essentiellement empirique. Ils n’avaient pas ou peu de connaissance des ressorts physiques, chimiques ou biologiques des phénomènes qu’ils mettaient en œuvre.

Les connaissances scientifiques accumulées en trois siècles de science moderne peuvent contribuer à nourrir et structurer la « pensée intuitive », qui est nécessaire à l’action et à la décision dans des circonstances complexes – qui sont en réalité les circonstances de la vie de tous les jours, le milieu confiné du laboratoire étant l’exception.

 

 

 

 

Mais, pour cela, il ne faut pas perdre de vue que la nature vivante est structurée par la géométrie fractale – des dynamiques de turbulence dans les fluides –, évolue selon le (mal nommé) « chaos déterministe » et que, loin d’être linéaire, les phénomènes complexes suivent plutôt les structures de la (mal nommée) « théorie des catastrophes » de René Thom. Or, de ce côté, il y a encore beaucoup à faire pour donner une sorte de cohérence philosophique à ces différents éléments que les mathématiques et la physique du XXème siècle ont mis au jour[9]– Voir le chapitre final de mon ouvrage, Les Êtres vivants ne sont pas des machines, La Lenteur, 2018..

Cette nouvelle forme de connaissance, plus « phénoménologique », nous donnera-elle une « maitrise supérieure » de la nature ? Je crois qu’elle nous donnera surtout une meilleure maîtrise sociale de notre coopération avec la nature. Ces connaissances donneront peut-être lieu à de nouveaux dispositifs ou procédures techniques à la marge, mais elles seront plus sûrement mises en œuvre collectivement à travers les usages des ressources locales afin d’assurer leur pérennité et de préserver leur renouvellement.

Réorienter le savoir vers la subsistance implique d’abord de renoncer à l’illusion de maîtrise complète des phénomènes qu’est sensée conférer la puissance technologique[10]– Votre notre « Trois questions à… » Geneviève Azam : « Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde », 15 septembre 2018., qui elle nous mène véritablement droit au chaos et à la catastrophe…

Bertrand Louart

 > Tableau : « Labourage nivernais : le sombrage », de Rosa Bonheur / Musée d’Orsay – Wikimedia CC

 

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References

References
1 – Groupe Oblomoff, Un futur sans avenir. Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, L’Echappée, 2009. Lire aussi le texte du Groupe Oblomoff, Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, 4 mars 2015.
2 – Lire nos deux « Grands Entretiens » avec Etienne Decroly : « Un moratoire sur les expériences de virologie dangereuses devrait être mis en place », 2 mars 2021, et Brice Perrier : «  L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 27 août 2021.
3 – Voir notre dossier spécial « Covid-19 ».
4 – Traduction : « Science pour le peuple ».
5 – Voir les archives de leur revue (1969-1989).
6 – Camille Rullan, « Se réapproprier la science », Science for the People, décembre 2021. Le titre de la version originale est en français.
7 – Sur ce point, je renvoie à mon livre, Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle, La Lenteur, 2022.
8 – Marc Badal, « Petits mondes paysans », revue L’Autre côté n°4, « Un monde en voie de disparition : les paysans », Poitiers, hiver 2019.
9 – Voir le chapitre final de mon ouvrage, Les Êtres vivants ne sont pas des machines, La Lenteur, 2018.
10 – Votre notre « Trois questions à… » Geneviève Azam : « Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde », 15 septembre 2018.

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