« La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants. » (Carl E. Sagan)

Les sciences naturelles sont-elles révolutionnaires ?

Les sciences naturelles sont-elles révolutionnaires ?

Décider de l’avenir de la société ne peut plus désormais se faire indépendamment de la nature. En ce seul sens, la nature entre résolument en politique. Et les sciences de la nature constituent dès lors les organes sensoriels de la politique.

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> Dominique Bourg, philosophe, professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne. / Crédit DR.

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ES sciences naturelles ne sont pas révolutionnaires. En revanche, elles mettent en lumière certains résultats de nos actions qui devraient nous conduire à changer nos manières d’agir au point de les révolutionner. Ce n’est pas la même chose.

En nous permettant, par exemple, de percevoir à quel point nous avons changé la composition chimique de l’atmosphère, puis en modélisant les conséquences de ce changement, les sciences du climat nous incitent à décarboner nos énergies, ce qui pourrait nous conduire à des changements profonds.

Un des arguments des climatosceptiques[1]NDLR : Lire notre Grand Entretien avec Laure Noualhat : « Les climatosceptiques se moquent de la vérité scientifique », octobre 2015. / est d’ailleurs d’inférer de cette situation que les sciences du climat font de la politique et perdent pour cette raison leur qualité de « sciences ».[2]NDLR : Lire la tribune libre de Fabrice Flipo : Y’a-t-il des « antiscience » ?, décembre 2015. /

Répondons déjà à cette critique. Par rapport à cet idéal de neutralité axiologique, d’absence de normativité caractéristique de la démarche scientifique – les sciences s’occupant des faits, des lois universelles et non des valeurs –, force est de constater que ce ne sont nullement les démarche et méthode scientifiques qui ont changé, mais le monde autour de nous, et partant leur objet.

Nos activités ont changé le monde autour de nous.

Nos activités ont, en effet, fini par changer le monde autour de nous. En conséquence, la connaissance de l’état du monde, pour autant qu’il découle de nos activités passées et présentes, rend possible un jugement sur ces mêmes activités.

Mettre en évidence le lien entre telle molécule de synthèse toxique et telle perturbation, c’est bien sûr indirectement mettre en cause le producteur de cette molécule.

Il en va ici des énoncés des sciences comme de ceux de témoins dans un procès. Le témoin qui déclare avoir vu tel individu sortir d’un lieu où un crime vient d’être perpétré rend possible une procédure accusatoire, sans accuser lui-même. C’est ensuite le juge qui, sur cette base, pourra instruire l’accusation.

De même au sein du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), le groupe 1 ne s’occupe que des bases physiques du climat, le groupe 2 déploie les conséquences du changement climatique en termes de vulnérabilité, et le groupe 3 approche les considérations normatives en envisageant des scénarios économiques.

Pour autant que la nature ne nous est plus extérieure, que nous ne cessons de la modifier, sa connaissance révèle nécessairement notre implication et peut nous mettre en cause. Ne pas l’admettre revient à défendre une épistémologie caduque.

La politique doit s’occuper autant de la nature que de la société.

Pour autant qu’elles concernent désormais une réalité que nous produisons ou contribuons à produire, nos connaissances scientifiques rendent possibles des jugements normatifs sans être elles-mêmes directement normatives.

 

 

Maintenant revenons aux sciences du climat et aux sciences de l’environnement en général. Elles sont devenues de véritables prothèses sensorielles, et sans elles nous serions aveugles à nos dégradations.

Nous ne sommes plus capables de percevoir avec nos sens les changements que nous introduisons dans le monde.

Nous ne percevons, en effet, ni les 400 ppm [Parties par millions, NDLR] de dioxyde carbone dans l’air ambiant, ni une température moyenne planétaire, ni la présence de micropolluants, ni le taux de disparition des espèces de mammifères, etc. Nous ne saurions pas non plus établir le lien entre la fonte des glaciers alpins, la précocité des vendanges, l’augmentation de l’intensité des événements extrêmes, etc.

Hannah Arendt affirmait que nous n’étions plus capables de penser ce que nous faisons. J’aurais plutôt tendance à affirmer que nous ne sommes plus capables de sentir, de percevoir avec nos sens, les changements que nous introduisons dans le monde. Nous ne pouvons plus que les penser, nous les représenter abstraitement.

Revenons à la question initiale : les sciences naturelles sont-elles révolutionnaires ? Non, elles pourraient tout au plus nous inciter à le devenir, non en elles-mêmes, mais en nous faisant connaître nos propres erreurs.

Nous ne saurions penser et changer la société par les seules sciences. Et Dieu merci. En revanche, elles ne peuvent plus être tenues à l’écart de nos décisions politiques.

Les sciences naturelles pourraient nous inciter à devenir révolutionnaires.

Il revient, en effet, désormais à la politique de s’occuper autant de la nature que de la société, pour autant qu’elles sont désormais intimement liées : la société change puissamment la nature, laquelle rétroagit tout aussi puissamment sur la société.

Décider de l’avenir de la société ne peut plus désormais se faire indépendamment de la nature. En ce seul sens, la nature entre résolument en politique. Et les sciences de la nature constituent dès lors les organes sensoriels de la politique.

Dominique Bourg

 

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References

References
1 NDLR : Lire notre Grand Entretien avec Laure Noualhat : « Les climatosceptiques se moquent de la vérité scientifique », octobre 2015. /
2 NDLR : Lire la tribune libre de Fabrice Flipo : Y’a-t-il des « antiscience » ?, décembre 2015. /

2 Commentaires

  1. Et réduire la crise écologique au seul “réchauffement climatique” et ce dernier à la seule concentration en CO2 de l’atmosphère, ce n’est pas un choix politique?

  2. Bruno Latour apporte des éclairages historiques sur ce sujet dans “Face à Gaïa” (La Découverte, 2015).
    Le livre réfute la distinction entre nature et culture, entre intentionnel et sans but, entre animé et inanimé que profit de la reconnaissance de puissances d’agir observables à tous niveaux, du moléculaire aux grands systèmes géographiques.
    Il repose aux évolutionnistes la question des interactions entre un élément du milieu et le milieu, en faisant l’hypothèse que la complexité des interactions est formellement incalculable, voire chaotique.
    Il met en évidence un nouveau retournement de perspective après celui de Galilée (la Terre est une planète banale et non plus une planète singularisée par Dieu) : celle des scientifiques qui décrivent les transformations du climat (les Terriens sont banalement une des forces d’érosion et d’évolution de la planète, au même titre que les fleuves, le gel, les bactéries).
    Il estime que la frontière entre constat détaché des conséquences et alerte cède devant l’importance des enjeux, et que les climatosceptiques l’ont bien compris qui essaient de contenir les scientifiques dans une état de non-intervention dans les débats de la société.

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